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Que ce soit au Canada, aux États-Unis ou en France, on trouve régulièrement dans le discours public une représentation fracturée de la communauté politique en regard de la question de l’immigration et de la diversité ethnoculturelle. On présente les grandes régions métropolitaines comme étant libérales, multiculturelles et ouvertes à la diversité ethnoculturelle, alors qu’on dépeint souvent les régions hors des grandes villes comme étant conservatrices, homogènes et réfractaires à cette même diversité.

Un certain nombre d’études ont cependant remis en cause ce portrait, démontrant que ce n’est pas tant dans les régions éloignées des grands centres que l’on constate les attitudes les plus négatives envers l’immigration[2]. En effet, dans des endroits aussi différents que la Suède et la Grande-Bretagne, les experts ont établi que c’est en périphérie des grandes villes que l’on observe l’appui le plus fort à des partis d’extrême droite anti-immigration ou que l’on trouve les opinions les plus réfractaires à l’immigration (Bowyer 2008 ; Rydgren et Ruth 2013). Pour faire état de ces variations territoriales, des spécialistes ont notamment ramené à l’avant-scène le concept « d’effet halo » associé aux travaux de Pascal Perinneau (1985) sur l’appui au Front national dans les années 1980.

Nous avons documenté de telles variations territoriales dans le contexte québécois dans une étude précédente (Bilodeau et Turgeon 2014) où nous démontrons que ce n’est pas tant dans les régions éloignées de Montréal que l’on retrouve le plus fort sentiment de menace culturelle associé à l’immigration chez les membres du groupe majoritaire, mais plutôt en banlieue de Montréal et en particulier sur la Rive-Nord de Montréal. Cette étude laisse cependant un certain nombre de questions en suspens. Premièrement, si elle démontre que le sentiment de menace culturelle est relativement le même au sein des membres du groupe majoritaire résidant à Montréal et ceux résidant dans les régions dites « éloignées », elle ne permet pas de savoir si ce sentiment de menace prend des formes similaires ou distinctes dans ces deux régions et s’il a potentiellement les mêmes sources. Deuxièmement, comme nous l’indiquons dans l’étude, ce qui se cache derrière l’effet halo demeure relativement inconnu. En particulier, si nous avons évoqué l’impact de la proximité de la banlieue à Montréal, les mécanismes par lesquels une telle proximité engendre des attitudes négatives envers l’immigration demeurent spéculatifs[3].

Le présent article vise à combler certaines de ces lacunes par le recours à l’approche des groupes de discussion. Cette approche permet d’explorer dans quels termes des individus de trois régions du Québec pensent à l’immigration et en parlent. À cet effet, nous avons organisé des groupes de discussion à Montréal, sur la Rive-Nord de Montréal et dans une ville du Bas-Saint-Laurent. L’objectif de cet article n’est pas, comme c’est généralement le cas dans la recherche quantitative sur l’opinion publique, de démontrer quelles variables permettent d’expliquer les attitudes envers l’immigration ; il s’agit plutôt, pour reprendre l’expression de la politologue américaine Kathy Cramer (2016, 7), de « découvrir la compréhension » (uncover the understanding) qu’ont les individus de la question de l’immigration et de la diversité ethnoculturelle dans différents contextes territoriaux. Une telle démarche nous permettra également de proposer une interprétation des variations territoriales des attitudes envers l’immigration et la diversité ethnoculturelle. Dans cette perspective, notre étude s’inscrit dans une démarche interprétativiste. Les tenants de cette approche sont particulièrement attentifs à la façon dont certaines compréhensions de phénomènes sociaux émergent dans des contextes précis (Yanow et Schwartz-Shea 2014).

Nous présentons d’abord différentes approches théoriques souvent mobilisées pour comprendre les attitudes envers l’immigration. Nous décrivons ensuite l’approche méthodologique qui guide notre étude. Les sections suivantes explorent les perceptions de l’immigration dans les trois régions à l’étude.

Perspectives théoriques sur les attitudes envers l’immigration, la diversité ethnoculturelle et les variations territoriales

Notre approche méthodologique est inductive, mais elle n’est pas pour autant athéorique ; elle est influencée par une littérature abondante sur les déterminants des attitudes envers l’immigration[4]. Notre objectif en présentant certaines de ces théories est triple. Tout d’abord, il s’agit d’être transparent quant aux approches qui guident notre réflexion. Une telle démarche permet de définir plus facilement les limites de notre étude. Ensuite, notre analyse permet de voir si certains facteurs associés à différentes approches théoriques interagissent de façon unique dans des contextes spécifiques. Finalement, cette présentation nous permettra de souligner des facteurs, négligés dans la littérature, qui permettraient de mieux comprendre les attitudes envers l’immigration dans certains contextes territoriaux.

Ethnocentrisme et frontières du groupe

L’ethnocentrisme constitue un point de départ important pour comprendre les réactions envers l’immigration chez les membres d’un groupe majoritaire. Donald R. et Cindy D. Kam (2009, 8) définissent l’ethnocentrisme, à la suite des travaux pionniers de William G. Sumners (1906), comme une prédisposition à diviser le monde entre son propre groupe d’appartenance culturel (in-group) et les autres groupes (out-groups). Suivant ce mode d’organisation de l’identité, les attitudes envers l’immigration et la diversité ethnoculturelle seront davantage négatives quand les minorités ethnoculturelles et les immigrant·e·s sont perçu·e·s comme étant extérieur·e·s au groupe.

