Les pratiques administratives et juridiques de détermination du statut de réfugié dans les pays du Nord font désormais l’objet d’un corpus étendu et diversifié. Depuis quelques années, ce champ de recherche est marqué par des enquêtes de terrain soulevant des enjeux critiques et normatifs nouveaux. On peut mentionner, pour la France, les travaux de Michel Agier, Didier Fassin, Estelle d’Halluin-Mabillot ou encore Carolina Kobelinsky. Au Canada, les travaux de Sule Tomkinson, qui a d’ailleurs codirigé avec Jonathan Miaz un numéro de Politique et Sociétés consacré aux approches ethnographiques des pratiques de l’asile, jettent un éclairage particulièrement vivant sur les tribunaux administratifs canadiens du droit d’asile, mais on peut aussi mentionner, sans prétendre à l’exhaustivité, les travaux de Sean Rehaag, François Crépeau, Delphine Nakache ou bien Marie Lacroix. Ces approches, bien loin de se contenter de rapporter des faits et des pratiques, soulèvent à chaque fois des questions pratico-normatives majeures : quelles sont les normes qui fondent la pratique du jugement dans ces tribunaux ? Qu’est-ce que la « vérité » d’un témoignage, dès lors qu’il est construit par divers intervenants afin de se conformer aux critères juridiques de « crédibilité » tels que l’absence de contradiction et l’exhaustivité ? Comment l’universalité abstraite du droit peut-elle donner une place à la vulnérabilité particulière de ceux et de celles qui en réclament la protection ? Quelles sont les relations de pouvoir et de domination qui structurent ces espaces discursifs ? L’approche de Laacher est subjectiviste et perspectiviste. Il propose une « sociologie à la première personne » (p. 13). Il ne s’agit pas d’élaborer une théorie du jugement à la CNDA, mais de rendre compte, en repartant de sa propre expérience, de la complexité inouïe qu’est celle de juger d’une demande d’asile. Ce sont la nature et les enjeux de cette complexité que Laacher a voulu restituer, non pour faire la part belle aux juges, mais pour montrer, au contraire, à quel point l’avenir de ces « vies minuscules », dit-il en reprenant une expression de Pierre Michon, est suspendu à la faillibilité de la faculté de juger. C’est pourquoi le « je » de Laacher n’est aucunement autobiographique. C’est un « je collectif » visant à « faire voir autrement » (p. 19) l’espace pratico-discursif que constitue ce tribunal. Cette complexité se reflète dans la structure foisonnante du livre, qui fait écho à l’hétérogénéité des raisons pratiques à l’oeuvre dans la CNDA. Laacher nous fait sentir la dynamique des divergences d’intérêt, voire des représentations du monde, que l’on y trouve. Il la décrit comme un « espace de relations » et montre dans le détail les différentes interactions qui existent entre la formation de jugement et les autres acteurs. Dans le premier chapitre, « Un jour ordinaire à la CNDA », Laacher s’attarde assez longuement, ce qui est une contribution nouvelle dans ce champ d’étude, au rôle trop méconnu du rapporteur. Bien loin d’avoir une fonction de simple médiation administrative (rapporter les raisons du refus de l’OFPRA et les pièces du dossier du requérant), l’auteur soutient qu’il a un rôle déterminant dans la conduite de l’audience : non seulement les juges peuvent se tourner informellement vers lui pour éclairer tel ou tel point de l’affaire, mais il construit un véritable « cadre analytique » où « la formation inscrira sa démarche, se placera et se déplacera » (p. 35). En décrivant avec précision ces différentes interactions, dont on ne rapporte ici qu’un élément saillant, Laacher contribue à dissiper une vision manichéenne et simpliste de ces tribunaux selon laquelle ils seraient le lieu d’un affrontement stéréotypé entre une raison d’État monolithique et …
Croire à l’incroyable : un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile, de Smaïn Laacher, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2018, 184 p.[Record]
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Thibault Tranchant
Département de philosophie, Collège Édouard-Montpetit
thibault.tranchant@cegepmontpetit.ca