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Rédigé en 1934 par le psychanalyste marxiste Wilhelm Reich [1897-1957], Qu’est-ce que la conscience de classe ? Contribution au débat sur la reconstruction du mouvement ouvrier fut d’abord publié sous le pseudonyme d’Ernst Parell, en 1934, à la suite de la défaite qu’a essuyée en Allemagne le mouvement ouvrier. Constantin Sinelnikoff l’a traduit de l’allemand et publié à compte d’auteur. L’objectif de cet écrit, affirme Reich, est de faire appel à des questions dont les réponses sont susceptibles d’épargner au mouvement ouvrier de retomber dans les thèmes ressassés. Il y aurait alors avantage à conjuguer la conscience de l’avant-garde révolutionnaire à celle de l’homme ordinaire. D’emblée, Reich pointe du doigt la fausse conscience d’appartenance de la classe ouvrière qui sympathise avec les nazis, bien que ces derniers aient pourchassé les leaders syndicaux. Il attribue cette anomalie à la structure coercitive du patriarcat et à la répression psychologique plutôt qu’à l’économie, comme l’allèguent la plupart des marxistes (p. 36). Élevé dans la soumission, l’ouvrier frustré ne devient pas un vrai révolutionnaire tant qu’il n’a pas appris à transgresser les interdits. Ce n’est pas en partant de la théorie économique marxiste pure qu’on transforme le monde, mais plutôt en inversant la démarche. Autrement dit, le processus révolutionnaire se fait de bas en haut et les dirigeants ont intérêt à se mettre à l’écoute de la base plutôt qu’à aligner leur action sur l’idéologie marxiste.
La nouvelle édition du livre contient une préface de Sébastien Rioux, professeur au Département de géographie de l’Université de Montréal, qui situe l’ouvrage dans la trajectoire du psychanalyste révolutionnaire où Reich s’explique mal que la classe ouvrière ait une fausse conscience d’appartenance qui s’identifie plutôt au national-socialisme, nonobstant le fait que ce parti persécute les ouvriers militants et les révolutionnaires. En ce qui concerne le marxisme orthodoxe, il met l’accent sur l’économie, sans pour autant tenir compte de la psychologie de masse, mais surtout ne propose pas de solution concrète à la soumission des classes subalternes. Les quelques acquis de la classe ouvrière créent chez elle l’illusion que le redressement des torts est sur la bonne voie. Reich propose d’inverser la démarche révolutionnaire qui part de l’idéologie marxiste au lieu d’y aboutir en passant par les frustrations de la classe ouvrière. En suggérant aux dirigeants d’écouter les doléances des exploités, la saine administration agit du bas vers le haut. Dès lors, on s’explique les raisons de l’échec du mouvement ouvrier en Allemagne qui démentent les prédictions de Marx voulant que les sociétés industrielles avancées soient mieux placées pour vaincre le capitalisme.
En guise de justification de son écrit, Reich fait état des conditions lamentables des ouvriers allemands en terre d’exil, ce qui nécessite de reconstruire leur mouvement, jusque-là absent du débat sur la psychologie collective. En épousant l’idéologie bourgeoise et réformiste, la Deuxième Internationale ouvrière n’a pas su avancer la cause des subalternes et la Troisième s’est embourbée dans la bureaucratie abrutissante. Le relent de positivisme associé au marxisme vulgaire a favorisé le fascisme en lui conférant l’apanage de combiner idéalisme et subjectivité au détriment de la gauche confinée dans un matérialisme sclérosé. Il incombe d’articuler la révolution des couches opprimées sur l’élan spontané de leur inconscient pour transformer les structures économiques qui ne profitent qu’à la minorité capitaliste. À regarder de près, la conscience de classe est une hydre à deux têtes, celle de la masse et celle de la direction, qui auraient avantage à s’entendre pour agir de concert.