De nombreuses études démontrent que l’ethnocentrisme peut avoir un effet structurant sur les attitudes envers l’immigration (Kinder et Kam 2009 ; Banks 2016). Cependant, dans la mesure où l’ethnocentrisme constitue une prédisposition à diviser le monde entre groupe d’appartenance et autres groupes, deux questions se posent pour comprendre son effet sur l’opinion publique. La première est la question des frontières du groupe de référence, c’est-à-dire à quoi renvoie ce « nous » qui est perçu comme distinct et potentiellement menacé par un « autre ». Comme l’affirment Michèle Lamont et Virag Molnar (2002, 168), « les frontières symboliques sont des distinctions conceptuelles faites par des acteurs sociaux afin de catégoriser les objets, les personnes et les pratiques dans le temps et l’espace » (notre traduction). De telles frontières peuvent être projetées vers l’extérieur, à titre d’exemple lorsque des différences sont établies entre le Québec et le Canada. Elles peuvent également être utilisées pour établir des différences à l’intérieur même d’un espace politique territorial, par exemple entre la majorité francophone au Québec et d’autres groupes présents sur le territoire québécois. Ces frontières peuvent également, pour utiliser la distinction introduite par Richard Alba (2005), être vives (bright) ou brouillées (blurred), c’est-à-dire qu’elles peuvent être plus ou moins perméables à l’apport des personnes issues de l’immigration. C’est dans cette perspective qu’au Québec et ailleurs le nationalisme civique est habituellement présenté comme étant plus ouvert à l’apport de l’immigration dans la mesure où il ne fait pas de l’origine ethnique un critère d’appartenance à la nation et met plutôt l’accent sur l’identification « aux normes, aux valeurs et aux institutions qui régissent le fonctionnement de la société » (Monière 2001, 12). Il n’en demeure pas moins que la distinction ethnique/civique a souvent été critiquée et, comme l’a démontré Stephen Larin (2020), le nationalisme civique peut également être exclusif dans la mesure où il peut présenter l’immigrant·e comme possédant des valeurs qui menacent la nation.

La deuxième question est celle des conditions qui contribuent à activer politiquement l’ethnocentrisme. En effet, une multitude de clivages (les classes sociales, le genre, etc.) peuvent être au coeur des débats politiques ou influencer l’opinion publique. La place du Québec dans le Canada a longtemps régi plusieurs clivages au sein de la société québécoise. Cependant, si cette question demeure importante, elle structure aujourd’hui moins les débats publics alors que la question de l’immigration semble occuper une place plus saillante (Dupré 2012 ; Mahéo et Bélanger 2018)[5].

Kinder et Kam (2009) mentionnent deux facteurs essentiels pour que l’ethnocentrisme puisse structurer l’opinion publique. Le premier est l’attention accordée à cet enjeu, en particulier par les médias ou les élites politiques. Le deuxième est la façon dont cet enjeu est « cadré » par les élites[6]. Plus précisément, le cadrage d’un enjeu doit encourager le public à le percevoir comme opposant deux groupes (nous et eux). Dans le cadre de notre étude, il est possible que les frontières du groupe, de même que le cadrage des questions liées à l’immigration, varient de façon importante dans les différents contextes territoriaux et contribuent ainsi à des discours distincts sur cette question. Cependant, il est important de reconnaître que la littérature sur le cadrage mentionne qu’il y a différentes élites (politiques, médiatiques, économiques, etc.) et que celles-ci ne partagent pas nécessairement le même point de vue, contribuant à l’émergence de différents cadrages de l’immigration (Merolla, Ramakrishnan et Haynes 2013).

Le cadrage de l’immigration renvoie aussi au sentiment de menace culturelle ou économique associé à l’immigration (Sniderman, Hagendoorn et Prior 2004 ; Newman, Hartman et Taber 2012)[7]. En effet, le cadrage peut amplifier, ou même créer un sentiment de menace associé à des groupes minoritaires comme ceux issus de l’immigration. Plusieurs affirment que ce sentiment de menace et l’ethnocentrisme qui en découle peuvent également être initiés par des changements dans le contexte résidentiel (Hopkins 2010 ; Newman 2013), même lorsque ceux-ci sont mineurs (Enos 2014). Selon l’hypothèse de la « défense du quartier » (defended neighbourhood thesis), l’augmentation rapide du nombre de personnes issues de l’immigration dans des villes/quartiers auparavant relativement homogènes renforcerait le sentiment de menace culturelle et mènerait à l’expression de sentiments plus négatifs envers l’immigration (Green, Strolovitch et Wong 1998 ; Newman 2013). Dans cette perspective, l’effet halo s’expliquerait par l’augmentation rapide de la présence immigrante dans les régions périphériques des grandes villes.

Si l’arrivée d’immigrant·e·s peut mener à ce qu’Albert Hirshman (2011) a qualifié de « prise de parole » (voice), elle peut également mener à la « défection » (exit), c’est-à-dire à déménager dans des localités plus homogènes. Dans le contexte américain, ce phénomène a été qualifié « d’exode des blancs » (White flight), en référence au départ vers les banlieues après la Deuxième Guerre mondiale de la population blanche qui ne voulait pas rester dans des quartiers multiraciaux (Kruse 2007). Dans cette perspective, les attitudes plus négatives envers l’immigration observées chez les résident·e·s de la périphérie de Montréal s’expliqueraient en partie par l’exode d’une population anciennement montréalaise cherchant à retrouver un milieu de vie plus homogène.

La théorie du contact

La théorie du contact (Allport 1954) stipule que le contact avec la diversité ethnoculturelle est susceptible de réduire les attitudes négatives envers les membres d’autres groupes. Développée dans le cadre de l’étude des relations raciales aux États-Unis, la théorie du contact a été utilisée depuis pour l’étude des attitudes envers l’immigration et différentes minorités ethnoculturelles (François et Magni-Berton 2013, 55). La pertinence et la validité de cette théorie ont d’ailleurs été confirmées par des méta-analyses (Pettigrew et Tropp 2006 ; 2008).

Trois mécanismes expliqueraient le lien entre le contact et des attitudes plus positives envers l’immigration ou les minorités ethnoculturelles (Pettigrew et Tropp 2008 ; voir également Kenworthy et al. 2005). Le premier est la familiarité. Par le contact, les membres de différents groupes apprendraient à mieux se connaître et à prendre conscience de leurs similarités. Le deuxième est la réduction de l’anxiété associée au sentiment de menace. Le troisième est l’empathie. En favorisant une meilleure connaissance des « autres », le contact favoriserait du même coup une plus forte empathie envers les préoccupations et les difficultés auxquelles sont confrontés certains groupes. Dans leurs analyses, Thomas F. Pettigrew et Linda R. Tropp (2006 ; 2008) ont démontré en particulier l’importance des deux derniers facteurs.

