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À la fin de l’année 2017, selon le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), 3,1 millions de personnes étaient en attente d’une décision relative à l’obtention du statut de réfugié. Dans les pays occidentaux, ce nombre s’élevait à 1 065 774[1]. En 2015 et en 2016, la « crise de l’asile » – que plusieurs analystes qualifient plutôt de « crise des politiques européennes d’asile » (Akoka, 2016 ; Del Biaggio et Rey, 2016) – a une énième fois mis sur le devant de la scène politique et médiatique la question des réfugiés. Le qualificatif de « crise » et les tensions au sein des pays d’accueil à l’égard des demandeurs d’asile révèlent à quel point l’asile et le contrôle des flux migratoires constituent des questions politiques centrales pour les États occidentaux (Dauvergne, 2016). L’actualité médiatique récurrente de la question des réfugiés et sa centralité dans les débats politiques contrastent avec la connaissance limitée des procédures et des pratiques à travers lesquelles les États décident qui a droit au statut de réfugié et qui doit être renvoyé dans son pays d’origine ou dans un pays tiers. Ce numéro spécial de Politique et Sociétés apporte une contribution à la compréhension des politiques d’asile « par le bas », c’est-à-dire à partir des pratiques et des représentations de différents acteurs directement impliqués dans leur mise en oeuvre.

Au-delà des traditions antiques et médiévales de l’asile, qui permettent d’accorder souverainement un refuge à une personne qui fuit des ennemis ou des persécutions (Le Pors, 2005 ; Fassin, 2017), la question de la gestion internationale des réfugiés émerge dans les années 1920, dans un contexte d’après-guerre également marqué par le démantèlement des empires allemand, ottoman et austro-hongrois (Kévonian, 2013). À la suite de la Seconde Guerre mondiale, le texte fondateur de la Convention de Genève sur la protection des réfugiés est signé le 28 juillet 1951. Il définit le réfugié de la façon suivante :

toute personne qui, par suite d’événements survenus avant le premier janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.

Dans cette version du texte, la convention se limite aux victimes des « événements survenus en Europe » avant le 1er janvier 1951. Le mandat du HCR se réduisait alors à aider des réfugiés européens qui avaient été déplacés par la guerre. Cela devait être temporaire et le HCR devait cesser ses opérations après trois années (Loescher, 2017). Or, ce n’est qu’à partir du protocole de New York signé en 1967 que ces restrictions géographiques et temporelles sont levées (Crépeau, 1995 ; Le Pors, 2005 ; Akoka, 2017 ; Fassin, 2017). Le HCR (2015) précise que, de nos jours, 142 États sont signataires de la convention et de son protocole.

La définition du réfugié prévue par la Convention de Genève n’est pas neutre ou apolitique, mais reflète la conception occidentale de l’asile dans un contexte de guerre froide (Bhabha, 1996 ; Akoka, 2011). Les notions de persécution et de crainte de persécution pour des raisons politiques, religieuses ou raciales sont centrales. Cette définition combine une conception à la fois individualiste, à travers la crainte personnelle de persécution, et universaliste, puisqu’elle peut s’appliquer à tous les réfugiés dans le monde. Elle combine un élément subjectif (« qui craint ») et un élément objectif (« avec raison »), ce dernier posant la question de la preuve (Lochak, 2013). Les craintes doivent ainsi être personnelles et il ne suffit pas d’appartenir à un groupe dont les membres sont habituellement persécutés pour être reconnu réfugié ; encore faut-il établir que l’on risque soi-même de l’être. On voit bien ici l’enjeu important que représente le travail d’instruction des dossiers et de qualification des demandes d’asile, qui implique que les fonctionnaires et les juges doivent évaluer les motifs invoqués et les faits allégués par rapport à cette définition juridique et par rapport au critère de la crédibilité (Lochak, 2013 ; Tomkinson, 2018).

Cette détermination au cas par cas est laissée à la compétence des États, souverains pour attribuer ou non le statut de réfugié. Ainsi, le caractère universel de la notion du réfugié, fondée sur le critère de la « persécution », est limité non seulement par la logique de groupes d’appartenance liés aux motifs listés dans cette définition (race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social, opinion politique), mais aussi par l’importance que prend la procédure de qualification individuelle, que les États font autorité pour organiser eux-mêmes (Noiriel, 1991).

