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Bien de choses se sont écrites sur Mai 68, et la fanfare éditoriale retrouve vigueur en 2018 à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Au milieu de tout ce bruit et à contre-courant de mythes persistants, le collectif Sombrero propose une enquête sur les devenirs biographiques des soixante-huitards français. Sans adopter les regards essayistes qui se font tantôt les « embaumeurs », tantôt les « fossoyeurs » (selon la formule de François Cusset) de la contestation sociale des années 1960-1970, cette contribution donne à voir son héritage qui vit en les individus qui ont fait l’événement, et qui ont été faits par lui. Cet ouvrage est le résultat d’une enquête collective qui a mobilisé plus de 32 chercheurs et tout un « personnel de renfort » qui a collecté des ressources documentaires souvent inexplorées jusqu’alors sur les écologies militantes locales, 366 récits biographiques et 285 « calendriers de vie ». Le livre alterne entre des chapitres où palpite un matériau empirique foisonnant et qui sont construits autour d’énigmes spécifiques (les chapitres 2 à 9, 11 à 19 et 21 à 29) et un effort bien mené par les directrices et le directeur pour identifier ce qu’il y a de commun dans toutes ces histoires. Au fil de la lecture, se précise une mosaïque chatoyante qui multiplie les perspectives sur un même objet et brosse un portrait collectif complexe des devenirs soixante-huitards en France.
L’originalité de cette contribution provient des trois déplacements du regard qu’elle propose. Premièrement, elle descend de Paris et sort du Quartier latin pour considérer des capitales régionales (Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes) et reconstituer les configurations militantes de ces villes souvent ignorées dans les récits médiatiques et savants. Deuxièmement, elle donne la parole à des militant·e·s ordinaires qui ont peu participé à la mise en récit des événements alors que certaines trajectoires d’intellectuels fortement médiatisées en sont venues à incarner la génération 68. Troisièmement, elle ne propose pas une énième description du temps court de la crise de Mai-Juin 68, mais inscrit plutôt ces événements dans ce qui y est appelé les « années 68 » qu’elle fait commencer autour de la guerre d’Algérie, continuer tout au long des années 1970 riches en contestations, et finir au moment de l’élection de François Mitterrand en 1981. De plus, elle considère les croisements des histoires individuelles et collectives, l’articulation des temporalités vécues et historiques.
Dans le chapitre qui conclut l’ouvrage et dans lequel sont synthétisés les principaux résultats de l’enquête, Olivier Fillieule brosse un « Portrait de famille(s) » qui rompt avec plusieurs mythes sur 68. Premièrement, la variété des histoires recueillies met à mal les explications homogénéisantes et psychologisantes de la genèse de la révolte décrite tantôt comme une « révolte contre les pères », tantôt comme le produit d’incohérences statutaires. L’enquête permet de désingulariser les engagements soixante-huitards et d’identifier des matrices de politisation telles que la famille et les pairs, l’école, les Églises, l’université, et les milieux de travail que l’on retrouve en bien d’autres situations. Quant au contexte des années 1960, trois principaux effets de période sont identifiés : la présence dans la mémoire familiale des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, et puis de la guerre d’Algérie, la déstabilisation de différentes institutions d’encadrement (notamment l’usine, l’Église et l’université) et la « translation vers le haut de la structure sociale » (p. 978) causée par l’urbanisation et la diminution du poids des ouvriers dans l’emploi total qui soutiennent une forte mobilité.
Concernant les conséquences biographiques de l’engagement, ce regard rétrospectif sur les trajectoires permet de repérer les processus d’acquisition d’un sens pratique militant et de détailler comment la vision du monde formée lors des années 1960-1970 reste vivace. Par-delà le récit du retournement de veste construit sur la collection de quelques trajectoires médiatisées, l’enquête montre que les individus maintiennent jusqu’à aujourd’hui un rapport critique à l’ordre social (même si allégé de ses oripeaux idéologiques) et restent insérés dans des réseaux de sociabilité militante qui ont été maintenus depuis les années 1960 (ces conclusions sont cohérentes avec les travaux sur la gauche américaine, notamment ceux de Doug McAdam (1988) sur les mécanismes qui stabilisent les conséquences biographiques de l’engagement dans le projet Freedom Summer).
