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Jean Tournon est un professeur émérite et chercheur universitaire français avantageusement connu au Québec. Il commence cet ouvrage par une déclaration d’amour où il affirme ne vouloir blesser personne, mais plutôt présenter les fruits d’une « honnête et patiente observation », quitte à devoir « surmonter scrupules et bons sentiments pour livrer [ses] analyses et conclusions » sur le cheminement (la « saga ») de ce groupe humain francophone d’Amérique dont le nom même fait problème – et qu’il nomme « canayen » (en prenant un chapitre complet pour justifier ce choix). Précaution nécessaire, car il se sait en eaux troubles.
Ce n’est pas un ouvrage de vulgarisation, mais on n’a pas besoin d’être un expert pour en tirer la substantifique moelle. Tournon s’intéresse d’abord à la sémantique de la « conquête » : quand un peuple naissant a exploré, peuplé, en fait « conquis » presque tout un continent et assuré sa survie comme groupe majoritaire sur un territoire somme toute immense, pourquoi ne pas considérer ces réalisations comme la véritable Conquête, plutôt que d’en réserver le nom à un transfert de souveraineté d’une puissance coloniale à une autre ?
Puis, Tournon se demande pourquoi ce peuple « inconquis », dont la mère-patrie a été défaite mais lui-même jamais conquis, ne se glorifie-t-il pas plutôt d’être un modèle de survie et d’autodétermination en dépit de circonstances adverses ? Pourquoi ses historiens et intellectuels, trop souvent « oiseaux de malheur », ont-ils blâmé aussi bien le peuple que les élites du passé d’avoir choisi des stratégies qui ont assuré leur survie et leur développement ? Là où « l’obsession minoritaire » de « l’historiographie dolorosa » évoque « une catastrophe », Tournon voit de « faux drames » faisant perdre de vue la véritable saga d’un peuple résilient, d’ailleurs perçu par les autres Canadiens comme généralement pugnace, hard nosed, dominateur (p. 85). Un peuple dominateur qui forcément ne gagne pas à tous les coups, mais qui s’est remarquablement adapté aux bouleversements successifs et « dont le dynamisme créatif s’est révélé de plus en plus impressionnant au XXe siècle » (p. 100).
L’auteur récuse toute lecture défaitiste de la saga canayenne et il le fait sans complaisance : si les Canayens furent abandonnés par la France, les Québécois ont eux-mêmes abandonné leurs compatriotes hors Québec.
Pour Tournon, la généralisation du nom « Québécois » constitue un rétrécissement qui correspond d’ailleurs à une « condamnation à mort » voulue d’une communauté imaginée, la communauté canadienne, tout en rendant « anonyme et finalement invisible » le groupe ethnique issu de la Nouvelle-France, « un groupe ethnique à la vitalité irrépressible » (p. 146), mais… « il ne lui manque qu’un nom ; et la conscience historique qui viendrait avec » (p. 160).
Il y a quelque chose de surréaliste à lire Une saga canayenne pendant que se poursuit le débat sur la laïcité. L’auteur s’inspire de la théorie des groupes proposée par Maurice Halbwachs, qui distingue la mémoire historique, produite par des historiens, et la mémoire collective, qui est l’apanage des nombreux et divers groupes qui constituent une société. Il estime que la remontée mémorielle vers les valeurs canayennes a été bloquée par la réussite de l’intelligentsia à faire prévaloir sa version sélective et caricaturale d’un passé que, dès lors, on ne pouvait faire autrement que décrier et mettre en quarantaine.
Par « une réécriture résolument anti-ethnique de l’histoire de l’Amérique du Nord », on s’emploie, selon Tournon, à dissimuler les Canayens, à leur refuser toute existence dans le passé et dans le présent, afin que personne ne se sente étranger à la communauté politique aseptisée en devenir (p. 179). Il fait bien ressortir que la préséance actuelle de l’idée de nation civique a des conséquences sur les rapports de force à l’intérieur du Canada politique : quel soulagement pour l’élite Canadian que d’avoir devant elle des Québécois effaçant eux-mêmes leur historicité ! Elle n’a pas de mérite à reconnaître « une “nation” devenue quelconque, passe-partout, donc inoffensive » (p. 210).