Conséquemment, alors qu’elles relèvent, initialement, d’une question de droit international des réfugiés, les politiques d’asile sont progressivement appréhendées comme une question relevant des politiques d’immigration nationales qui visent à limiter et à rendre de plus en plus difficile et sélectif l’accès au territoires nationaux des pays occidentaux (Anderson, 2010 ; Hamlin, 2012). Malgré la mise en place de ces politiques, ceux et celles qui demandent le statut de réfugié auprès des États occidentaux activent toute une série de droits lorsqu’ils traversent des frontières et demandent l’asile (Hansen, 2014 : 262).

L’attribution du statut de réfugié repose généralement sur le jugement d’un agent de l’État qui doit évaluer si les demandeurs d’asile établissent ou non une crainte fondée de persécution, conformément à la définition inscrite dans la Convention de Genève. Selon les discours officiels, chaque décideur doit examiner la « qualité » de chaque requête et déterminer quelles demandes du statut de réfugié tombent dans le cadre de la définition du réfugié (UNHCR, 1992). Leur travail consisterait ainsi simplement à appliquer la définition du réfugié aux faits et aux motifs invoqués par les demandeurs d’asile. Dans cette perspective juridique, la reconnaissance du statut de réfugié conduit à déclarer que le requérant est réellement un réfugié.

Or, si la notion de réfugié et la protection internationale qui en découle se veulent universelles, la mise en oeuvre de procédures d’asile demeure de la responsabilité de pays qui reçoivent des revendications du statut de réfugié. Le droit international relatif aux réfugiés n’impose aucun modèle d’organisation unique aux États parties. Les pays d’accueil mettent en place leurs propres institutions et procédures pour identifier les réfugiés.

Les questions du « tri », de la sélection et, in fine, de l’étiquetage opérés par chaque État signataire de la Convention sont donc cruciales. Plusieurs travaux en droit et en sciences sociales ainsi que différents rapports internationaux (Eurostat, 2017) ont mis en évidence des différences significatives entre les procédures d’asile et entre les manières d’apprécier les motifs d’asile et leur crédibilité (Böcker et Havinga, 1998 ; Rousseau et al., 2002 ; Zetter et al., 2003 ; Neumayer, 2005a ; 2005b ; Guild, 2006 ; Crépeau et Nakache, 2008 ; Maiani, 2009 ; Guiraudon, 2010 ; 2013 ; Kynsilehto et Puumala, 2015), ainsi que des disparités importantes dans les taux d’octroi du statut de réfugié (Rehaag, 2008 ; 2012 ; Ramji-Nogales et al., 2009 ; Schoenholtz et al., 2014). Cela souligne la relativité, l’incertitude et les variations de ce travail de détermination dans le temps et dans l’espace, entre les États occidentaux et entre des juges ou des régions au sein d’un même pays (Agier et Madeira, 2017 ; Migreurop et Clochard, 2017). D’autres recherches ont démontré combien les politiques d’asile nationales ont évolué vers des politiques de soupçon (D’Halluin, 2012 ; Jubany, 2016) et de rejet (Bohmer et Shuman, 2008 ; Valluy, 2009), en même temps que l’on assiste à une « managérialisation » progressive de la détermination du statut de réfugié avec les objectifs et les critères d’efficacité des procédures (Soennecken, 2013).

Plus récemment, des recherches ethnographiques et des témoignages ont permis d’ouvrir la « boîte noire » des procédures et des administrations chargées d’examiner les demandes d’asile. Elles ont révélé les pratiques complexes, les contraintes, ainsi que les marges de manoeuvre et les pouvoirs discrétionnaires des agents de terrain et des juges (Fassin et Kobelinsky, 2012 ; Kobelinsky, 2013 ; Campbell, 2016 ; Gill, 2016 ; Jubany, 2016 ; Miaz, 2017a ; 2017b ; Poertner, 2017 ; Dahlvik, 2018 ; Tomkinson, 2018 ; Gill et Good, 2019). De même, des recherches ethnographiques ont mis l’accent sur le rôle d’autres acteurs impliqués dans la procédure d’asile, en particulier les traducteurs (Scheffer, 1997 ; Licoppe et al., 2018), les conseils juridiques (Tomkinson, 2014), les acteurs associatifs impliqués dans l’aide médicale ou juridique (Drahy, 2004 ; D’Halluin, 2010 ; 2012 ; Murray, 2016 ; Miaz, 2017b). Dans le même temps, quelques travaux ont mis en évidence d’autres aspects – souvent ignorés – des procédures d’asile tels que le rôle des experts dans la procédure d’asile, notamment les recherches sur les pays d’origine (Good, 2007 ; Lawrance et Ruffer, 2014 ; Rosset, 2015 ; Rosset et Liodden, 2015). On peut aussi évoquer la prise en compte progressive et partielle par les administrations de « persécutions liées au genre », y compris les persécutions dites « spécifiques aux femmes » et liées à « l’orientation sexuelle et à l’identité de genre », donnant lieu à des pratiques d’instruction spécifiques (Stichelbaut, 2009 ; Baillot et al., 2012 ; 2014 ; Kobelinsky, 2012 ; 2015 ; Miaz, 2014 ; McKinnon, 2016).