Suivant cette théorie, les résident·e·s des grands centres développeraient par l’intermédiaire de contacts avec l’immigration une définition plus inclusive des frontières du groupe qui mènerait ensuite à une réaction plus positive à l’immigration. Cela soulève en revanche une autre question : si le contact avec l’immigration est si déterminant pour développer des attitudes positives à son endroit, pourquoi celles-ci sont-elles plus négatives en périphérie des grands centres qu’en régions plus éloignées ?

La réponse pourrait se trouver dans le fait que, selon Gordon W. Allport, certaines conditions doivent être réunies pour que le contact ait un effet positif. Ce dernier devrait être caractérisé notamment par un « potentiel de connaissance », c’est-à-dire par une fréquence élevée, une durée soutenue et une plus grande proximité[8]. C’est ce contact de qualité qui permettrait la construction de l’immigration selon une expérience « vécue » et permettrait d’outrepasser la construction (souvent négative et nourrie par un sentiment de menace) de l’immigration « imaginée »[9]. Un contact marqué par l’absence du « potentiel de connaissance » pourrait ne pas avoir l’effet positif escompté ou avoir même un effet négatif.

Comment la théorie du contact permet-elle de penser les variations territoriales au Québec ? Une hypothèse peut être avancée. En périphérie de Montréal et en régions plus éloignées, les gens vivent dans des environnements à plus faible diversité ethnoculturelle. Pourtant, les résident·e·s de la périphérie visitent régulièrement la métropole québécoise et, ce faisant, entrent plus en contact avec la diversité ethnoculturelle que les résident·e·s des régions éloignées. Cependant, les contacts pour les gens de la périphérie sont souvent d’une brève durée et ont un moindre « potentiel de connaissance ». Le contact se limitera plus fréquemment à des contextes de courte durée et plus superficiels, tels que le transport en commun, la rue ou les restaurants, plutôt qu’à des contextes de découverte de l’Autre plus riches. Dans ces conditions de contacts moins porteuses de « potentiel de connaissance », la réaction à l’immigration a davantage de chances d’être négative et de renforcer les préjugés et la peur de l’Autre. Ce sont ces contacts fréquents et de faible qualité des résident·e·s de la périphérie qui pourraient expliquer leurs réactions à l’immigration plus négatives que celles des résident·e·s des régions plus éloignées.

Les perspectives théoriques présentées ci-dessus aident à comprendre ce qui se cache potentiellement derrière les variations territoriales quant aux attitudes envers l’immigration ; il s’agit maintenant d’explorer si les propos des résident·e·s des différents contextes territoriaux au Québec font écho à ces considérations théoriques.

Méthodologie

Comme mentionné précédemment, notre approche est interprétativiste, c’est-à-dire qu’elle sous-entend une sensibilité au contexte et une attention à la façon dont les interprétations et les actions se développent à un endroit et à un moment précis (Adcock 2014, 90). Les groupes de discussion sont des instruments de recherche particulièrement utiles pour explorer de tels contextes et la façon dont les gens qui y sont enracinés interprètent leur environnement. C’est dans cette optique que nous avons organisé en décembre 2017 des groupes de discussion à Montréal, dans une ville de la Rive-Nord et dans une ville du Bas-Saint-Laurent, avec des membres appartenant au groupe majoritaire au Québec, c’est-à-dire des gens nés dans cette province, ayant le français comme langue maternelle et n’appartenant pas à une minorité visible. Ces localités nous permettent d’explorer le discours sur l’immigration dans trois contextes territoriaux différents : la métropole multiculturelle du Québec[10], la banlieue (la Rive-Nord de Montréal) et une région plus éloignée comportant une faible diversité ethnoculturelle[11]. De plus, le choix de ces localités nous permet de répondre à certaines questions laissées en suspens dans notre étude précédente (Bilodeau et Turgeon 2014).

Dans chaque ville, nous avons organisé des groupes de discussion avec deux groupes d’âge distincts (moins de 35 ans et plus de 45 ans). Cette sélection reflète la pratique établie qui consiste à recruter des participant·e·s du même groupe ethnoculturel et de la même génération afin de faciliter les échanges (Goerres et Prinzen 2012) ; cette organisation permet en outre d’explorer l’impact de la socialisation. Selon plusieurs études, les valeurs et les opinions des individus sont forgées par des expériences de vie lors de l’enfance, de l’adolescence et au début de l’âge adulte (voir Miller et Sears 1986 ; Sears et Funk 1999). La socialisation peut donc être perçue dans une logique similaire à la théorie du contact dans la mesure où elle met l’accent sur le rôle déterminant des expériences concrètes d’interaction (Bilodeau et Turgeon 2014).

La firme IPSOS a été chargée du recrutement des participant·e·s et de l’animation des groupes de discussion. Elle a recruté des individus avec des niveaux de scolarité et de revenus différents, en plus de recruter un nombre relativement équivalent d’hommes (25) et de femmes (29). Le recrutement à Montréal et sur la Rive-Nord a été effectué auprès des membres d’un panel Web préétabli[12]. Ces volontaires ont ensuite été contactés par téléphone pour confirmer leur identité et leur participation. Dans le Bas-Saint-Laurent, le recrutement s’est fait par appels téléphoniques aléatoires et des références (échantillon boule de neige).

Chaque groupe de discussion comptait de quatre à dix participant·e·s et durait de 90 à 120 minutes. Chaque participant·e a obtenu un dédommagement de 75 dollars. Un modérateur professionnel a guidé l’ensemble des discussions en suivant un plan d’entretiens développé en collaboration avec les chercheurs et reproduit en annexe[13]. Nous avons organisé huit groupes de discussion :

  • Deux groupes dans la métropole montréalaise où 12 personnes ont participé. Une proportion significative de la population de la ville est née à l’étranger (23,4 %) et la majorité des immigrant·e·s arrivé·e·s au Québec entre 2006 et 2015 y demeurent (58,2 %) (MIDI 2017). Parmi les immigrant·e·s admis·e·s au Québec durant cette période qui se sont établi·e·s à Montréal, 64,2 % parlaient le français. Les trois principaux pays sources d’immigration durant cette période ont été l’Algérie (11,7 %), le Maroc (8,7 %) et Haïti (8,1 %).

