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L’ouvrage rassemble des textes d’autrices provenant de différents milieux (universitaires, urbains, ruraux, communautaires, littéraires, militants, autochtones, anarchistes, entre autres), illustrant ainsi la diversité qui caractérise les écoféminismes, mais surtout les points qui les rassemblent. Le constat est unanime : il y a urgence d’agir devant la crise écologique à laquelle l’humanité fait face. Celle-ci est structurellement liée au patriarcat, système de domination qui opprime les femmes autant que la nature. Dans les mouvements écologistes, une fermeture face aux enjeux féministes exclut les féministes et affaiblit la lutte (p. 14). Les écoféministes du courant politique ont donc « alli[é] écologie sociale et féminisme radical » pour conceptualiser et théoriser l’imbrication des deux systèmes de domination – le patriarcat et la destruction de l’environnement – afin de les mettre en lumière, les critiquer et les renverser. D’autres féministes écologistes concentrent plutôt leurs énergies et réflexions sur le rapport spirituel et holistique des femmes à la terre et au monde (p. 23), ou à réaffirmer le lien entre la nature et la culture, dissociées à tort par la philosophie occidentale (p. 28). Les écoféministes pacifistes, pour leur part, orientent leur combat autour de l’armement et du nucléaire, dont l’acquisition serait motivée par des hommes, mais les impacts seraient plus grands sur les femmes (santé reproductive, entre autres) (p. 26-27), alors que les antispécistes s’attaquent à la domination patriarcale sur les animaux et les femmes (p. 29). Finalement, la typologie des courants écoféministes en distingue un issu du Sud qui est à l’orée des sensibilités et des théorisations écoféministes (p. 31). Voyons comment les chapitres de Faire partie du monde : réflexions écoféministes mettent en application les différentes approches écoféministes.
Ellen Gabriel, écoféministe autochtone, fait une démonstration convaincante du lien entre le problème des femmes autochtones disparues et assassinées, leur exclusion des instances décisionnelles et plus largement les conditions socioéconomiques désolantes des communautés autochtones au Canada. Selon elle, les problèmes auxquels font face les Autochtones sont imputables à des lois et des politiques coloniales qui permettent aux entreprises de prospérer grâce à l’extraction des ressources naturelles et à l’appropriation des terres autochtones de manière négligente et déresponsabilisée (p. 37-39). Cette première analyse confirme la pertinence du lien entre féminisme et écologie pour une compréhension complète des enjeux passés et actuels qui concernent les Autochtones. Dans un même ordre d’idées, Jacinthe Leblanc, chercheure en environnement et militante écoféministe, applique des concepts issus des théories féministes pour analyser les impacts de projets de développement minier comme le Plan Nord. Elle montre les difficultés d’un tel projet pour les femmes : l’accès à l’emploi dans ces industries où elles risquent de toute manière de subir « harcèlement, insultes, violences et sexisme » (p. 93), la division sexuelle du travail qui accroît la charge de travail des femmes qui doivent s’occuper du foyer pendant que le partenaire homme part travailler dans le Nord, l’exclusion des femmes des lieux de pouvoir de l’industrie minière, etc.
Par ailleurs, le texte antispéciste rédigé par Élise Desaulniers, directrice générale de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA) de Montréal, démontre, non pas sans une pointe d’humour acerbe, la construction sociale qui existe derrière le renforcement de l’identité masculine par une consommation ostentatoire de viande. « [Il] n’y a pas mieux qu’une entrecôte et une pipe pour rendre un homme heureux » (p. 43) est un message qui est véhiculé à travers la culture populaire et principalement les médias adressés aux hommes (magazines, livres de cuisine, publicités du Salon de l’homme, etc.). Délaissons ces conceptions patriarcales et hétéronormatives dans nos rapports à la nourriture et « célébr[ons] […] le tofu et les 69 » (p. 52), encourage plutôt l’autrice.
L’écoféminisme en action a également sa place dans cet ouvrage collectif, notamment dans le texte d’Anna Kruzynski, professeure à l’École des affaires publiques et communautaires de l’Université Concordia et militante féministe libertaire, qui discute comment des groupes libertaires de Pointe-Saint-Charles ont mis en action des principes de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire théorisés par Murray Bookchin avec une approche économique communautaire, responsable et holistique inspirée des écrits de J.K. Gibson-Graham. La participation active de Kruzynski dans ces groupes permet un regard précis sur leurs entreprises (publication de textes, organisation d’assemblées, d’ateliers, d’actions directes, d’un réseau de troc, d’échange de services, etc.) et un recul critique et réflexif sur les explications de leur essoufflement regretté. Le texte montre l’importance de donner une nouvelle ontologie à l’économie de manière à en faire un outil pour une société plus juste, libre et égalitaire. De même, Céline Hequet, doctorante en sociologie à l’Université McGill, réfléchit à l’économie « orthodoxe » telle qu’elle se déploie actuellement – un type de gestion économique qui affecte les femmes et les écosystèmes. L’autrice propose des idées à mettre en oeuvre pour développer une économie responsable et respectueuse : à l’image de la rémunération du travail ménager qui fait partie des revendications féministes depuis les années 1970 au Québec, il faudrait attribuer une valeur monétaire à la nature pour influencer ceux et celles qui l’exploitent en exigeant des « paiements pour services écosystémiques » (p. 130) et afin de « communiquer avec les décideurs publics dans leur langage, dominé par l’économie » (p. 125). Ce lien entre le travail gratuit et invisible des femmes et l’exploitation des « pans de [la] nature qui n’ont pas (encore) de valeur économique » (p. 119) réaffirme la pertinence de l’alliance entre écologie et féminisme en tant que cadre d’analyse et moteur de l’action politique.
