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Dans l’ouvrage Campagnes anti-genre en Europe : Des mobilisations contre l’égalité, dont l’édition originale a été publiée en anglais comme Anti-gender Campaign in Europe : Mobilizing against Equality, Roman Kuhar, professeur en sociologie à l’Université de Ljubljana, et David Paternotte, professeur en sociologie à l’Université libre de Bruxelles, s’interrogent sur la naissance et le développement du discours anti-genre en Europe à partir des années 1990. Vingt et un auteur·rice·s, y compris les deux directeurs, principalement des professeur·e·s universitaires des quatre coins de l’Europe, présentent leurs observations des treize pays européens par rapport au sujet principal. Des observations sont centrées sur la mobilisation religieuse, le populisme de droite et les angoisses nationales qui surgissent depuis des années en Europe. Parmi ces treize pays européens, tous sauf la Russie ont historiquement une population catholique. Ce choix montre le rôle exercé, selon les auteurs, par l’Église catholique en Europe dans la naissance et le développement du discours anti-genre. La Russie, pour sa part, joue le rôle du sauveur auto-proclamé de la civilisation européenne en tant que gardien des valeurs traditionnelles de la famille. Mettre au centre la position de l’Église catholique ne signifie pas un examen approfondi de la politique du Vatican, mais plutôt une compréhension de la manière dont un concept complexe comme le genre, quand il est traduit et adapté par une puissante organisation religieuse comme l’Église catholique et rencontre un phénomène politique comme la vague populiste actuelle en Europe, peut devenir un outil de mobilisation et la cible de mouvements sociaux de masse (p. 28).
Le livre contient, en plus des treize chapitres consacrés aux treize pays européens, une introduction et une conclusion signées par les deux directeurs. De plus, la traduction française contient une préface supplémentaire. La structure du livre suit l’ordre alphabétique des pays européens, en commençant avec l’Allemagne et se terminant avec la Slovénie. Le chapitre sur le Portugal ne fait pas partie de la version anglaise originale. Les chapitres sur la Hongrie et l’Irlande ont été mis à jour à cause du développement important du sujet qui a suivi la publication de la version anglaise. Les auteurs ne suivent pas une méthodologie unifiée pour des raisons différentes, parmi lesquelles se trouvent leurs horizons disciplinaires distincts ainsi que le niveau très différent de mobilisation anti-genre à travers le continent malgré les facteurs déterminants similaires. Ainsi, des pays où la mobilisation anti-genre est massive, comme la France, la Croatie, l’Espagne et l’Italie, se trouvent dans le même ouvrage que d’autres où la mobilisation est relativement plus faible, comme la Belgique, le Portugal et l’Irlande. Des pays avec une mobilisation anti-genre purement sociale sans le soutien de l’État, comme l’Allemagne, se trouvent aux côtés des pays où la mobilisation anti-genre représente une stratégie au service de l’État illibéral, comme la Hongrie. Malgré ces exemples, les directeurs considèrent que la division Est-Ouest n’offre pas une perspective prometteuse pour comprendre ces mobilisations ; la base de la discursivité de ce mouvement est la même dans toute l’Europe (p. 311).
La force principale de l’ouvrage est sa dimension comparative et explicative qui passe au-delà de la simple description du phénomène et se questionne à savoir pourquoi et comment le discours anti-genre se développe dans des contextes nationaux différents. Cela représente une nette valeur au sein de la littérature universitaire qui est principalement centrée sur la présentation de cas nationaux isolés et qui met l’accent sur la simple description du phénomène. Une autre de ses forces est de présenter non seulement des cas nationaux dans lesquels le phénomène est bien présent, mais aussi des cas contraires. De plus, le chapitre sur la Russie lie la discursivité anti-genre au contexte politique international qui joue actuellement un rôle favorable dans sa propagation. Finalement, même si ce thème n’est pas au centre de l’ouvrage, le conflit sur le champ politique entre les sciences de la nature positivistes, que le discours anti-genre essaie de s’approprier, et les sciences de la société post-positivistes, qui se rangent derrière la promotion de l’égalité de genre, est aussi une question qui mérite des discussions supplémentaires.
Au volet des faiblesses de l’ouvrage, notons d’abord la rigidité du modèle explicatif qui fonctionne assez bien dans certains cas nationaux, mais n’est pas vraiment utile dans d’autres. L’absence des pays européens dans lesquels le discours anti-genre est bien présent sans une Église catholique forte traditionnelle (par exemple des pays chrétiens orthodoxes) pourrait remettre en question un tel modèle explicatif rigide. Le militantisme politique de l’ouvrage pourrait aussi être considéré comme une faiblesse, mais cela dépend du point de vue des lecteur·rice·s. Le public ciblé est, premièrement, celui des chercheur·e·s et des étudiant·e·s en études de genre et, deuxièmement, ceux·elles qui travaillent dans le domaine des études européennes.