  • Quatre groupes de discussion dans la banlieue nord de Montréal, plus particulièrement dans la région lanaudoise ; 28 personnes y ont participé. Nous n’avions pas l’intention d’organiser plus de groupes de discussion dans cette région ; cependant, nos deux premiers groupes étaient plus petits que nous ne le souhaitions et par conséquent deux groupes ont été ajoutés[14]. Une faible proportion de l’immigration au Québec s’est établie dans cette région entre 2006 et 2015, soit seulement 2,1 %. Les immigrant·e·s représentent 5,3 % de la population de la région et 70,7 % parlent le français ; les trois principaux pays d’origine des immigrant·e·s établi·e·s dans la région sont Haïti (22,5 %), l’Algérie (11,6 %) et la France (8,1 %).

  • Deux groupes dans la région du Bas-Saint-Laurent avec 14 participants. Seulement 0,2 % des nouveaux arrivants au Québec s’y sont établis entre 2006 et 2015, et les gens nés à l’extérieur du Canada représentent 1,3 % de la population de la région ; les principaux pays d’origine des immigrant·e·s établi·e·s dans la région sont la France (30,9 %), le Maroc (6,4 %) et le Cameroun (5,2 %), et 76,9 % parlent le français.

Les échanges des groupes de discussion ont été filmés et puis retranscrits afin de comparer les discours sur l’immigration dans les trois régions. Par discours, nous entendons un ensemble d’énoncés qui visent à produire, interpréter et légitimer une certaine réalité, dans le cas qui nous intéresse la question de l’immigration au Québec. Les retranscriptions ont été lues à plusieurs reprises afin d’établir une liste définitive des grands thèmes discutés lors des échanges. La grande majorité de ces thèmes étaient le fruit de questions explicites posées aux participants : l’identité québécoise et la place des immigrant·e·s (y compris les côtés jugés positifs ou négatifs de l’immigration) ; les expériences de contact avec les immigrant·e·s ; la perception des obstacles à leur intégration ; le regard porté sur Montréal (ou les changements à Montréal) ; et la perception de différences entre les immigrant·e·s provenant de différents pays. Deux autres thèmes ont été ajoutés à la suite de la lecture des transcriptions : le rôle des médias et des élites dans la structuration du discours ; et la perception des changements à leur environnement immédiat en raison de l’immigration.

Les échanges lors des groupes de discussion ont par la suite été analysés et comparés à lumière de ces thèmes afin de déceler les similarités et les différences entre les trois régions du Québec. Bien que les groupes de discussion ne permettent pas d’établir des inférences causales, ils permettent de présenter des configurations de croyances et de perceptions, et la façon dont elles sont exprimées (Baglioni et Hurrelman 2016, 116).

Une autre limite de l’approche par groupes de discussion est le risque de biais de désirabilité sociale, c’est-à-dire la possibilité que les participant·e·s répondent aux questions d’une façon jugée comme socialement acceptable dans un environnement donné. Si un tel biais ne peut être totalement éliminé, nous avons tenté d’en minimiser l’effet. À cette fin, nous avons recruté uniquement des individus appartenant au groupe majoritaire et avons séparé les participant·e·s par groupe d’âge, le tout afin d’avoir des groupes plus homogènes. La présence de participant·e·s issu·e·s de minorités ethnoculturelles, en particulier, aurait augmenté le biais de désirabilité sociale. De plus, nous avons embauché un modérateur professionnel avec une longue expérience d’animation de groupes de discussion et conscient que différentes dynamiques de groupe peuvent renforcer les biais de désirabilité sociale. D’ailleurs, le modérateur commençait chaque session avec une discussion sur l’importance pour tou·te·s les participant·e·s de se sentir libres d’exprimer leurs points de vue et en insistant sur l’importance de respecter les points de vue des autres.

Avant d’analyser les propos recueillis, il importe de qualifier le contexte qui prévalait en décembre 2017 à l’occasion de la tenue des groupes de discussion. Premièrement, les groupes de discussion ont été organisés dans une période relativement calme politiquement, c’est-à-dire plus de deux ans après les élections fédérales de 2015 et un peu moins de un an avant les élections provinciales de 2018. Les élections municipales ont, quant à elles, eu lieu un peu avant nos groupes de discussion, mais l’enjeu de la diversité a eu peu d’écho dans la grande majorité des localités. Deuxièmement, les groupes de discussion se sont tenus alors que se poursuivait le débat sur les accommodements raisonnables et le port des symboles religieux amorcé au milieu des années 2000. Au début du mois de décembre 2017, un juge de la Cour supérieure du Québec avait d’ailleurs suspendu temporairement un article de la Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes (loi adoptée en octobre 2017) qui obligeait à donner et à recevoir les services de l’État à visage découvert. Finalement, les groupes de discussion ont été organisés quelques mois après une augmentation importante des entrées irrégulières de demandeurs d’asile au Canada et en particulier au Québec, augmentation largement médiatisée et mentionnée par certains participants.

Perceptions de l’immigration dans trois régions du Québec

Dans cette section, nous présentons les principales caractéristiques des discours sur l’immigration et la diversité ethnoculturelle à Montréal, sur la Rive-Nord de Montréal et dans le Bas-Saint-Laurent. Nous examinons dans un premier temps la façon dont les participant·e·s ont présenté les frontières de leur(s) groupe(s) d’appartenance pour ensuite discuter des expériences de contacts avec l’immigration[15].

