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Quelles sont les origines intellectuelles qui ont contribué à l’essor, au développement de l’idée de tyrannie ou encore de la domination au sein des sociétés occidentales ? Telle est la question centrale et cruciale à laquelle Heinz Weinmann s’efforce de répondre dans un essai étoffé, riche et stimulant. Il s’agit, en quelque sorte, d’analyser le cheminement et les avatars de la part d’ombre contenue dans l’histoire de la pensée politique en Occident.
Constitué de huit chapitres denses et profonds, subdivisé en deux grandes parties, la première portant sur le rapport entre la France et l’Allemagne et la seconde sur la dialectique entre les « Lumières et l’obscurantisme », État-nation, tyrannie et droits humains se veut, d’une part, une réflexion sur les relations tourmentées entre ces deux États européens, le premier représentant le triomphe de la souveraineté populaire et le second représentant, en revanche, l’empire écrasant la volonté du peuple et, d’autre part, une tentative de souligner néanmoins, dans la deuxième partie, les vertus politiques des Lumières allemandes.
L’auteur examine, dans le premier chapitre, les tout premiers « monstres » antiques et constitutifs, dans la tradition politique occidentale, du despotisme. À ses yeux, on retrouve une première figure à l’origine de cette « archéologie de l’ordre politique » au sein de l’oeuvre d’Homère, dans l’affrontement entre Ulysse et le Cyclope (Polyphème) ; une seconde dans le combat entre Thésée et le Minotaure ; une troisième puisée à même le théâtre de Sophocle, Oedipe, « monstre-tyran » (p. 48) et pièce maîtresse des travaux de Freud ; une quatrième dans les dialogues de Platon, comme le Gorgias ou la République, dans lesquels le philosophe grec critique fortement la bête humaine qui sommeille en chacun de nous ; et une dernière qui se découple en plusieurs personnages, car l’auteur voit tout aussi bien dans les sophistes anciens (Polos et Calliclès) que les sophistes modernes (Machiavel et Nietzsche) « des rhéteurs démagogues populistes, facilitateurs de la tyrannie » (p. 57).
Dénonçant la propension humaine à se créer des monstres imaginaires qui ne sont que les « avatars de ses propres angoisses », engendrés par « ses états bestiaux antérieurs » (p. 65), Weinmann estime, dans le second chapitre de son livre, que ce conflit intérieur se dégage également du sein de la querelle entre les Lumières françaises et le romantisme allemand ou encore entre l’Aufklärung et le conservatisme germain. On assiste ici à l’affrontement entre la pensée de Renan, père de la nation civique, et le philosophe allemand, Fichte, « élève de Machiavel, maître de Clausewitz » (p. 98). Le premier incarne, autrement dit, le penseur de l’autodétermination des nations, tandis que le second illustre « l’utopie de la nation originelle » (p. 85). Weinmann creuse, dans le troisième chapitre, les raisons pas tant historiques qu’idéelles pour lesquelles l’Allemagne s’est jetée, peu à peu, dans les bras de la barbarie qui s’est achevée par la chute de la République de Weimar et l’ascension du régime nazi. Écrasée par les armées napoléoniennes, dernier moment marquant de l’hégémonie française en Europe qui avait débuté avec le règne de Louis XIV, l’Allemagne s’est cherchée, au dire de l’auteur, une façon de renouer avec la fierté nationale, une manière de se laver de l’affront français, et elle l’a trouvée, malheureusement, en s’abreuvant de discours racistes puisés au sein même du nationalisme ethnique et s’appuyant sur une prétendue pureté de sang.
Weinmann soutient, par la suite et procédant à un rebours temporel, dans le chapitre quatre, que la pensée de saint Augustin a grandement contribué à la genèse et au développement de la tyrannie en pourfendant la cité terrestre, « grand repaire de brigands » (p. 144), siège du mal et des péchés humains – la cupidité, la vanité et, péché suprême, l’égoïsme. Dès lors, seul un monarque puissant, absolu, est en mesure de réguler et de juguler les passions humaines, l’hubris des hommes. Cette thèse est reprise par Pascal, le penseur de « l’augustinisme à l’âge scientifique » (p. 153), car chez ce dernier le pouvoir doit appartenir à celui qui est nécessairement le plus fort, tandis que le peuple doit, pour sa part, se soumettre de manière docile aux volontés du roi. Cet absolutisme poursuit sa voie et s’exprime une fois de plus au coeur de l’Allemagne romantique par l’entremise, cette fois-ci, de la philosophie politique hégélienne lorsque celui-ci « rabat la souveraineté sur le monarque comme détenteur naturel et légitime de la souveraineté » (p. 182). Avec Hegel, le cheval blanc napoléonien ne fait que passer, il ne fait, au fond, que poursuivre ce même fantasme de toujours, ce même rêve qui anime l’Allemagne depuis la disparition du Saint-Empire romain germanique (962-1806), à savoir la formation d’un empire.