Le livre est divisé en trois sections qui correspondent à trois populations distinctes, bien que le multipositionnement soit la norme chez les soixante-huitards : les syndicalistes, les gauches alternatives et les féministes. Les analyses localisées de ces milieux militants permettent d’en faire ressortir les spécificités. Du côté des syndicalistes généralement un peu plus âgés en 1968, les événements n’occupent pas systématiquement une place centrale dans la mise en récit des trajectoires militantes et la reconfiguration du champ syndical face à la dynamique de déstabilisation est limitée (chap. 1). Du côté des gauches alternatives, les « années 68 » en sont d’effervescence lors desquelles une multitude d’organisations qui prennent des couleurs locales se créent, se scissionnent, parfois disparaissent et partagent un projet révolutionnaire de renversement de l’ordre capitaliste (chap. 10 et 13). Du côté des féministes, dans les années 1960-1970, se construit un espace militant féministe relativement autonome des organisations de gauche (chap. 7 et 15) autour de causes nationales, mais aussi locales (chap. 21 à 24). Cette « deuxième vague » du féminisme se caractérise par une politisation de la vie privée, mais aussi par l’inscription des revendications féministes dans un projet révolutionnaire de transformation de la société (chap. 20).
Malgré ce qui distingue ces milieux militants et la diversité des trajectoires, les différentes analyses contenues dans cet ouvrage contribuent ensemble à éclairer les processus d’engagement, la « tension constitutive de l’engagement » (selon l’expression de Phillippe Gottraux (1997) à propos des engagements à Socialisme ou Barbarie) entre les différentes sphères de vie, et les difficultés de maintenir un engagement face au passage du temps et à la fermeture de l’horizon des possibles politiques.
Sur les processus d’engagement, les différentes contributions permettent de souligner la pluralité des instances de socialisation politique que traversent les individus et qui contribuent à modifier durablement le rapport qu’ils ont au politique. Le milieu familial (chap. 4 et 11), les institutions d’encadrement déstabilisées (chap. 2 et 12) et les milieux de travail (chap. 3, 5, 14 et 25) peuvent représenter des espaces de politisation. Quant au maintien de l’engagement, les rétributions matérielles et symboliques portées par l’activité militante et le rôle central des sociabilités militantes (entremêlées aux liens intimes) apparaissent déterminantes (notamment chap. 28). Sur l’imbrication des différentes sphères de vie, des contributions s’intéressent notamment à l’articulation des vies professionnelle et militante. Le savoir-faire acquis dans le monde militant peut favoriser des reconversions professionnelles, mais l’engagement peut produire des difficultés liées à la discrimination syndicale ou à l’impression de renoncement qui accompagne l’accès à des postes d’encadrement (chap. 8, 17 et 26). Plusieurs contributions mettent en relief l’impact de l’engagement sur la vie personnelle et illustrent la politisation de l’intime (chap. 6, 16 et 27). Le volet statistique de l’enquête vient appuyer ce que les chercheurs trouvent dans les récits de vie, alors que moins de soixante-huitards sont mariés et davantage sont divorcés, et qu’ils ont moins d’enfants (a fortiori les féministes) que la population générale de la même tranche d’âge (p. 981). Finalement, les chapitres qui s’intéressent au devenir militant au-delà des « années 68 » et à la tension entre transformation de l’engagement et fidélité à soi semblent tirer le plus grand profit du dispositif d’enquête. Les trois milieux font face à des difficultés à la sortie des « années 68 » : crise du syndicalisme, deuil du projet révolutionnaire, backlash antiféministe. Les militant·e·s se retrouvent face aux nécessités de changer leur façon de lutter tout en restant fidèles à leur engagement. Se construisent par ailleurs des formes plus critiques et distanciées d’engagement qui peuvent conduire au désengagement, mais aussi à d’autres formes de participation vécues sur le mode de la continuité (chap. 9, 18, 19 et 29).
Changer le monde, changer sa vie constitue une ressource inestimable pour les chercheurs en sciences sociales, qui, depuis Le paysan polonais de William I. Thomas et Florian Znaniecki (1919) cité en exergue, trouvent dans les récits de vie le matériau par excellence pour comprendre une situation. La description au concret du montage de cette enquête collective dans l’introduction de Fillieule, les annexes qui reproduisent les outils de collecte et de traitement des données (notamment l’exposé de Thierry Rosier sur l’analyse des correspondances multiples dynamiques qui a permis de cartographier l’espace des devenirs soixante-huitards) et les remerciements qui donnent à voir les difficultés de mener à bien une telle entreprise universitaire et éditoriale sont autant d’éléments extrêmement précieux.