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Depuis plus de dix ans déjà, le Québec est taraudé par la question de la place des signes religieux au sein de sa fonction publique. Pas encore épuisés, bien qu’on ait légiféré en la matière, ces débats entourant la place des signes religieux auront désormais le bénéfice d’être éclairés par un ouvrage qui a le mérite d’approfondir la compréhension du sujet. C’est d’abord une thèse de doctorat que Bertrand Lavoie a rédigée sur le sujet, avant de l’adapter en livre. Publié en août 2018, l’ouvrage La fonctionnaire et le hijab se veut une analyse descriptive du vécu religieux des femmes qui portent le voile et de la façon dont elles négocient certaines pratiques religieuses, relatives à l’idée qu’elles se font de la laïcité. Pour ce faire, Lavoie a conduit une série de trente entretiens semi-dirigés d’une durée moyenne de une heure, auprès de musulmanes âgées de 19 à 32 ans et vivant principalement dans la grande région de Montréal. C’est ainsi qu’il a pu adroitement apercevoir le rapport empreint de réflexivité que celles-ci ont de la laïcité. L’interprétation qu’elles se font du principe de laïcité et son appropriation sont au coeur de l’analyse proposée par ce juriste.
Le livre se divise en deux parties. La première traite du rapport entre le droit et la religion. Lavoie y aborde les principes légaux et juridiques qui encadrent institutionnellement le port de signes religieux. Dans la seconde partie, la plus importante à notre avis, il donne la parole à une certaine catégorie de femmes qui portent le voile. C’est en s’appuyant sur les entrevues qu’il propose une analyse de leurs comportements religieux en lien avec la vision qu’elles se font de la laïcité québécoise. Toute l’habileté de cette démarche réside dans l’articulation fine entre le droit et la sociologie. C’est justement en puisant dans la littérature sociojuridique qu’il s’inspire du livre The Common Place of Law (University of Chicago Press, 1998), écrit par Patricia Ewick et Susan S. Silbey, pour son concept-maître : la conscience du droit. Cela lui permet « d’étudier les représentations sociales personnelles du droit exprimé dans les relations sociales quotidiennes » (p. 127). Autrement dit, ce concept explique une certaine posture critique et réflexive pour l’employé de l’État – qui est également sujet de droit – face aux limites du droit que la laïcité peut entraîner. L’auteur cherche donc à comprendre, en se basant sur une approche intersectionnelle, comment les femmes qui portent le voile négocient – ou négocieraient – une certaine forme de laïcité.
Après un bref détour introductif visant à mettre en place certaines bases historiques et conceptuelles nécessaires à toutes les analyses dans ce champ, Lavoie nous entraîne au coeur de l’évolution de la jurisprudence relative à la liberté de religion. C’est par ce procédé qu’il parvient à mettre en lumière les diverses nuances qui sont venues ponctuer le droit en matière de religion au Canada. Ainsi présentées, ces transformations lui permettent de s’attarder aux dimensions les plus importantes, c’est-à-dire celles qui structurent toujours le droit à la liberté de religion, mais également celles qui permettent de mettre en abîme ce qui concerne directement le port de signes religieux pour les employés de l’État. Cela l’incline alors à identifier et à circonscrire les paramètres qui rendent ce cas complexe, voire difficile à trancher. Puisque le droit constitutionnel est celui qui prime en matière de port de signes religieux dans les établissements publics, il est nécessaire de rappeler l’arrêt Oakes de 1986 (p. 69). Depuis celui-ci, les critères 1) « de but poursuivi […] suffisamment important pour justifier la restriction d’une liberté fondamentale » ; et 2) « de préoccupations sociales, urgentes et réelles » deviennent incontournables (p. 69). C’est, entre autres, ce qui lui permet d’affirmer que « la liberté de religion […] jouit d’une bonne protection » (p. 76). Néanmoins, cette démonstration ne permet pas à la laïcité québécoise de faire l’économie de sa particularité et de sa complexité. Se situant à l’intérieur d’un modèle bijuridique dit mixte (p. 99) où s’entremêlent deux cultures juridiques distinctes, le débat sur l’interdiction du port de signes religieux pour les employés de l’État ne pourra se dénouer que si l’on tranche simultanément en matière de droit privé – relativement au droit à la liberté de religion – et en matière de droit public – quant à la possibilité pour l’État d’en interdire le port à ses employés.
