FR:
Avec la montée des préoccupations environnementales et l’avènement du principe de précaution, la réduction du risque de catastrophe est devenue un enjeu central de l’action publique. Dans ce contexte, les chercheurs sont de plus en plus sollicités par les autorités et par le grand public pour intervenir à titre d’experts. Or le passage de la pratique de la recherche et de celle d’opérateur de réseaux d’observations des phénomènes telluriques à la situation d’expertise ne se fait pas sans difficultés. À cet égard, le cas du risque volcanique dans l’arc des Petites Antilles est particulièrement révélateur compte tenu, notamment, des échelles spatio-temporelles très variables qui le caractérisent, de la multiplicité d’acteurs au sein de toute la société, des fortes incertitudes épistémiques et aléatoires qui le sous-tendent, de sa faible récurrence au regard des autres risques, mais aussi de la spécificité de sa chaîne d’impacts susceptible d’affecter de manière considérable de petits territoires insulaires vulnérables ancrés au sein d’un héritage historique et d’un tissu régional et international complexe. Une des difficultés – rarement abordée, tant par les chercheurs qui interviennent en tant qu’experts que par les politistes qui étudient les situations d’expertise – tient à la fragmentation des disciplines en différentes spécialités. Or cette question ne peut être abordée qu’en sortant des frontières disciplinaires traditionnelles. Le présent article, écrit conjointement par des chercheurs en sciences politiques et en sciences de la Terre, illustre de quelle manière la connaissance des tensions épistémologiques qui sous-tendent les sciences de la Terre peut contribuer à enrichir l’analyse de l’action publique lorsqu’il s’agit d’étudier les enjeux de l’expertise dans le cas des risques telluriques. Autrement dit, si le politiste dispose bien d’outils conceptuels lui permettant d’appréhender les « situations d’expertise », ces derniers gagnent à être enrichis par l’apport d’autres disciplines qui, à l’instar des sciences de la Terre, peuvent être mobilisées par les autorités responsables de la protection civile. Notre réflexion est illustrée par l’étude de deux cas de gestion de crise : l’éruption phréatique de La Soufrière de Guadeloupe (en 1976) et l’éruption magmatique de la Soufrière Hills de Montserrat (1995-en cours). Les outils mobilisés par le politiste, à l’instar des concepts d’expertise, de controverses, d’instruments d’action publique ou encore de communautés épistémiques, apparaissent insuffisants pour saisir la pluralité des savoirs et des savoir-faire développés par les experts face à des objets complexes. Or ce constat n’est pas le propre des seuls risques volcaniques. La plupart des phénomènes qui menacent aujourd’hui nos sociétés requièrent, en effet, de prendre en compte une complexité qui échappe largement à chaque discipline considérée isolément. Sortir de l’enclavement disciplinaire est difficile, comme en attestent les efforts déployés pendant plus de trois décennies par le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) pour harmoniser non seulement les contributions de différentes communautés de recherche, mais encore les articuler de manière à les rendre opérationnelles pour l’action publique. Pourtant, l’analyse de l’action publique ne peut que s’enrichir à faire le pari d’un tel dialogue.
EN:
With the rise of environmental concerns and the advent of the precautionary principle, disaster risk reduction has become a central issue in public policy. In this context, researchers and operators of monitoring networks of telluric phenomena are increasingly called upon by the authorities and the general public to intervene as experts. However, the transition from the practice of research to the situation of expertise is not without difficulty. In that respect, the case of volcanic risk in the Lesser Antilles arc is particularly revealing given the highly variable spatio-temporal scales that characterize it, the numerous actors spanning the entire spectrum of society, the intrinsic and considerable epistemic and aleatory uncertainties, its low recurrence rate compared to other risks, but also the considerable chain-link specificity of its impacts that can significantly effect small vulnerable island states embedded in the legacy of a complex history, regional, and international context. One of the difficulties—rarely addressed by researchers acting as experts and by researchers studying expertise situations—is the fragmentation of disciplines into different specialties. This issue can only be tackled by transcending traditional disciplinary boundaries. This article, written jointly by researchers in political science and in Earth sciences, illustrates how knowledge of the epistemological tensions that underlie Earth sciences can contribute to enriching the analysis of public action on the issue of risk management. Our reflection is illustrated by two case studies: the crisis associated with the phreatic eruption of La Soufriere in Guadeloupe (in 1976), and the crisis associated with the magmatic eruption of the Soufriere Hills Volcano of Montserrat (1995-ongoing). It reveals that the tools mobilized by politists—like the concepts of expertise, controversies, instruments of public action or even epistemic communities—cannot fully capture the plurality of knowledge and know-how developed by experts facing intricate problems. This observation is not unique to volcanic risks. Most of the phenomena that threaten our societies today require, indeed, to take into account a complexity that goes well beyond traditional disciplinary boundaries. Getting out of the disciplinary isolation is difficult. This is evidenced by the Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) experts’ efforts over more than three decades to harmonize not only the contributions of different research communities but to articulate them to make them operational for international public policy. Yet, the analysis of public action can only enrich itself to make the bet of such a dialogue.