L’écoféminisme en action n’est pas sans son lot de difficultés. Sans nier les bons côtés de l’action préfigurative telle que pratiquée par les néoruraux qui décident d’abandonner leur mode de vie urbain pour vivre davantage en accord avec leurs valeurs et leurs idéaux, Catherine Beau-Ferron expose les contradictions et les épreuves qu’elle a affrontées lors d’un tel changement de vie. Si la paysannerie est un véhicule par lequel l’écologie sociale peut se déployer, elle ne rend pas aussi facile l’expression du féminisme. En effet, les femmes peuvent involontairement intégrer dans leur mode de vie des pratiques hétéronormatives qu’elles veulent pourtant combattre. « Très vite, je me suis retrouvée dans une photo en noir et blanc, avec un tablier au cou, bébé au sein, un poulailler à nettoyer et des lapins à abattre, pendant que mon compagnon de l’époque gossait dehors après sa machine numéro 3 », raconte-t-elle (p. 75). C’est en réfléchissant aux notions de choix et de conformisme et en suggérant l’importance du partage des tâches dans toute la communauté que l’autrice arrive à délier ce noeud et à surmonter la « colère qui grond[ait] en [elle] dès qu’[elle] cuisinait ou passait le balai, une colère ancienne, une colère générale de femme » (p. 77). Les réflexions de Beau-Ferron rejoignent celles de Valérie Lefebvre-Faucher qui se positionne devant une question qui, encore une fois, concerne les sensibilités autant écologistes que féministes. Est-ce que donner naissance à un enfant contrevient à nos valeurs écologistes ? Pas si l’amour du monde guide l’éducation familiale, défend-elle (p. 154).
L’ouvrage se conclut avec une nouvelle futuriste de Pattie O’Green présentant son Montréal utopique : vert, où les jardins abondent et où l’asphalte n’est que vestige. Cela reflète bien le ton de l’ouvrage : léger, voire souvent divertissant. L’écriture légère, accessible, personnelle et subjective ne néglige pas l’exposition claire des théories féministes et de l’écologie sociale qui façonnent les écoféminismes, ainsi que les multiples concepts traversant ces théories et les pratiques en accord avec les principes féministes. L’intérêt du livre repose également sur le respect de la cartographie des courants écoféministes présentée en introduction et qui se reflète dans les chapitres. Bien que le choix éditorial donne une place plus grande à l’écoféminisme politique (libertaire) et à l’écoféminisme théorique qu’à l’écoféminisme spirituel, ce dernier courant fondateur demeure présent dans l’ouvrage en inspirant notamment Lefebvre-Faucher dans ses réflexions sur la maternité.
Si Faire partie du monde est théoriquement riche, les autrices restent relativement silencieuses devant des débats ontologiques importants sur l’essentialisme féminin qui traversent les écoféminismes. En effet, les fondements de l’écoféminisme reposent en partie sur un amalgame entre les caractéristiques reproductives de la femme et de la terre, mais on ne trouve dans les « réflexions écoféministes » du recueil ni l’expression d’un accord explicite avec cette interprétation, ni la formulation d’une critique ouverte à l’endroit de celle-ci. Maud Prud’homme est la seule qui accorde un passage de son texte à la question de l’essentialisme qui est toujours très présent dans les écoféminismes autochtones et du Sud et auquel se heurtent les féministes qui ne trouvent « pas simple-simple d’accueillir l’idée d’essence féminine quand on ne reconnaît pas la binarité des genres comme un fait universel » (p. 107).
Bref, par sa forme accessible, l’ouvrage collectif Faire partie du monde contribue à la fois à la mise en lumière des écoféminismes pour le grand public qu’il vise prioritairement et pour les chercheur·e·s féministes qui souhaiteraient user d’un cadre d’analyse écoféministe dans leurs recherches. Cet ouvrage introductif est adressé à un public non spécialisé qui entrera en contact avec les perspectives écoféministes à travers divers procédés stylistiques (essais, fiction, réflexions et notes non linéaires), rendant la lecture agréable et inspirante.