Montréal

Pour plusieurs participant·e·s, la diversité ethnoculturelle de la ville est une composante de l’identité montréalaise qui la distingue du reste du Québec. Chez les plus jeunes, dont certains ayant grandi à l’extérieur de Montréal, plusieurs ont mentionné ce qu’ils percevaient comme l’esprit étroit des résident·e·s des banlieues ou des régions éloignées. De tels sentiments ne se limitaient par contre pas aux jeunes. Dans le cadre d’une discussion sur l’identité québécoise, Manon, de notre groupe des plus de 45 ans, a présenté de la façon suivante son opinion sur l’ouverture des Québécois·es envers l’immigration : « [B]eaucoup de gens s’estiment Québécois et estiment que les immigrants ne sont pas Québécois et ça m’énerve […] J’ai vécu à plein d’endroits et quand j’arrive ici je n’aime pas ce côté-là. Montréal ça me va, mais le reste du Québec moins. »

Autre aspect relativement unique à Montréal, en particulier chez les jeunes, notons la présence d’un certain biais de désirabilité sociale en faveur du pluralisme. Bon nombre de participant·e·s ont ainsi exprimé un certain malaise à discuter d’aspects négatifs de l’immigration. Par exemple Pascal, qui a grandi dans un quartier multiculturel de Montréal, dit : « Oui, je suis moins à l’aise de parler des choses négatives parce qu’on est mal perçu. Dans ma famille, des fois j’entends des commentaires pas très positifs et je n’aime pas ça. Mais c’est sûr qu’il y a des choses que je perçois qui sont moins le fun. Je me sens mal d’en parler. Je ne suis pas raciste. »

Les participant·e·s de Montréal n’étaient pas moins susceptibles que ceux des autres régions d’établir des « frontières » entre le groupe majoritaire et les immigrant·e·s. Comme nous le démontrerons ci-dessous, plusieurs participant·e·s ont fait différentes affirmations qui s’apparentent à un sentiment de menace face à l’immigration ou encore à des stéréotypes envers certains groupes. Néanmoins, les frontières identitaires nous sont apparues plus perméables à l’apport des immigrant·e·s dans les groupes de discussion à Montréal que dans les autres régions, particulièrement en ce qui a trait à l’identité montréalaise.

Les participant·e·s montréalais·es étaient également plus conscient·e·s de l’impact de leur propre socialisation. Selon Serge, un col bleu d’un quartier de l’est de la ville avec une proportion importante d’immigrant·e·s du Maghreb, il y a des différences importantes entre sa génération et celle de ses enfants : « C’est mes enfants qui m’aident à être moins raciste. Si on se l’avoue, les 50 ans et plus, on est ben plus racistes que ceux de 30 ans pis encore ben plus racistes que ceux de 20 ans. T’sé, à l’école primaire, combien de “couleurs” y avaient dans vos classes ? »

Les propos de Matilde, 18 ans, la plus jeune participante du groupe des moins de 35 ans, complètent bien ceux de Serge : « Moi je suis née là-dedans [la diversité ethnoculturelle]. Y a plein de familles d’immigrants autour de chez nous. Pour moi, c’est juste normal d’en accueillir et c’est juste normal qu’il y en ait. Je ne les vois pas comme des immigrants. »

Ce n’est pas l’ensemble des jeunes participant·e·s à notre groupe de discussion qui ont eu des expériences positives avec l’immigration. Cependant, les deux participantes qui nous ont mentionné des expériences négatives à l’adolescence dans le contexte scolaire ont également indiqué que leurs sentiments négatifs avaient largement disparu à l’âge adulte et qu’elles percevaient la diversité ethnoculturelle comme quelque chose de normal ; à plusieurs égards, cette diversité les avait préparées à leur vie de Montréalaises à l’âge adulte.

Une autre différence relativement importante entre les participant·e·s de Montréal et ceux·elles des autres régions était leur propension à faire des distinctions entre les immigrant·e·s provenant de différents pays. Alors qu’ailleurs au Québec, « musulman » et « arabe » étaient souvent utilisés de façon interchangeable, à Montréal, les participant·e·s avaient plutôt tendance à déconstruire ces catégories et à faire des comparaisons entre les groupes. Ces participant·e·s ont également été plus susceptibles de différencier le rapport de différents groupes d’immigrant·e·s avec la langue française. D’ailleurs, les participant·e·s ont été plus nombreux à Montréal à lier leurs opinions envers certains groupes à des expériences personnelles, qu’elles aient été positives ou négatives. Cependant, certains contacts demeurent parfois superficiels et peuvent contribuer par moment à renforcer des stéréotypes envers certains groupes. Des participant·e·s qui avaient mentionné la plus grande ouverture des Montréalais·es ou encore qui avaient souligné l’apport des immigrant·e·s à leur vie personnelle ou à l’identité québécoise ont par la suite admis être « un peu racistes » envers des groupes spécifiques ou ont mentionné des expériences négatives qui ont renforcé certains stéréotypes.

En somme, les participant·e·s de Montréal ont exprimé une certaine ambivalence envers l’immigration. D’un côté, l’immigration est au coeur de leur communauté, Montréal, représentée comme ouverte, tolérante et multiculturelle. Comme l’a affirmé une participante, l’immigration enrichit leur vie de Montréalais·es. Leur définition de l’identité québécoise, si elle peut parfois contribuer à une certaine forme d’ethnocentrisme, n’en demeure pas moins plus perméable à l’inclusion des nouveaux arrivants, en particulier chez les plus jeunes. Cependant, les contacts interculturels peuvent à l’occasion contribuer, en particulier chez les personnes plus âgées, à alimenter des stéréotypes envers certaines communautés.

