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Notre époque nous met face à plusieurs défis importants, de l’augmentation des inégalités socioéconomiques aux changements climatiques en passant par la baisse de l’engagement civique et politique dans la plupart des démocraties libérales avancées. Les sciences sociales peuvent nous aider à affronter ces défis en proposant des concepts qui permettent à la fois de mieux comprendre les enjeux contemporains et d’identifier des pistes de solution adaptées aux contextes et aux besoins locaux. Le sociologue Eric Klinenberg s’est prêté à un tel exercice dans son ouvrage Palaces for the People : How Social Infrastructure Can Help Fight Inequality, Polarization, and the Decline of Civic Life, qui se concentre sur la question des infrastructures sociales. Ces dernières désignent les conditions physiques et logistiques (les espaces, les services, la programmation, et ainsi de suite) qui favorisent l’émergence et l’entretien des liens sociaux (p. 5). Les infrastructures sociales peuvent prendre de nombreuses formes, allant des bibliothèques aux terrains de jeu en passant par les lieux de culte, les espaces publics, les transports en commun, les trottoirs et les cafés, parmi bien d’autres exemples. Klinenberg soutient que de telles infrastructures facilitent les interactions répétées entre des personnes issues d’une grande variété de milieux, ce qui encourage l’acceptation des différences, l’échange d’informations et le développement d’une confiance mutuelle. Le concept d’infrastructure sociale nous invite ainsi à prendre en compte le rôle joué par l’organisation de l’espace dans l’émergence de liens et d’intérêts partagés et, par extension, la cohésion sociale et la résolution des problèmes collectifs (p. 9-11).
Klinenberg analyse dans son ouvrage les bienfaits associés aux infrastructures sociales à partir d’observations collectées dans plusieurs environnements différents. Le sociologue souligne par exemple que les bibliothèques sont un type d’infrastructure sociale particulièrement important, puisqu’elles accueillent tout le monde sans condition préalable, contrairement aux espaces commerciaux où l’on doit être un client ou une cliente (et donc payer un montant plus ou moins élevé) pour pouvoir participer aux activités qui s’y déroulent (p. 38). Par ailleurs, la réhabilitation d’immeubles abandonnés à des fins communautaires permet de réduire le taux de criminalité dans un quartier sans recourir à des mesures qui ciblent des personnes ou des communautés considérées comme « criminogènes » et qui sont alors soumises à différentes formes de profilage et de discrimination (p. 59-60). Les écoles sont présentées par Klinenberg à la fois comme des espaces privilégiés pour acquérir de nouvelles connaissances et des lieux encourageant le développement d’une culture civique, par l’entremise de laquelle nous apprenons à interagir avec des personnes qui ne nous ressemblent pas (p. 86).
L’agriculture urbaine et les jardins communautaires peuvent jouer au moins trois rôles cruciaux dans un quartier : ils contribuent à son verdissement, ils renforcent la sécurité alimentaire et ils offrent des espaces de socialisation intergénérationnelle qui favorisent la cohésion sociale (p. 126-128). Les infrastructures physiques qui aident à s’adapter aux changements climatiques – par exemple, les murs de protection et les digues pour conjuguer avec la montée des eaux – peuvent comprendre des parcs ou d’autres espaces publics qui facilitent l’émergence de réseaux informels de soutien, ces derniers s’avérant décisifs lorsque des événements météorologiques extrêmes (canicule, vague de froid, feu de forêt, pluie torrentielle, sécheresse, cyclone, tempête, etc.) s’abattent sur une ville ou une région (p. 187).
Les infrastructures sociales permettent d’interagir avec des personnes qui proviennent de milieux différents et qui vivent des réalités distinctes des nôtres, ce qui encourage le respect de la diversité et nous pousse à chercher des points communs avec ceux et celles qui ne partagent pas nos opinions ou qui ont d’autres manières de mener leur vie (p. 43). Elles contribuent aussi au développement et à l’entretien de relations d’entraide, ces dernières constituant une ressource critique pour les personnes et les communautés les plus marginalisées, comme Klinenberg l’illustre avec le cas de la crise des opioïdes aux États-Unis (p. 120). Il faut toutefois souligner ici que les infrastructures sociales ne sont pas forcément inclusives et accessibles à tous et à toutes : plusieurs espaces de socialisation sont réservés à des groupes privilégiés, que ce soit les commerces de luxe, les fraternités universitaires ou encore les gated communities (p. 72-73), tandis que des infrastructures comme les bibliothèques sont non seulement prêtes à accueillir chacun et chacune d’entre nous, mais elles fonctionnent suivant un principe selon lequel chaque personne a le droit d’être traitée dignement et d’accéder aux services offerts (p. 53). L’auteur conclut son livre en établissant un parallèle entre le génie civil, qui assure le maintien d’infrastructures physiques adéquates, et les infrastructures sociales, qui soutiennent le développement du civisme et de nombreuses autres aptitudes essentielles pour affronter les défis auxquels nous serons confronté·e·s au cours des prochaines décennies (p. 233).