Autant Tournon critique les retombées délétères de la « religion d’État » du multiculturalisme imaginé par Pierre Elliott Trudeau, autant il fustige la réécriture de l’histoire nationale dans une perspective pluraliste prônée par Gérard Bouchard, ce qui ne l’empêche pas d’écorcher au passage le sociologue et chroniqueur Mathieu Bock-Côté pour sa « propension à fantasmer sur les origines » en obstruant une partie de l’horizon historique, c’est-à-dire tout ce qui est hors des frontières du Québec actuel.
Considérant que « l’inintérêt, voire le rejet, à l’égard du passé frappe même le camp souverainiste » (p. 186), c’est sans surprise qu’on voit Tournon, au « risque de ruiner définitivement ce qui [lui] reste de réputation professionnelle », entamer son dernier chapitre par un plaidoyer en faveur de l’ethnicité. Pour lui, cette dernière est « un assemblage très ordinaire de moyens » d’appartenir à l’humanité. Elle se trouve dans des pensées et des actes de personnes qui se sentent ou se pensent liées entre elles par un passé commun auquel elles doivent une part de leur culture et un sentiment de ne pas être isolées sur terre ni fondues dans un melting pot global. En ce sens, « l’ethnicité est la colonne vertébrale des francophones d’Amérique » (p. 206) et « la territorialité est, à beaucoup de points de vue, secondaire » (p. 216).
L’auteur a le don de la formule : « Il est dommage qu’une perception fautive des immigrants et de leurs attentes ait pu faire imaginer que la meilleure façon de les accueillir était de leur dissimuler le passé canayen, tous ces contenus ethniques qui colorent, solidarisent encore aujourd’hui le pays où ils atterrissent ; comme si les faire pénétrer dans un vide sanitaire […] avait de quoi les rassurer » (p. 207).
Il est bon de signaler ici que cet ouvrage a été publié quelques mois avant que l’élection québécoise de 2018 ne porte au pouvoir la Coalition Avenir Québec avec François Legault à sa tête. Quand Tournon écrit que les cultures fondatrices devraient avoir « le courage de tenir leur rang, au lieu de se terrer pour se faire oublier » (p. 151), quand il raille les « jongleries de caméléons savants » (p. 208), il rame à contre-courant et il en a bien conscience.
Pour faire passer son message, il utilise le ton qui sied à chaque élément de sa démonstration. Tantôt, il se fait conteur d’une épopée passionnante en utilisant des mots simples mais imagés, tantôt, il endosse son manteau d’universitaire, donnant une leçon avec des phrases interminables ponctuées de nuances, de parenthèses, de renvois ou d’autres procédés savants. À l’analyse rigoureuse émaillée de références théoriques, de citations tirées de sources historiques, de statistiques et de données de recensement, se mêlent des anecdotes savoureuses qui illustrent son propos.
On ne prendra guère en défaut l’universitaire grenoblois en ce qui concerne les faits. Il s’appuie sur une très bonne connaissance des sources anciennes et contemporaines, savantes ou populaires, une connaissance exceptionnelle chez un auteur « non canayen » : la justesse de bon nombre de ses observations a souvent de quoi surprendre ! En portant son regard sur l’ethnicité canayenne, le recul dont il bénéficie lui permet un va-et-vient révélateur aussi bien de la forêt dans son ensemble que des diverses essences qui la composent. Évidemment, la plupart des personnes qui le liront rueront un peu dans les brancards, car il fait flèche de tout bois et n’épargne aucun courant de pensée. Intelligemment, à plusieurs reprises, l’auteur confronte son interprétation à la thèse contraire : il réussit toujours habilement à démontrer la supériorité de la sienne – ou du moins à en faire valoir les mérites.
Finalement, François-Pierre Tournon invite à réfléchir à l’importance de la mémoire collective dans la construction identitaire pour la survie de l’espèce en général, la canayenne en particulier. Il ne prend pas explicitement position sur la question de l’avenir politique du Québec (indépendance ou fédéralisme) : là n’est pas son propos. Cela n’enlève strictement rien aux nombreux mérites d’Une saga canayenne, un ouvrage qui devrait être lu et abondamment commenté, notamment dans le contexte du débat sur la laïcité au Québec.