Présentation du dossier

Les articles de ce numéro thématique s’inscrivent dans la lignée de ces récentes recherches qui offrent une analyse au coeur des politiques d’asile à partir des pratiques des acteurs de terrain, non seulement les agents des administrations, mais aussi les experts-pays et les avocats. Ils contribuent aux débats académiques en proposant un regard comparatif relatif aux acteurs concernés, aux institutions et aux pratiques de l’administration en charge de l’asile dans différents pays européens (Belgique, France, Norvège, Suisse), au Canada et en Égypte. Les différentes dimensions du travail administratif sont considérées : instruction des demandes par l’administration étatique et par un organisme humanitaire (le HCR), élaboration d’un nouveau motif de définition de réfugié, décisions d’octroi ou non du statut, élaboration et recours aux expertises pays, et acteurs étatiques et non étatiques de l’asile. L’approche adoptée dans ce dossier va au-delà d’une analyse en termes de politiques restrictives et contraignantes. Elle vise plutôt à penser la politique d’asile (et son administration) non pas comme une donnée, mais comme un phénomène historiquement, politiquement et géographiquement situé, variant selon les organisations, les institutions et les acteurs étudiés. L’accent est mis sur l’analyse empirique et théorique du processus de détermination du statut de réfugié, afin d’examiner son articulation, sa portée et ses effets pratiques.

L’apport de l’ethnographie à la compréhension des politiques d’asile

Les contributions réunies dans ce dossier thématique reposent sur une connaissance resserrée des politiques d’asile à travers le recours, à différents degrés, aux méthodes ethnographiques. On peut dès lors se demander pourquoi mobiliser une telle approche dans le cadre d’une recherche sur les acteurs, les institutions, les pratiques et les politiques d’asile. Les méthodes ethnographiques sont de plus en plus reconnues comme méthodes d’enquête à forte portée heuristique en science politique, permettant de rendre compte de divers faits sociaux à travers une immersion du chercheur ou de la chercheuse sur un ou plusieurs terrains, plaçant la politique et les politiques publiques sous leur « microscope ethnographique » (Auyero, 2006). Dans le texte de présentation du groupe de projet « EthnoPol » (ethnographie politique) de l’Association française de science politique, Martina Avanza, Sarah Mazouz et Romain Pudal écrivent ainsi que l’enquête ethnographique en tant que méthode et épistémologie est susceptible de redéfinir les objets canoniques de la science politique : les partis politiques, les mouvements sociaux, les administrations publiques, mais aussi les acteurs inter et transnationaux, ou encore l’analyse des idées politiques. Les travaux qui mobilisent l’ethnographique vont ainsi analyser ces différents objets « au ras des pratiques » (AFSP, 2016).

