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Habiter le monde

« La banqueroute de l’industrie culturelle ne devrait jamais signifier la fin de la culture. »

p. 71

Avec Le Québec brûle en enfer, livre court mais incisif, Dalie Giroux signe une oeuvre de pensée politique nécessaire dans le territoire mental qu’est le Québec d’aujourd’hui. Procédant à une auscultation fine et sans demi-mesure de quelques phénomènes culturels marquants et moins marquants des dix dernières années – les radios-poubelles, Hérouxville, la débâcle du Parti québécois, Ricardo inc., Guy Laliberté, Robert Lepage, la chasse aux oeufs, les luttes autochtones… –, les douze textes qui forment le livre font commerce avec une anthropologie d’en bas, une sorte de sociologie du linge sale qui refuse de laisser tranquilles les travers qu’on préférerait passer sous silence. « Mon métier, affirme l’auteure, consiste à me pencher de manière curieuse sur les choses laides et étranges de la vie collective. » (p. 11) Le livre, on le comprendra d’entrée de jeu, offre donc un portrait assez peu réjouissant du lieu dont il parle, le Québec contemporain. Assez curieusement néanmoins, sa franchise aimante nous fait grâce d’une lumière qui finit par faire du bien, une pause rafraîchissante et plutôt rare, quasi bouddhique, dans l’hystérie du temps présent.

Sur le plan formel, l’ouvrage présente un collage de textes revus et corrigés par l’auteure, écrits de circonstances publiés ici et là entre 2007 et 2016, souvent élaborés à chaud, dont l’assemblage forme un chemin de parole renouvelé et conséquent. Composé de trois parties, « “Nous” et les autres », « Maîtres chez nous » et « On n’est pas des sauvages ! », le livre nous mène de la critique du langage de la souveraineté vers une invitation à habiter le monde autrement, une exigence de pensée qui passe ce faisant par une analyse des prisons mentales, structurelles et collectives qui balisent la route vers l’émancipation, carcans de la « nation », du capitalisme impérial et de l’appauvrissement du concept de « culture » associé au reste. Si le geste de parole campe résolument à gauche, il faudra toutefois se garder de le surinvestir (ou de le sous-estimer) en l’associant à un programme politique. Giroux, qui ne prétend parler au nom de personne, se montre d’ailleurs critique des mouvances revendicatrices de masse, qui ne peuvent (dys)fonctionner à ses yeux qu’à l’intérieur de l’appareil de souveraineté. Dans une visée plus modeste, mais non moins exigeante, elle nous invite plutôt à réinvestir des espaces de liberté tangibles, ciselés à même la texture matérielle du réel, sorte de déprise réfléchie qui consiste à se réapproprier (ensemble autant que possible) la « possibilité d’une participation existentielle à la production du monde » (« Indépendances », p. 117) face aux mensonges des libertés républicaines et marchandes qui forment la trame quotidienne de nos dépossessions individuelles et collectives. Mais encore faut-il apercevoir la teneur de ces mensonges, auxquels personne n’échappe.

La première partie du livre s’attaque à la culture politique et médiatique de droite qui balaie le Québec depuis la fin des années 2000. Loin de mettre en demeure tout un chacun (mais ça viendra), Giroux s’en prend ici à l’irresponsabilité d’une certaine « élite parlante » : journalistes, politiciens, universitaires, qui, s’arrogeant le monopole de la prise de parole dans l’espace public (comme on s’arrogerait par ailleurs le monopole de la violence légitime), l’utilisent à des fins discutables. Le discours de droite qu’elle critique est xénophobe, carbure à la peur de l’autre, refuse la différence au nom de l’intérêt républicain, mais, surtout, il est coupable à ses yeux de profiter de la souffrance d’une certaine frange de la population, souffrance principalement économique, afin de satisfaire des intérêts médiatiques, politiques et économiques à courte vue (« ceci étant lié à cela », comme elle le dira plus loin, p. 101). Elle nous rappelle alors à force d’exemples comment les « passions tristes », les tensions sociales, ethniques ou religieuses qui, au Québec comme ailleurs, patentent l’illusion d’un « nous » en le séparant des « autres », se découpent rarement seules. Elle dénonce au passage les Richard Martineau, les Radio X et les Mario Dumont… qui auront compris comment canaliser à leur avantage les sentiments d’impuissance existentielle vécus par la « majorité silencieuse », c’est-à-dire leur public et leur électorat, avec tout ce que l’idée exclut (et l’on peut se demander ici si la prise de parole au nom même de cette « majorité » ne perpétue pas son supposé silence).