Ce n’est qu’une fois qu’il aura terminé de mettre en place toutes les pièces de ce qui peut sembler être un casse-tête pour les non-initiés que Lavoie entre véritablement dans ce qui donne à ce livre toute sa pertinence et son originalité. Cet effort de synthèse juridique permet de mieux saisir les subtilités du système dans lequel les femmes qui portent le voile naviguent au quotidien. Dès lors, il devient possible de remettre en question l’univocité du rapport que celles-ci entretiennent avec cette religion car, en fait, comme le montre l’auteur, leur conception du religieux n’est pas indépendante du droit. En s’intéressant aux parcours de religiosité des interviewées, qu’il classe en trois catégories, « hérité », « accidenté » et « la quête » (p. 111-112), il parvient à déterminer tout autant de rapports vis-à-vis de la laïcité. Sans directement tirer de conclusions de ces parcours, il s’inspire plutôt du triptyque élaboré par Ewick et Silbey (cités plus haut ; acceptation, méfiance et opposition) pour élaborer ses propres profils de positionnement face à la laïcité : « confiant », « optimiste critique » et « réactif ». Cette proposition lui permet de faire émerger un type dominant. La grande majorité des répondantes (26/30) seraient du second type et opteraient pour « un positionnement pragmatique vis-à-vis la laïcité » (p. 131). « Le droit de l’État devient un terrain de jeu pour des tactiques utilisées par les participants afin de remporter des gains stratégiques sur le plan professionnel », affirme encore Lavoie (p. 131).
Cette conceptualisation, limitée au droit, le pousse à proposer l’idée de « conscience internormative » (p. 127), qui lui permet d’étudier des positions adoptées par rapport à un ensemble de normes dépassant le droit, car « la religion constitue également un ordre normatif fondamental » (p. 147). Ce concept, situé à l’intersection du droit et de la sociologie de la religion, est très près de la conscience du droit, notamment en raison de ses catégories. L’optimisme critique devient alors une position d’« articulation ordonnée » où la majorité des interviewées (26/30) ont tendance à se positionner « avec » la laïcité, sans toutefois accepter l’adoption d’une position de déférence face à celle-ci (p. 151). Elles tentent alors d’esquiver les obstacles qui se présentent (p. 151-152).
Tout au long de l’ouvrage, bien qu’on soit amené à se questionner sur le positionnement face à la laïcité, il n’est que peu question de modèles de laïcité au sein desquels les croyantes naviguent. En employant le concept de « conscience normative », Bertrand Lavoie ouvre la porte à une prise en compte plus large des différentes structures sociales qui touchent le religieux. Là où il parle de « déploiements actuels de la laïcité », nous voyons une occasion d’aborder les différentes formes qu’elle peut prendre. Bien qu’il ait brièvement abordé deux types de laïcité dans l’avant-propos de l’ouvrage (p. 17), il aurait été intéressant de voir comment la typologie présentée s’articule au sein de ces différentes configurations. Les entretiens qui ont été conduits à un moment névralgique du débat public québécois sur la laïcité auraient gagné, croyons-nous, à être réfléchis au miroir des différents modèles de laïcité proposés depuis le milieu des années 2000.
Quoi qu’il en soit, cette réserve n’est que tributaire de la qualité première de cette thèse, c’est-à-dire d’avoir osé prendre de front un objet controversé à un moment aussi important, La fonctionnaire et le hijab arrive à point nommé.