La plupart des chercheurs qui conduisent des recherches ethnographiques s’accordent sur le fait que l’observation, plus ou moins participante, est le point central de cette approche (Bayard de Volo et Schatz, 2004 ; Schatz, 2009 ; Wedeen, 2010). Toutefois, pour un nombre croissant de chercheurs, l’ethnographie n’est pas simplement une stratégie de production de données ; elle comprend plus qu’une méthode déterminante ou une variété de méthodes (Wacquant, 2003). La recherche ethnographique comporte généralement un travail de terrain et les chercheurs dans cette tradition mobilisent diverses méthodes qualitatives telles que l’observation selon divers degrés de participation, les entretiens plus ou moins directifs ou structurés, ainsi que la recherche documentaire ou sur archives (Allino-Pisano, 2009 ; Kubik, 2009). L’approche ethnographique repose sur une observation prolongée et sur l’expérience incarnée de l’enquêteur·rice (Cefaï, 2010 : 7). Premièrement, elle privilégie l’observation participante, c’est-à-dire l’immersion dans la vie quotidienne des acteurs, au sein d’un milieu d’interconnaissance (Beaud et Weber, 2008 ; 2009 ; Schatz, 2009). Deuxièmement, elle implique le développement d’une sensibilité ethnographique en étudiant simultanément les croyances et les représentations des gens ainsi que les pratiques et le contexte qui sont à l’origine de ces derniers (Bayard de Volo et Schatz, 2004 ; Schatz, 2009 ; Brodkin, 2017). L’immersion est l’un des principaux attributs d’une recherche ethnographique. Elle n’assure pas uniquement au chercheur de transmettre un message découlant du fait « d’être là ». Elle lui permet également d’avoir une expérience directe « des rythmes quotidiens » (Bayard de Volo et Schatz, 2004 : 267), ainsi que des conditions, des événements, des contraintes et des pressions actuels qui influencent la manière dont les personnes étudiées mènent leur vie (Emerson et al., 2011). Par conséquent, l’ethnographie met l’accent sur l’importance d’étudier les interactions sociales dans la vie quotidienne et en tire profit. Elle permet au chercheur de s’associer et de s’engager afin de développer une compréhension profonde du phénomène qu’il essaie d’étudier. Cette approche souligne l’importance du milieu naturel et englobe « une épistémologie qui se concentre sur les actions concrètes des vraies gens plutôt que sur des variables » (Aronoff et Kubík, 2013 : xvii). En conséquence, l’ethnographie tire sa spécificité de « sa focalisation sur “la vie quotidienne” et l’ordinaire » (Rhodes et al., 2007 : 217). Même si Damian Rosset et Ahmed Hamila n’utilisent pas le terme « ethnographique » pour qualifier leur recherche, ils accordent tous les deux une attention particulière à l’espace, aux pratiques et au sens qu’y prêtent les acteurs qu’ils étudient, ainsi qu’à leurs effets sur leur travail quotidien de mise en oeuvre de la politique d’asile.

Si l’on part du postulat selon lequel les politiques publiques existent concrètement à partir de ce que font les agents de terrain et que leurs pratiques contribuent à la fabrique de l’action publique (Lipsky, 1980), l’ethnographie comme méthode s’intéressant aux pratiques et aux situations permet de mettre au jour l’actualisation des politiques publiques, son potentiel créateur de l’action publique, le pouvoir discrétionnaire et la construction in situ des catégories sociales, juridiques, administratives et politiques, mais aussi des évolutions davantage macrosociales (Dubois, 2012 ; 2015). De plus, comme le souligne Nicolas Belorgey (2012), l’ethnographie est un mode de connaissance propice à l’étude de l’action publique permettant de dépasser une étude de l’action publique qui ne l’appréhenderait qu’à partir du seul niveau de sa conception ou de l’édiction des normes, mais en incluant dans l’analyse différents intermédiaires, les agents de terrain et les destinataires. Ainsi, le travail ethnographique constitue un instrument de déconstruction et de dénaturalisation des catégories juridiques et administratives officielles en les confrontant aux situations concrètes et à leurs conditions de production. Un autre apport de l’ethnographie est celui de ne pas ignorer certaines dimensions essentielles des acteurs (trajectoire sociale, génération, rapports de genre, de race et de classe), des « typifications » réciproques, et de leur actualisation dans des interactions. Ce numéro spécial permet d’entrer non seulement dans le contenu concret que les agents de terrain donnent aux politiques d’asile (dans les contributions de Karen Akoka, de Pauline Brücker et de Jonathan Miaz), mais aussi d’appréhender les rôles et les pratiques d’autres acteurs impliqués dans la mise en oeuvre de ces politiques, tels que les avocats dans l’article de Sule Tomkinson et les analystes-pays des unités de production d’informations sur les pays d’origine dans celui de Damian Rosset, et dans la reconnaissance d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié, tels que des acteurs étatiques et associatifs dans celui d’Ahmed Hamila.