Le psychisme individuel est le moteur du changement, d’autant plus s’il s’allie aux impératifs de la société. Les communistes ont commis l’impair de réclamer dès le début trop de sacrifices de leurs adhérents alors que, selon Reich, la satisfaction de leurs besoins est une condition sine qua non pour grossir leurs rangs (p. 41). Encore faut-il que le comportement du révolutionnaire n’emboîte pas le pas à celui des bourgeois dans le respect des interdits. Inscrit dans le contexte culturel de l’époque, Reich note, sans en apporter la preuve, que l’orientation homosexuelle constitue un facteur d’inhibition qui favorise en politique la tendance vers la droite. Les besoins et les contradictions des jeunes s’articulent autour de leur libido et, partant, ils sont attirés, à leur insu, vers le capitalisme et s’y livrent pieds et poings liés.
Plusieurs chapitres de l’ouvrage sont dédiés à l’identification des éléments concrets de la conscience de classe chez différents segments de la population. Reich détecte plusieurs facteurs favorables à l’agitation politique progressiste chez les adolescents. La jeunesse est souvent pleine d’enthousiasme lié à la maturation sexuelle qui la prédispose à l’activisme politique lorsque cette énergie débordante est canalisée positivement. En revanche, note Reich, les partis de droite ainsi que d’autres organisations réactionnaires comme l’Église ont depuis longtemps compris cette particularité des jeunes et se sont évertués à les mobiliser pour des causes rétrogrades (p. 46). Le besoin de se détacher du noyau familial et d’avoir un espace à soi est aussi très important pour le développement d’une conscience révolutionnaire chez les jeunes, et les partis de gauche devraient en tenir compte.
En ce qui concerne les femmes, Reich est le premier à déclarer que leur indépendance économique face aux hommes est primordiale. Cependant, il ne faut pas s’arrêter, comme le font les marxistes vulgaires, uniquement à cet enjeu. L’autonomie économique doit se joindre à un combat culturel. Les marxistes doivent remettre en question les valeurs traditionnelles promues par les nazis. Ils doivent combattre l’idéologie de la mère, populaire au sein du mouvement national-socialiste, qui voit les femmes principalement comme des éleveurs de futurs soldats allemands (p. 56). Finalement, Reich s’attarde au cas des hommes adultes. Ici encore, il ne sous-estime pas le travail en usine ni le facteur économique, mais suggère aux lecteurs de porter davantage attention à la force matérielle de l’idéologie (p. 63). La révolte des travailleurs masculins est souvent inhibée par leur souci des responsabilités familiales. Selon Reich, le leadership des partis révolutionnaires « connaît » les faits économiques, mais néglige le « sentir » des masses. Le militant marxiste doit montrer à son camarade le mécanisme de répression psychique qui l’empêche de s’engager dans la voie révolutionnaire. Antonio Gramsci, un penseur marxiste contemporain de Wilhelm Reich, partageait ce point de vue même s’il n’utilisait pas le langage freudien pour l’exprimer.
L’originalité de l’écrit de Reich réside dans la critique de l’explication des événements uniquement par les situations économiques, comme le faisaient les tenants du marxisme orthodoxe à la suite de la débandade du mouvement ouvrier allemand. La montée du nazisme au détriment des progressistes montre l’inadéquation du déterminisme positiviste à rétablir le nouvel ordre social. Il était temps de remettre la classe des travailleurs sur les rails en lui inculquant une conscience d’appartenance. À cet effet, il incombait de briser le culte de l’obéissance, à commencer par le tabou qui frappe la sexualité. Le capitalisme rend futiles toutes sortes de libération des soumis en leur accordant des petites concessions (limitation des heures de travail, majoration des salaires, illusion d’avancement, etc.). L’ouvrier apprendra à ne pas se fier à ces attrape-nigauds s’il se met à l’écoute de ses instincts et de ses désirs. Encore faut-il ne pas tomber dans le piège des solutions mécanistes en adoptant la psychanalyse comme seul moteur de la reconstruction du mouvement ouvrier. Wilhelm Reich n’est pas sans savoir qu’il n’est pas donné au commun des mortels de s’autopsychanalyser à bon escient. C’est pour cela qu’il a créé le « SEXPOL », organisation de politique sexuelle où l’action passe de bas en haut. Bien que Reich jette dans Qu’est-ce que la conscience de classe ? un certain éclairage sur les mouvements sociaux, il n’en demeure pas moins vrai que son analyse évoque plutôt une période révolue.