La Rive-Nord de Montréal

Dans notre étude quantitative sur les dimensions territoriales du sentiment de menace culturelle au Québec, nous avions constaté que c’est sur la Rive-Nord de Montréal que ce sentiment était le plus fort. Nous avons observé essentiellement la même chose dans nos groupes de discussion. Les propos de Nicole sur l’impact de l’immigration au Québec résument bien le ton des discussions en banlieue de Montréal. Faisant référence aux aspects de l’immigration qu’elle aimait moins, cette participante affirme : « Leur manque d’ouverture ; ils nous imposent leur culture. Ils attaquent nos valeurs et ils ne les respectent pas. Ils s’intègrent peu ou pas. »

L’un des aspects les plus surprenants de nos groupes en banlieue de Montréal a d’ailleurs été le nombre de participant·e·s qui ont soulevé, de façon spontanée, les enjeux d’immigration et de diversité ethnoculturelle sans aucun encouragement de la part du modérateur. Les participant·e·s avaient reçu une invitation à participer à une discussion sur l’identité québécoise (un autre aspect de notre projet de recherche en cours). La rencontre débutait donc avec une discussion sur l’identité québécoise et les principaux mots que les participant·e·s associent à cette dernière. À Montréal et en région, les participant·e·s ont principalement mentionné la langue française et divers aspects de la culture québécoise. En banlieue, il·elle·s ont été plus nombreux·ses à associer l’identité québécoise aux questions liées à l’immigration et à la diversité ethnoculturelle, mentionnant des mots comme « immigration », « nationalité », « race » et « religion »[16].

Cette distinction entre le « nous » québécois (d’origine canadienne-française) et les immigrant·e·s a particulièrement été forte lors de discussions sur les valeurs, reflétant à certains égards le discours politique et médiatique des dernières années sur les accommodements religieux et l’égalité hommes–femmes[17]. La question des valeurs a également été mentionnée à Montréal et, comme nous le verrons par la suite, chez les participant·e·s de nos groupes dans le Bas-Saint-Laurent. Cependant, l’aspect relativement unique à la Rive-Nord de Montréal est le recours à des termes ayant implicitement une dimension territoriale. Par exemple, le mot « envahissement » est revenu souvent dans les échanges, en particulier chez les participant·e·s plus âgé·e·s, reflétant un clair sentiment de menace. Voici, à titre d’exemple, ce que Jocelyne et Jean-Marie ont respectivement affirmé :

Jocelyne—Avec l’immigration, on ressent la peur de se faire envahir, c’est la peur de tout perdre ça ; de perdre la langue française, les traditions, notre culture, notre religion.
Jean-Marie—En plus, je n’ai rien contre les immigrants ou quoi que ce soit, je m’entends avec tout le monde, sauf que je me dis : « Je ne veux pas qu’ils nous envahissent, je veux quand même continuer à être Québécois, sans avoir à être envahi par leur religion ou des affaires de même et de se faire tasser, comme pour leurs prières ou quoi que ce soit. »

Ce sentiment d’envahissement semblait cependant être plus le fruit d’un changement appréhendé que d’un changement observé, comme en fait foi cet échange entre Liette et Jean-Marie :

Liette—[J]e suis contente d’être en banlieue et je suis contente d’être sur la Rive-Nord et je suis contente de ne pas m’enfarger dans les immigrants. C’est comme ça que je le pense. J’ai pas vécu avec des immigrants, j’ai pas été dérangée par des immigrants et je préfère ne pas l’être non plus. Et c’est juste ma réalité à moi […] Mais je suis comme pas prête à faire l’effort de m’intégrer à ces nouvelles religions, politiques ou croyances ou méthodes de vie. Égoïstement, je suis bien dans mon confort ici, tranquille sur la Rive-Nord, et je pense que je vais rester ici […]
Jean-Marie—On va quand même se faire envahir sur la Rive-Nord.

Jean-Marie a par la suite décrit comment il avait déménagé de Montréal à Laval, et ensuite sur la Rive-Nord, afin d’éviter de vivre avec des immigrant·e·s. Son propos était à plusieurs égards compatible avec la théorie de « l’exode des Blancs ». Il est cependant le seul participant en banlieue dont le parcours appuyait cette thèse. Beaucoup plus fréquent était le sentiment que les choses changeaient trop rapidement, appuyant la thèse de la « défense du quartier ». Cependant, c’est moins le changement dans leur ville ou leur quartier qui semblait susciter le plus de réactions que les transformations démographiques perçues à Montréal. En fait, plusieurs participant·e·s (surtout les plus âgé·e·s) ont exprimé, de façon explicite ou implicite, vivre un certain « choc culturel » lors de leur passage à Montréal. Voici quelques commentaires exprimés à propos de Montréal :

David—Je suis surpris quand je vais à Montréal. J’ai quand même des couples d’amis qui demeurent à Montréal et qui me disent : « Montréal, c’est plus comme avant. » Et je regarde ça, c’est une grosse source d’étonnement et je me dis que c’est une nouvelle réalité parce que là, ils sont là.
Jean-Marie—Dépaysé. Tu rentres dans un restaurant ou ailleurs […] et tu regardes alentour de toi, et te dis : « On est à peu près les seuls Québécois ici et souvent, cela arrive. »
Jocelyne—Moi je me sens dans un autre pays. On dirait qu’on est en vacances ailleurs.

Ce discours sur Montréal semble aussi lié aux expériences de contacts avec l’immigration et à la socialisation. Un aspect spécifique à la banlieue montréalaise tient à la comparaison fréquente qu’ont faite les participant·e·s entre les immigrant·e·s d’aujourd’hui et d’hier. Dans ce discours, on retrouve une vision idéalisée du parcours des précédentes générations d’immigrant·e·s dont plusieurs, comme les Québécois·es d’origine italienne ou portugaise, vivent depuis plusieurs années dans certaines banlieues de Montréal. Discutant sa propre expérience avec des gens issus de l’immigration, Jocelyne a ainsi affirmé :

Je trouve que je suis moins tolérante qu’avant. Avant, les gens arrivaient d’ailleurs et c’était correct ; on laissait faire ça et c’était beau. Exemple, loin en arrière dans le temps, des Italiens, des Portugais. Les gens arrivaient dans notre province et ils s’intégraient. Ils avaient leur quartier, mais ils s’intégraient. Mais là, c’est moins ça. Je me sens envahie. Je suis moins tolérante. Je ne veux pas me faire imposer des affaires.