Contributions du dossier à la compréhension des politiques d’asile

L’ethnographie comme méthode de recherche vise à saisir une expérience quotidienne, concrète, pratique, et à en rendre compte. Pourtant, comme la contribution de Karen Akoka le montre bien, l’approche ethnographique ne se limite pas à étudier le seul moment présent dans un lieu donné. L’attention portée au passé et l’immersion dans les documents officiels et dans les témoignages du temps peuvent permettre au chercheur ou à la chercheuse « d’ethnographier le passé » et de présenter des récits/comptes rendus/analyses historiques, détaillés et interactionnels du travail politico-administratif. Son article porte sur les logiques qui guident les deux premières décennies de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) après sa création en 1952. À l’aide de recherches sur archives et des témoignages recueillis auprès d’anciens officiers de protection, l’attention sur la période de la guerre froide souligne les fonctions politiques et l’instrumentalisation de l’asile. Akoka met en lumière les réflexions diplomatiques et idéologiques du gouvernement ainsi que des agents de l’OFPRA qui entourent les pratiques d’attribution du statut de réfugié afin de discréditer le régime soviétique. Elle démontre en outre l’importance des propriétés sociales et des trajectoires migratoires des officiers dans l’instruction de demandes d’asile. Son analyse innovatrice trace l’évolution des procédures et des pratiques de reconnaissance du statut de réfugié en France.

Dans la deuxième contribution, Damian Rosset traite de la distanciation des unités de production d’informations sur les pays d’origine (country of origin information, COI) de l’évaluation de demandes d’asile, et s’interroge sur l’impact de cette distanciation sur la légitimation de la production et de l’utilisation des COI, en s’appuyant sur l’exemple de Landinfo en Norvège. Par les normes internationales et nationales, la distanciation était cadrée comme un moyen permettant de rendre la production du savoir non seulement plus indépendante, mais aussi plus objective et impartiale. Une délégation du travail de production du savoir à une unité unique et séparée plutôt qu’aux acteurs de l’instruction de demandes d’asile est perçue comme une amélioration des processus décisionnels. Selon Rosset, cette décision d’attribuer une autonomie organisationnelle à Landinfo est une composante importante de l’infrastructure de distanciation qui renforce simultanément la légitimité du savoir produit. L’analyse de Rosset met en lumière également comment la distanciation des COI vis-à-vis l’instruction de demandes d’asile contribue à la légitimation de Landinfo pour les acteurs externes (journalistes, organisations non gouvernementales, cours de justice) et internes (tels que les analystes-pays). Dans le même temps, Rosset montre la nature compliquée de l’« opérationnalisation de la distanciation » pour des analystes-pays qui doivent la négocier dans leurs pratiques quotidiennes : dans la production écrite (comment utiliser le langage juridique) et dans la production orale (comment présenter l’information sur le pays d’origine devant les cours et durant les procédures d’appel).

La troisième contribution, de Jonathan Miaz, permet d’entrer dans les logiques d’instruction des demandes d’asile et de prise de décision des employés du Secrétariat d’État aux migrations (SEM) en Suisse. S’interrogeant sur le processus par lequel on passe d’articles de loi généraux et abstraits à la qualification juridique de demandes d’asile spécifiques, Miaz pose la question de la prise de décision en mettant en évidence moins le pouvoir discrétionnaire ou la marge de manoeuvre dont les agents de terrain sont dépositaires, que les médiations sociales, institutionnelles et juridiques à travers lesquelles le droit oriente les comportements des fonctionnaires. L’analyse ethnographique permet, grâce à la combinaison d’observations et d’entretiens, de porter le regard sur les pratiques concrètes d’instruction des dossiers, la production de normes secondaires d’application (Lascoumes, 1990) qui orientent et contraignent la prise de décision, de même que sur les relations sociales, les logiques institutionnelles et les contrôles dans lesquels les acteurs sont pris et qui confèrent au droit et aux normes secondaires d’application une « force » particulière (Bourdieu, 1986). En définitive, Miaz montre que l’administration et ses agents de terrain disposent d’un pouvoir normatif collectif qui réside dans l’élaboration par ces derniers de normes secondaires d’application par rapport auxquelles ils orientent leurs pratiques. Il montre ainsi comment le contenu de la politique suisse d’asile, élaboré au niveau parlementaire, est aussi largement déterminé par les agents de l’administration dont le rôle dans la fabrique de l’action publique ne se limite pas à appliquer la loi aux cas particuliers, mais comprend également la création de normes secondaires.