Ralliant le monarque absolu, Hegel voit son oeuvre être, en quelque sorte, parachevée, selon Weinmann, par les travaux de Carl Schmitt qui, justifiant l’état d’exception (p. 189), contribua à la chute de Weimar et au triomphe de la dictature hitlérienne. Rejetant le système parlementaire car le jugeant trop bourgeois et individualiste, Schmitt estimait, en effet, que la démocratie doit reposer sur des prises de décision entérinées par des plébiscites populaires. Le souverain, c’est celui qui décrète l’état d’exception, qui décide de la situation exceptionnelle ; il est donc celui qui, en cas de conflits, décide en quoi consiste l’intérêt public et celui de l’État, la sûreté et l’ordre public. Par conséquent, le pouvoir appartient au dictateur. Conseiller juridique lors de l’élaboration de la constitution de Weimar, Schmitt nourrit les opposants à l’égard du premier régime démocratique de l’histoire de l’Allemagne et contribua finalement à sa perte.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Weinmann estime que, nonobstant la congruence entre la pensée politique de plusieurs philosophes allemands et le despotisme, il est possible d’identifier au sein de ce pays deux auteurs représentant les Lumières allemandes : Lessing, auteur de Nathan le Sage, et Mendelssohn, un « juif allemand éclairé » (p. 342).
Opposant la pensée de Mendelssohn à celle de Kant, Weinmann soutient, au chapitre six, que les Lumières du premier sont mieux à même de conjurer l’obscurantisme du second. Il n’est en effet guère impressionné par l’Aufklärung défendue par Kant chez qui plusieurs ont vu l’oeuvre phare du projet des Modernes, c’est-à-dire développer l’autonomie des sujets. Il affirme que ce dernier a, dans les faits, peu d’estime pour la démocratie, car le but visé par le philosophe allemand est « de faire obéir aveuglément au pouvoir en place, quel qu’il soit, en réprimant la moindre velléité de critique, sans parler de résistance active, carrément impensable » (p. 260). Mendelssohn offre, en revanche, les conditions pour fonder, principalement à partir de son texte Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme, la liberté humaine (p. 353).
Irréductible à une identification unique et marquée pour la tyrannie, la philosophie allemande a montré, affirme Weinmann au chapitre sept, une certaine sensibilité à l’égard du siècle des Lumières, comme on peut le voir non seulement dans les oeuvres de Mendelssohn et de Lessing, mais également dans les écrits de Grotius. Avec ce dernier, on renoue avec le stoïcisme, ce moment dans lequel il s’agit bien entendu « de vivre en accord avec la nature » (p. 278), mais aussi d’engager les hommes dans « un rapport de réciprocité », de favoriser l’essor de la paix, les liens indéfectibles de l’amitié (p. 280) et, par là, de soustraire les hommes à l’emprise de la tyrannie.
Dans le huitième et dernier chapitre de son ouvrage, Weinmann examine derechef la pensée de Mendelssohn et conclut que son grand mérite fut de mettre un terme à un long processus historique commencé depuis Homère, c’est-à-dire « l’assimilation du législateur gréco-romain – simple colligeur de lois – au Dieu transcendant, créateur du monde, acquérant par là son statut de souverain absolu » (p. 366). Le philosophe allemand permettrait, pour ainsi dire, de réconcilier l’Allemagne avec la souveraineté du peuple et de défendre ainsi la liberté politique humaine.
À l’aune de ce travail, on pourrait se poser la question suivante : quelle est la pertinence de ce propos par rapport à notre contexte contemporain ? L’auteur soutient, en épilogue, que cette soif de tyrannie est encore présente dans notre monde dans le sens où elle se révèle dans la montée des populismes en Europe, le Brexit britannique et l’élection de Donald Trump aux États-Unis. Aux yeux de Heinz Weinmann, dans cette ère où triomphent les « vérités alternatives », les « fake news », les mensonges politiques, il faut craindre qu’un nouveau Big Brother « tweetera » dans les « chaumières » toutes ces fausses vérités « que chacun boira comme parole d’évangile… » (p. 384).