Les participant·e·s de la banlieue expriment donc un sentiment qui s’apparente au « choc culturel » décrit par les spécialistes de l’acculturation (Ward, Bochner et Furnham 2001). Selon cette perspective, l’adaptation socioculturelle repose sur l’acquisition d’habiletés (ou compétences) sociales et culturelles nécessaires afin de composer avec différentes situations sociales quotidiennes, en particulier vis-à-vis de nouveaux arrivants (Newman Hartman et Taber 2012, 638). Les comparaisons avec les précédentes générations d’immigrant·e·s de même que les difficultés éprouvées dans leurs interactions avec les nouveaux arrivants démontrent que leur environnement immédiat, en particulier l’environnement montréalais, engendre son lot de craintes. Et contrairement aux participant·e·s de Montréal, ceux de la Rive-Nord établissent des frontières plus étanches entre le « nous » québécois » et le « eux » immigrants.

Le Bas-Saint-Laurent

Tout comme lors de nos groupes de discussion en banlieue de Montréal, des enjeux comme les valeurs, l’intégration et les accommodements religieux ont été fréquemment mentionnés par les participants dans le Bas-Saint-Laurent. Ce discours reposait également sur une distinction relativement forte entre les valeurs du groupe majoritaire et celles des nouveaux arrivants, contribuant à de la méfiance chez des participant·e·s. Un certain nombre d’entre eux·elles ont d’ailleurs reconnu que les régions éloignées pouvaient être inhospitalières à l’immigration. À certains égards, les participant·e·s semblaient être d’accord avec l’argument que le « Québec des régions » est moins ouvert à l’immigration. Un de nos participants de plus de 45 ans, Jean, a ainsi affirmé que « [s]ouvent les ghettos ça peut être nous autres qui les faisons face à ces gens-là. On n’est pas ouverts sur eux. » Pour Michel, « [C]ertaines personnes peuvent faire face à de la discrimination. C’est moins pire dans les grandes régions [grands centres urbains], mais si t’arrives à [une ville du Bas-Saint-Laurent], avec ton p’tit chapeau, ça se peut que tu te fasses regarder de travers, parce qu’en région le monde est moins habitué de voir ça. »

Compte tenu de la faible présence d’immigrant·e·s dans la région et des expériences de contact plutôt positives (voir ci-dessous), ce discours semblait influencé par le cadrage de l’immigration dans les médias. En effet, lorsqu’il·elle·s parlaient des enjeux liés à l’immigration, les participant·e·s faisaient souvent référence à ce qu’il·elle·s avaient lu dans les journaux ou vu à la télévision. L’influence des médias a d’ailleurs été reconnue par un des participants, Daniel :

Présentement, le côté qui nous parle le plus c’est le côté négatif. C’est de ça qu’on entend parler : problèmes religieux, problèmes politiques. C’est rare que la une du journal c’est « plein d’immigrants sont arrivés » et ils nous présentent toutes les belles connaissances qu’ils nous ont apportées. C’est pas ça. Dans les médias ce qu’on nous présente, c’est comment ça va nous coûter et les chicanes politiques entre les divers partis.

Cependant, comme nous l’avons mentionné dans la section théorique, le cadrage de l’immigration peut prendre différentes formes, notamment sous l’impulsion de différentes élites. L’une des principales différences observées dans les propos des participant·e·s de cette région est l’importance des considérations économiques de l’immigration. Plusieurs ont mentionné l’importance de l’immigration pour la région et se sont plaints de la bureaucratie qui nuit à l’immigration en région éloignée. Ce cadrage semble en partie le fruit de l’influence de l’élite économique de la région, des participant·e·s ayant mentionné les pressions exercées par cette dernière pour augmenter le nombre de nouveaux arrivants et combler la pénurie de main-d’oeuvre.

Le cadrage de l’immigration semble avoir alimenté un discours moins négatif qu’en banlieue de Montréal, mais il ne s’agit pas du seul facteur d’influence. En effet, si les contacts avec des immigrant·e·s sont moins fréquents dans la région du Bas-Saint-Laurent qu’en banlieue de Montréal, ces contacts ont un plus grand « potentiel de connaissance » qui augmente l’empathie et réduit les préjugés. Plusieurs participant·e·s ont mentionné que des ami·e·s ou des membres de leur famille étaient des immigrant·e·s français. Ces contacts semblent avoir augmenté le capital de sympathie, en particulier envers la situation économique des immigrant·e·s. Plus que dans les deux autres régions où nous avons organisé des groupes de discussion, les participant·e·s de cette région ont mentionné les obstacles des immigrant·e·s pour faire reconnaître leurs diplômes obtenus à l’étranger ou encore leurs difficultés à se trouver un emploi. Selon Madeleine,

Je trouve ça dommage pour eux […] Ils font des études dans leur domaine et quand il en manque ici [des travailleurs] ils vont les chercher ailleurs, mais ils sont obligés d’étudier encore et ça leur coûte je ne sais pas combien – et certains n’y arriveront jamais. Je connais quelqu’un qui a lâché prise et qui est retourné dans son pays à cause de ça.

D’autres obstacles à l’intégration des immigrant·e·s ont été mentionnés, comme les attitudes du groupe majoritaire. Selon Pierre, l’un des principaux obstacles à l’intégration des immigrant·e·s est la fermeture du groupe majoritaire : « Ma collègue [immigrante] me disait que c’est très difficile d’entrer en contact avec des Québécois, donc ce qui se passe c’est qu’elle se ghettoïse – pis là je parle de Français pas de Syriens ! Pourtant y a une difficulté, et la difficulté ne vient pas toujours d’eux autres. »

En résumé, si les immigrant·e·s dans le Bas-Saint-Laurent demeurent, comme en banlieue de Montréal, plus ou moins à l’extérieur des frontières imaginées de la communauté politique, le rapport à l’immigration dans cette région est à certains égards moins négatif qu’en banlieue de Montréal. Si les participant·e·s expriment un sentiment de menace envers l’immigration qui semble alimenté par les discours médiatiques et politiques contemporains, il n’en demeure pas moins que le discours d’une certaine élite économique locale tend à valoriser l’impact économique de l’immigration. De plus, si les résident·e·s de la région éloignée de notre étude ont moins de contacts avec des nouveaux arrivants, leurs contacts semblent porteurs d’un plus grand « potentiel de connaissance » que ceux vécus par les résident·e·s en banlieue de Montréal et semblent ainsi moins susceptibles de contribuer à un sentiment de menace[18]. Il y a donc une différence importante selon que les participant·e·s discutent de l’immigrant·e « imaginé·e » (souvent celui·elle présenté par les médias) ou de l’immigrant·e « réel·le » (celui·elle présent·e dans leur communauté).