La quatrième contribution, de Sule Tomkinson, traite de la représentation juridique dans la procédure d’asile au Canada, qui constitue un de seuls pays où l’instruction de demandes d’asiles est déléguée à une instance quasi judiciaire indépendante plutôt qu’à un ministère du gouvernement. À l’aide de l’observation directe, d’entrevues et de recherches archivistiques, il est question de repérer les multiples stratégies adoptées par des conseillers juridiques dans la procédure d’asile qui aident les demandeurs à paraître crédibles. Dans le contexte des organisations réunissant divers acteurs aux rôles distincts, l’approche ethnographique utilisée fournit un cadre d’expression du sens divers et contradictoire (Tomkinson, 2015), mais elle donne également à présenter une réalité institutionnelle de nature ambiguë et dispersée plutôt que des récits homogènes (Ybema et al., 2009). L’analyse de Tomkinson révèle que les avocats contribuent activement à l’administration de l’asile de manière différenciée. En utilisant le cadre d’analyse des « institutions habitées », la contribution de Tomkinson crée un pont entre les études portant sur les micro-pratiques de processus décisionnel en matière d’asile et les études portant sur l’efficacité de la représentation juridique au sein des tribunaux administratifs. L’attention accordée à la multiplicité des stratégies des avocats permet à Tomkinson d’identifier trois formes d’expertise stratégique qu’elle appelle conformité, délibération et contestation.

La cinquième contribution, de Pauline Brücker, est un excellent exemple de la manière dont les agents du HCR en Égypte font face à la double charge de l’engagement humanitaire et de la bureaucratisation de la gestion de l’asile. Dans cet article l’auteure démontre que le HCR joue non seulement de plus en plus le rôle croissant d’une bureaucratie transnationale qui est appelée à statuer sur les demandes d’asile, mais aussi qu’il adopte une fonction managériale qui consiste à mettre en oeuvre des réformes internes afin de standardiser les procédures d’asile et à augmenter la productivité des agents en introduisant des indicateurs de performance. Dans la deuxième partie de sa contribution, Brücker démontre d’abord les difficultés que créent ces mesures pour les demandeurs d’asile et ensuite, en dépit de réformes managériales, comment les agents de protection se voient attribuée une marge de manoeuvre par laquelle ils peuvent exprimer leurs engagements humanitaires.

La dernière contribution du numéro, celle d’Ahmed Hamila, porte sur la reconnaissance d’un « nouveau » motif d’octroi du statut de réfugié en Belgique : les persécutions liées à l’orientation sexuelle. À partir d’une quarantaine d’entretiens semi-structurés et d’une riche analyse documentaire, Hamila étudie comment le Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA) belge a progressivement développé des instruments, dits « instruments OSIG» (pour orientation sexuelle et identité de genre), afin de traiter les demandes d’asile des personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelle. Il établit que ce processus a suivi trois phases : l’émergence (2000-2004), la stabilisation (2005-2009) et le verrouillage (à partir de 2010) de ces instruments. Hamila fait état du rôle de l’expertise développée par le Centre de documentation et de recherche de la CGRA et par des associations LGBT (lesbiennes, gaies, bisexuelles et transgenres), ainsi que des revendications portées par ces dernières qui vont mener à l’adoption de lignes directrices transversales et à l’harmonisation des pratiques au sein de la CGRA. En définitive, Hamila montre comment le développement de ces instruments OSIG a conduit à la reconnaissance de facto des persécutions liées à l’orientation sexuelle. L’exemple de la prise en compte des motifs associés à l’orientation sexuelle en Belgique accentue la variabilité de cette notion, laquelle évolue non seulement en fonction des situations des demandeurs d’asile, mais aussi du travail de différents acteurs administratifs (chercheurs, officiers de protection) et associatifs.

Les politiques d’asile ont été au coeur des débats politiques nationaux au sein des démocraties occidentales durant au moins les trois dernières décennies. Ce numéro thématique, en traitant une question persistante, montre que les politiques d’asile sont beaucoup de choses à la fois : elles englobent une variété d’organismes et de décideurs publics, des instruments et des acteurs non étatiques. Les articles réunis ici portent une attention particulière aux dimensions sociales et temporelles des institutions. Dans son ensemble, le numéro explique que les aspects visibles du travail de l’État (décisions, rapports, statistiques, règles) en vue d’administrer l’asile sont des représentations souvent tenues pour acquises de l’ensemble des connaissances et des pratiques contextuellement situées, d’actions stratégiques et des raccourcis partagés (Wagenaar, 2004). Ce sont précisément les dimensions institutionnelles, temporelles et géographiques que les contributions de numéro thématique entendent observer et interroger.