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Le Jharkhand, qui signifie « terre des forêts », est un État créé en novembre 2000 qui couvre un plateau regorgeant de bauxite de fer et de charbon à l’est du sous-continent indien. Le Jharkhand abrite également l’un des plus importants foyers d’opération du mouvement naxalite, qui vise depuis son émergence en 1967 au Bengale-Occidental à faire avancer la cause communiste en Inde. Bien que les tactiques employées par les différentes branches au sein du mouvement varient considérablement (participation électorale, défense des droits des femmes, lutte armée, etc.), ces factions sont toutes soumises à une répression brutale par l’État indien (p. 20-22). L’anthropologue Alpa Shah a mené un terrain de 18 mois entre 2008 et 2010 au Jharkhand, au cours duquel elle s’est familiarisée avec les communautés autochtones Adivasis qui vivent dans cette région et en a appris davantage sur les rapports qui les unissent aux révolutionnaires naxalites. Shah a en outre entrepris, vers la fin de son terrain, une traversée de 250 kilomètres en sept jours avec des soldats naxalites, ce qui lui a permis de mieux comprendre les motivations qui incitent de nombreuses personnes à s’engager dans cette guérilla. L’anthropologue cherche, plus largement, à saisir comment une rébellion armée maoïste peut persister depuis plusieurs décennies au coeur d’un pays qui est souvent présenté comme la plus grande démocratie du monde (p. xvii) et pourquoi tant d’Adivasis se joignent à ce mouvement, au Jharkhand comme dans d’autres États du sous-continent. Nightmarch offre ainsi un récit où le parcours personnel de Shah auprès des Adivasis et des révolutionnaires naxalites s’insère dans une longue histoire de répression étatique et d’exploitation capitaliste. À ce récit ethnographique s’ajoutent des « notes de terrain sur la création de nouveaux futurs » et une excellente synthèse des travaux sur le mouvement naxalite.
Shah propose au début de l’ouvrage un portrait des mobilisations naxalites depuis la fin des années 1960, en insistant sur les alliances que les militant·e·s naxalites sont parvenu·e·s à établir avec les communautés Dalits (p. 23-24) et les communautés Adivasis (p. 34), qui sont lourdement discriminées et marginalisées au sein de la société indienne. Le Jharkhand, pour sa part, est caractérisé à la fois par un des taux de pauvreté les plus élevés en Inde et par la présence de ressources minières convoitées par plusieurs entreprises multinationales, mais dont l’acquisition et l’exploitation sont rendues difficiles en raison des droits d’utilisation des terres dont les communautés autochtones Adivasis disposent (p. 43-44). C’est dans ce contexte social tendu que les révolutionnaires naxalites ont gagné la confiance des communautés locales, en offrant une organisation dans laquelle les Adivasis peuvent participer à des luttes collectives et apprendre à lire ou à parler des langues telles que le hindi ou l’anglais, parmi d’autres exemples (p. 55-56). Shah affirme en outre que pour plusieurs personnes, et en particulier les jeunes, le mouvement naxalite représente une « maison à l’extérieur de la maison », un espace où il·elle·s se sentent accueilli·e·s et peuvent découvrir d’autres mondes sociaux (p. 131-132). L’implication au sein du mouvement constitue aussi une manière d’éviter les conditions de travail affligeantes réservées aux communautés les plus démunies en Inde, dans des secteurs comme la construction (p. 134). Un autre facteur important est que les convictions égalitaristes des révolutionnaires naxalites les mènent à traiter les Adivasis avec dignité malgré leur statut social inférieur au sein de la société indienne, ce qui aide à expliquer l’attrait du mouvement (p. 142-143). Le temps passé par plusieurs Adivasis parmi les troupes naxalites a également contribué au développement de réseaux familiaux liés à cet engagement, ce qui renforce considérablement l’enracinement du mouvement dans la vie de nombreuses communautés à Jharkhand, même chez les personnes qui ne s’y impliquent pas directement (p. 144-145). L’analyse de Shah met en lumière, plus largement, les rapports organiques, l’influence réciproque et l’entrecroisement entre les communautés autochtones Adivasis et les révolutionnaires naxalites. L’anthropologue soutient finalement qu’une longue tradition de renonciation en Inde, qui suppose de laisser derrière le monde social et ses hiérarchies afin d’atteindre la libération individuelle, facilite le recrutement au sein du mouvement naxalite, bien que les personnes qui y participent aspirent plutôt à une libération collective (p. 96-97).