Palaces for the People offre une analyse stimulante des rapports entre l’accès à certains espaces et les possibilités qu’ont les acteurs et les actrices de créer ou d’entretenir des liens dans le cadre de leurs activités quotidiennes. L’ouvrage met aussi en lumière les effets bénéfiques de ces espaces et de ces liens pour plusieurs dimensions de la vie sociale. Nous pouvons proposer ici quelques manières de prolonger le travail d’Eric Klinenberg. À une échelle microsociologique, des recherches supplémentaires pourraient être menées afin de mieux comprendre les stratégies permettant de développer des infrastructures sociales et de les rendre accessibles au plus grand nombre possible de personnes dans un environnement donné, ainsi que les types d’interactions qui sont encouragés ou proscrits – de manière informelle ou explicite – dans ces mêmes infrastructures. Les dynamiques émotionnelles et les processus de formation des identités collectives au sein des différents espaces offerts par les infrastructures sociales pourraient être examinés plus en profondeur, à partir d’entrevues et d’enquêtes ethnographiques. Il vaudrait aussi la peine d’étudier davantage comment les effets du racisme, du sexisme, de l’homophobie et d’autres structures d’oppression peuvent être atténués dans ces espaces.
À une échelle macrosociologique, les enjeux de répartition et de financement des infrastructures sociales dans un quartier, une ville ou un pays, suivant les formes d’inégalité qui les caractérisent et les forces politiques qui y sont actives, gagneraient à être analysés plus en détail. Une autre avenue de recherche importante concerne l’impact des infrastructures sociales, ou de leur absence, sur les décisions politiques et l’évolution de l’opinion publique. Le manque d’espaces de socialisation inclusifs, qui encouragent les interactions et le dialogue entre des personnes provenant de plusieurs milieux, favorise sans doute les chambres d’écho et la polarisation politique qui s’accroît dans de nombreux pays. Il aurait été intéressant aussi que l’auteur accorde davantage d’attention aux possibilités réelles de construire des infrastructures sociales après quatre décennies d’offensive néolibérale contre les services publics et les acquis sociaux aux États-Unis. Klinenberg est conscient que les défis auxquels la société américaine est actuellement confrontée risquent de s’accentuer au cours des prochaines années, notamment les inégalités sociales ainsi que le déficit démocratique (voir à ce propos Antidemocracy in America : Truth, Power, and the Republic at Risk, sous la dir. d’Eric Klinenberg, Caitlin Zaloom et Sharon Marcus, New York, Columbia University Press, 2019). Les rapports et les tensions entre l’aggravation de ces mêmes défis et les opportunités de développer des infrastructures sociales devraient être analysés avec plus de précision dans des travaux futurs.
Le rôle des mouvements sociaux dans la création d’infrastructures sociales – nous pouvons penser, par exemple, aux bibliothèques autogérées sur la place Tahrir en 2011 et au programme des déjeuners gratuits pour les enfants offert par le Black Panther Party entre 1969 et 1980 – mériterait une plus grande attention dans des recherches ultérieures. Certains mouvements construisent effectivement des infrastructures sociales, tandis que d’autres émergent, entre autres, afin de s’opposer à la destruction d’infrastructures sociales, comme en témoignent les manifestations de 2013 au parc Gezi en Turquie. Finalement, il sera important de prendre en compte, dans les prochaines années, les défis posés par la pandémie de COVID-19 pour le fonctionnement et la pérennité des infrastructures sociales. Les limitations, complètes ou partielles, dans l’accès à plusieurs espaces de socialisation et les restrictions sur les rassemblements publics et privés afin d’empêcher la propagation du virus ont encouragé une augmentation des interactions en ligne, tant dans des contextes professionnels que pour l’entretien de nos relations amicales, familiales et autres. Nous devrons étudier attentivement l’impact d’une telle situation sur les façons dont nous nous lions aux autres, ainsi que les stratégies permettant d’atteindre un équilibre entre les interactions virtuelles et celles qui se déroulent en personne, avec leurs avantages et leurs inconvénients respectifs (p. 41-42). Nous devrons également trouver des manières de concilier les directives de santé publique relatives à la distanciation sociale avec la création et le maintien d’espaces et de services où différentes personnes peuvent apprendre à se connaître, à débattre et à parvenir à des terrains d’entente.