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Dans cet essai, Gérard Bouchard continue de se pencher sur ses préoccupations de recherche de prédilection, à savoir les imaginaires nationaux, les récits collectifs et les mythes nationaux. Dans Les nations savent-elles encore rêver ? Les mythes nationaux à l’ère de la mondialisation, Bouchard émet la thèse que les nations en sont à une conjoncture historique importante, un peu à une croisée de chemins en ce qui a trait aux mythes qui les façonnent. Si, selon lui, le fondement symbolique de la nation, les mythes nationaux vont survivre, du moins pour une période indéterminée, il n’est pas clair par quoi ils seront remplacés. Cet état des faits découle de plusieurs défis auxquels la nation fait face : mondialisation, immigration, crise environnementale et autres. Dans leur fondement symbolique, certaines nations sont plus ébranlées que d’autres, c’est ce que l’analyse approfondie des cas des États-Unis, de l’Acadie, du Canada (hors Québec, et surtout connu comme le Canada anglais) et du Québec révèlent.
D’abord, aux deux premiers chapitres, Bouchard met les balises théoriques sur lesquelles son analyse est basée. Il importe de souligner d’entrée de jeu que celui-ci s’inscrit dans une démarche sociologique néodurkheimienne, que les mythes sont pour lui porteurs d’une valeur sacralisée et institutionnalisée. De plus, son approche de la nation, pour les études sur les nationalismes, s’inscrit dans une démarche moderniste, mettant la naissance de la nation avec la modernité. Bouchard est également grandement influencé par les écrits d’Anthony D. Smith et de l’ethno-symbolisme. Au premier chapitre, il dégage donc de son approche les définitions clés qui sous-tendent son essai ; on notera l’importance des mythes, au coeur du fondement symbolique d’une nation. Il faut faire une précision importante : « le fondement symbolique n’est pas synonyme d’homogénéité ou d’unanimité » (p. 16).
L’auteur nous initie également au concept d’archémythes, une situation qui se présente rarement dans les nations mais où les mythes sont présentés de manière presque symbiotique, dégageant ainsi une grande convergence dans la nation. Une fois les définitions établies, Bouchard établit au chapitre 2 une nomenclature des mythes nationaux et construit une typologie en trois temps : 1) la célébration de la nation ; 2) la protection de la nation (parce qu’elle est « fragile » ; cette « fragilité » provient de diverses sources et perceptions, selon la nation) ; 3) la mobilisation de la nation autour de grands projets, valeurs ou idéaux. Ces deux chapitres sont, à mon avis, les plus intéressants et suscitent de nombreuses questions et pistes de recherche pour les chercheurs qui s’intéressent au sujet. Bouchard étale plusieurs failles de la recherche sur les mythes nationaux ; mentionnons par exemple la question du genre qui est trop peu souvent abordée.
Les chapitres 3 à 6 sont des analyses de cas approfondies offertes par Bouchard. Il commence d’abord par la nation américaine, dont le mythe du rêve américain est en péril, puisqu’au lieu d’efforts et du mérite, comme le veut ce mythe, les gens s’enrichissent sans travailler, par le biais d’héritages, et, pendant ce temps, l’écart entre riches et pauvres s’accroît considérablement, si bien que les gens de la classe moyenne semblent peu optimistes que l’avenir sera plus luisant pour leurs enfants. Malgré ce portrait, le mythe persiste, bien qu’il soit fragilisé.
Au chapitre 4, Bouchard aborde l’Acadie, dont l’analyse fait le portrait d’une nation fractionnée à la recherche d’un (nouveau ?) fondement symbolique. La conclusion qu’il en tire mérite ici d’être citée :
De tout ce qui précède, je tire une conclusion, en cinq points : 1) Depuis quelques décennies, un écart grandissant s’est creusé entre la population et les élites intellectuelles ; 2) Les dispositions dépressives de ces élites sont trompeuses, ne reflétant pas vraiment l’état d’âme de l’ensemble de la société ; 3) L’Acadie « d’en bas » continue concrètement d’avancer dans plusieurs sphères de la société ; 4) Les milieux populaires, surtout, entretiennent présentement le fondement symbolique de l’Acadie en persistant à perpétuer des piliers de l’ancien imaginaire national ; 5) Il serait surprenant que les intellectuels parviennent à reconstruire l’imaginaire national sans le nourrir de ce matériau.
p. 161
Pour lui, il importe que les élites adoptent une voie de compromis pour que l’avenir ne soit pas tout noir.
Au chapitre 5, Bouchard ne manque pas de souligner des contradictions entre les mythes de l’imaginaire canadien et la réalité du monde en mettant en exergue que la nation canadienne se veut le siège d’une nation pluraliste, mais elle demeure incapable de reconnaître les nations autochtone, acadienne et québécoise. Il semble néanmoins que l’auteur ait encore une vision très « Canada anglais » dans son interprétation du Canada ; les mouvements nationalistes à Terre-Neuve-et-Labrador, dont l’histoire politique a été longuement séparée du mythe canadien, sont importants à souligner. Il ne faudrait pas non plus oublier le « Wexit » que Bouchard semble effleurer lorsqu’il mentionne qu’il y a déplacement entre le poids démographique et économique de l’est vers l’ouest du pays.
Comparant souvent l’Acadie au Québec, Bouchard se penche, au chapitre 6, sur le Québec. Le titre de ce chapitre, « Une petite nation qui a rêvé trop grand ? », soulève à mon avis d’importantes questions. Je précise ici que je ne remets pas en question l’analyse méticuleuse de Bouchard sur les mythes ayant façonné le Québec, soit la survie après la Conquête, la conservation (de la culture, surtout de la langue) et un projet de reconquête (mis en berne par l’échec des deux référendums sur la souveraineté du Québec), mais j’aimerais questionner l’emprunt d’adjectifs comme « petit » ou « fragile ». Qu’est-ce qui est petit dans une nation ? Sa population ? Ses institutions ? Ses rêves ? Et qu’est-ce qui rend une nation fragile ? Qu’elle n’ait pas de mythes directeurs ou convergents ? Qu’elle soit dominée par un État ? Si l’on peut être d’accord avec Bouchard qu’une nation a besoin de mythes nationaux pour rêver, il est à se demander si la question de cet ouvrage ne serait pas mieux formulée ainsi : les gens rêvent-ils encore de la nation ? Dans la conclusion générale de cet essai, Bouchard semble offrir certaines pistes de réponse à cette question.
En somme, Les nations savent-elles encore rêver ? s’inscrit dans la continuité de la réflexion de Gérard Bouchard sur la nation et saura plaire à un public autant universitaire, auquel l’auteur offre plusieurs pistes de recherches futures, qu’au grand public qui pourrait, comme lui, vouloir que la nation survive.