Malgré la confiance dont il bénéficie parmi les Adivasis et son ancrage fort dans plusieurs régions au centre et à l’est du sous-continent, le mouvement naxalite est traversé par de nombreuses tensions et difficultés. Les personnes les plus engagées dans le mouvement ne peuvent presque pas maintenir de relations à l’extérieur de celui-ci, puisqu’elles sont souvent la cible d’un mandat d’arrêt, et elles s’empêchent donc régulièrement de visiter leurs proches pour éviter de les mettre en danger (p. 82). Des débats vifs sur la nature de l’économie indienne divisent le mouvement naxalite, et ils ont une incidence stratégique importante : si l’Inde est définie comme une économie semi-féodale, une guérilla rurale apparaît comme la stratégie la plus viable, tandis qu’une analyse qui conçoit l’Inde comme une économie capitaliste invite plutôt à organiser des mobilisations non violentes dans les centres urbains et à s’impliquer dans les élections parlementaires (p. 89-90). L’usage de la violence est une autre question particulièrement difficile, puisqu’elle peut entraîner un règne de la peur et le développement de cycles de vengeance qui nuisent tant à la cohésion du mouvement qu’à ses relations avec les communautés Adivasis (p. 102-103). La répression étatique encourage pour sa part une surmilitarisation du mouvement qui peut le détourner d’objectifs tels que l’éducation politique et les mobilisations de masse (p. 105). La présence naxalite dans le quotidien des communautés Adivasis vient également avec un certain nombre de problèmes : des personnes ont indiqué à Shah qu’elles se sentaient exclues du mouvement et des activités qu’il organise ; des parents s’inquiètent pour leurs enfants qui ont rejoint les rangs de la guérilla ; et la violence d’État mène plusieurs personnes à craindre pour leur vie et celle de leurs proches (p. 149). De plus, le caractère clandestin du mouvement le contraint à se financer à partir des marchés noirs dans les régions où il opère, ce qui soulève son lot de défis et de contradictions (p. 170-172). L’immersion dans les marchés noirs et les interactions avec les élites économiques dans ces marchés risquent notamment de mener des militant·e·s naxalites à intégrer les valeurs capitalistes qui circulent dans ces milieux (p. 189). Plus largement, le manque d’occasions pour fournir une éducation politique aux soldats naxalites et pour entretenir une contre-culture forte, dans un contexte de guerre prolongée contre l’État indien, peut encourager la création de « monstres de Frankenstein », qui utilisent les ressources offertes par le mouvement naxalite afin d’assurer leur ascension sociale, sans pour autant partager ses buts ou ses principes (p. 197). L’implication des femmes constitue également un défi de taille, entre autres à cause d’une tendance à marginaliser les enjeux féministes au sein du mouvement (p. 216), et ce, malgré la présence d’organisations naxalites de défense des droits des femmes, ainsi que des positions conservatrices sur la sexualité et le mariage prônées par plusieurs révolutionnaires naxalites et répandues dans la société en général (p. 231).
Shah affirme, vers la fin de l’ouvrage, que la résilience du mouvement naxalite est liée à la persistance d’inégalités profondes en Inde et, au cours des trois dernières décennies, à une stratégie de développement qui a permis aux élites d’accumuler des fortunes colossales tandis que les communautés les plus démunies ont été déplacées et dépossédées (p. 260). Le mouvement naxalite offre donc un véhicule pour s’opposer à la violence économique soutenue par l’État indien et un espace de rencontre et d’organisation entre des personnes qui occupent des positions très diverses à l’intérieur de la hiérarchie sociale du sous-continent. Le mouvement réunit ainsi des transfuges des classes issu·e·s des castes supérieures avec certaines des communautés les plus défavorisées en Inde (p. 262). Malgré ses contradictions et ses nombreux problèmes internes (une analyse limitée de l’économie indienne, un risque de cooptation capitaliste sur les marchés noirs, une certaine difficulté à affronter le sexisme ordinaire au sein du mouvement, parmi d’autres exemples), le mouvement naxalite représente pour Alpa Shah une force de démocratisation qui a permis aux communautés Dalits et Adivasis de gagner en confiance politiquement, tout en alimentant le rêve d’un monde plus juste (p. 268-269). Nightmarch : Among India’s Revolutionary Guerrillas deviendra une référence importante pour les chercheur·euse·s qui s’intéressent aux mobilisations sociales dans un contexte marqué par une répression étatique intense, ou qui désirent mieux comprendre les espoirs et les craintes de ceux·elles qui luttent contre l’exploitation et l’oppression, en Inde et ailleurs.