Ce discours de droite, critique Giroux, nourrit ce faisant une culture du ressentiment ancrée dans des fantasmes de pouvoir individualisés, encourageant ainsi « la création de huit millions de petits États paranoïaques, armés jusqu’aux dents » (« Une vague brune », p. 52), tissés à même les catégories politiques offertes dans l’espace public : l’État et l’attente d’une liberté politique bien mince, inféodée au marché capitaliste mondial comme à l’élite qui le domine. Or le vrai drame, pour elle, ne se joue pas tant dans la mainmise de certains sur ce discours politico-marchand que dans l’incapacité collective dans laquelle celui-ci nous tient, tous et toutes, nous rendant inaptes à penser les conditions politiques et économiques, matérielles et psychiques, de notre propre existence, de notre propre dépossession, de nos propres manques, repus d’une culture d’abondance qui nous fait oublier que nous ne sommes maîtres de rien. Qu’en est-il de nos vies ? Pourquoi en est-il ainsi ? Ici, l’impuissance des uns – même celle d’un Robert Lepage (« Colonisateur/coloniséE ») – répond à celle des autres, l’auteure comprise. C’est néanmoins à une tentative d’observer ces conditions que s’attachent les dernières parties du livre.

Ceci expliquant cela, la suite de l’essai pointe finalement du doigt ce que l’on pourrait appeler l’héroïsation du capital. L’on entendra ainsi la manie des classes politiques, critiquée par l’auteure, de reporter l’espoir patriotique sur un modèle économique capitaliste et mondialisé. Qu’est-ce que le Québec moderne ; que peut le Québec moderne ? Giroux dénonce dans ces pages la force d’appropriation existentielle de l’horizon consumériste qui fait aujourd’hui figure de culture dans la « vallée du Saint-Laurent », prenant à témoin les pratiques les plus simples qui, nous faisant vivre, nous renseignent aussi sur nos façons d’habiter le monde. La cuisine marchande de Ricardo (l’acte de manger), la fête-festival (l’acte de défoulement collectif), les radios-poubelles (l’acte de penser), sont autant de pratiques immémoriales dorénavant soumises aux diktats du marché. On en vient ainsi à prendre pour argent comptant l’éthos capitaliste qui renvoie chacun à sa rage de petit internalisée, à l’omission des inégalités structurelles qui l’alimentent en silence, au désir de vaincre autrui afin de prendre notre place, jusqu’au moment, souligne l’auteure, où l’on parvient à « aimer les riches », « nos riches », ces « gens », sommes-nous convaincus, « qui nous font exister, qui ont le droit de nous cracher dessus pour cette raison » (« Aimer les riches », p. 86).

Du « maître chez nous » à « l’amour des maîtres » (p. 12), la ligne est bien mince, on en conviendra. Or, les propos du livre, fort heureusement, ne s’achèvent pas sur ces paroles accusatoires. Citant Jacques Ferron, c’est aussi avec un dépit obstiné que l’auteure décrie son amour pour l’objet qu’elle dépeint : « Prendre conscience de soi, ce n’était pas nécessairement se comprendre. Comme nous ne laisserons pas grand chose, qu’au moins le croque-mort sache qui il préparera pour sa dernière parade. » (p. 111) Le Québec brûle en enfer – plaît-il ? Et nous en sommes responsables sans totalement l’être. Responsables, tous et toutes, d’acheter (littéralement) ce « nous » que l’on nous vend (littéralement) ; innocents par incapacité de concevoir ensemble un espace de sortie concret : « je pense que nous n’avons pas les ressources existentielles et cognitives pour envisager la possibilité réelle d’une remise en question de notre modèle de développement économique » (« Blocus indigène », p. 106). Et c’est aussi pour cette raison, ajoute Dalie Giroux, que nous avons encore tant de mal à entendre la portée des luttes autochtones, la possibilité de se lier au territoire autrement qu’à travers la médiation marchande.

Le noeud de l’argument se déploie ici comme un appel à le défaire. Ce qui nous unit : la culture que l’on partage, les gestes que l’on pratique au quotidien et qui nous habitent de leur matérialité nue, « les choses laides et étranges de la vie collective », la souffrance que l’on ne comprend pas toujours par manque de recul sur sa propre vie. Le manque. La culture du manque qui forge de toutes parts l’espace politico-marchand qui est le nôtre, au Québec comme ailleurs, cet espace que l’on ne voit plus à force de vivre dedans, mais que tout le monde ressent par tous les pores de peau. De l’ordre du souhait plus que de la foi, l’espoir de l’auteure visite ses regrets, la honte qui les alimente parfois ; il se loge au ras de l’expérience humaine, dans l’idée que rien n’est fixé à jamais, dans les interstices où s’exprime encore une certaine liberté, sa possibilité concrète. Qu’est-ce qui nous permet de vivre ? Cette question, il importe de se la poser à nouveau chaque jour, collectivement et individuellement, sans complaisance ni pathos outrancier. Ceci étant lié à cela.