Conclusion

Dans cet article, nous avons souhaité mieux comprendre le rapport à l’immigration qu’ont les résident·e·s de trois régions du Québec. En particulier, nous avons souhaité mieux comprendre la façon dont il·elle·s parlent de l’immigration et de la diversité ethnoculturelle. Il s’agissait d’analyser les discours sur l’immigration à la lumière de différentes approches théoriques qui mettent l’accent sur l’ethnocentrisme et sur les expériences de contact avec l’immigration. Nous souhaitions apporter un éclairage sur deux aspects des attitudes des Québécois·es envers l’immigration dans la foulée d’analyses quantitatives démontrant l’existence de variations territoriales : 1) la présence de sentiments négatifs envers l’immigration au sein du groupe majoritaire vivant en périphérie des villes où s’installent la plupart des immigrant·e·s ; et 2) le peu de différences dans les attitudes envers l’immigration entre les résident·e·s de grandes villes comme Montréal et ceux·elles des régions éloignées. Notre étude a démontré que l’ethnocentrisme et les expériences de contact interagissent de façon relativement unique dans chacun de ces contextes territoriaux et peuvent ainsi permettre de mieux comprendre les facteurs qui expliquent les attitudes envers l’immigration dans ces trois régions.

Les participant·e·s de Montréal ont à plusieurs égards une relation ambiguë avec l’immigration. Lors de nos groupes de discussion, nous avons entendu à Montréal comme dans les autres régions un discours qui s’apparente à de l’ethnocentrisme. Or, contrairement aux deux autres régions, les frontières de l’identité québécoise à Montréal étaient moins vives dans la mesure où les participant·e·s étaient plus susceptibles d’inclure les personnes issues de l’immigration dans leur « nous » québécois ou encore dans leur « nous » montréalais. Il n’en demeure pas moins que les participant·e·s montréalais·es font l’expérience de contacts parfois superficiels avec des immigrant·e·s de certaines communautés qui peuvent contribuer au sentiment de ressentiment ou encore à l’exacerbation de stéréotypes. C’était particulièrement le cas chez nos participant·e·s de plus de 45 ans qui n’avaient pas eu la même expérience de socialisation que nos groupes plus jeunes. Dans ce dernier cas, le contact semble avoir au contraire contribué au développement de perceptions plus positives de l’immigration.

Les participant·e·s du Bas-Saint-Laurent avaient également une relation ambiguë avec l’immigration, mais pour des raisons différentes de celles de nos participant·e·s de Montréal. Contrairement aux participant·e·s de Montréal, ceux·elles du Bas-Saint-Laurent ont une définition moins perméable de la communauté nationale (à l’instar des participant·e·s de la Rive-Nord de Montréal) et expriment un sentiment de menace envers un·e immigrant·e largement « imaginé·e » et influencé par les débats sur les réfugiés et les accommodements raisonnables. Cependant, le discours de l’élite économique dans leur région semble contribuer à un cadrage positif de l’immigration comme apport économique. De plus, si les participant·e·s ont moins de contacts avec l’immigration, ces contacts ont un « potentiel de connaissance » important : ils sont moins superficiels et moins susceptibles de mener à un sentiment de menace.

Finalement, le discours sur l’immigration était particulièrement négatif dans la banlieue montréalaise. Ces attitudes semblent issues en partie de frontières plus vives entre un « nous » québécois qui privilégie certaines valeurs (laïcité, égalité hommes–femmes) et un « autre » immigrant (particulièrement le nouvel immigrant) qui est perçu comme menaçant ces valeurs. Quant aux contacts avec l’immigration, ils sont souvent porteurs d’un « potentiel de connaissance » plus limité et semblent exacerber plutôt que diminuer le sentiment de menace culturelle. Les mentions fréquentes de l’idée d’un « envahissement » appuient la thèse de « la défense du quartier » selon laquelle le sentiment de menace culturelle est associé à une augmentation rapide du nombre d’immigrant·e·s dans des localités antérieurement plus homogènes (Green, Strolovitch et Wong 1998 ; Hopkins 2010 ; Newman 2013). En effet, bien que le nombre d’immigrant·e·s demeure relativement faible en banlieue de Montréal, il a augmenté considérablement depuis le début des années 2000. Dans la ville où se sont tenus nos groupes de discussion en banlieue de Montréal, le pourcentage de la population née à l’étranger est passé d’environ 3 % en 2001 à un peu plus de 9 % en 2016. Cependant, dans nos groupes de discussion, le sentiment de menace a été exprimé principalement en relation avec des changements appréhendés plutôt que réels à leur ville ou encore en lien avec des changements à Montréal. La description de leurs interactions avec de nouveaux·elles immigrant·e·s à Montréal s’apparente à une forme de « choc culturel », en particulier chez les participant·e·s de plus de 45 ans.

Notre étude a mis l’accent sur les différences entre les trois régions du Québec que nous avons étudiées ; il importe cependant de souligner certaines similarités. Premièrement, les participant·e·s ont mentionné, et dénoncé, les accommodements religieux dans les trois régions. C’est l’aspect associé à l’immigration qui a été le plus dénoncé par nos huit groupes de discussion. Deuxièmement, dans les trois régions, plusieurs participant·e·s ont exprimé des attitudes négatives envers les immigrant·e·s de confession musulmane. Enfin, il importe de mentionner qu’outre les propos négatifs exprimés, nous avons entendu dans l’ensemble des régions une reconnaissance de l’apport important des immigrant·e·s au Québec contemporain.