Article body

Tout citoyen s’intéressant à la chose publique aura remarqué que les épisodes médiatisés de repentir semblent se multiplier depuis plusieurs années. Des auteurs de disciplines variées n’hésitent pas à parler d’une « ère du repentir » (Cunningham, 1999 ; Govier et Verwoerd, 2002 ; Gibney et al., 2007) à laquelle le champ politique n’échappe pas. En parallèle au repentir étatique qui émerge après la Deuxième Guerre mondiale et qui est lié à des projets politiques et moraux de réconciliation nationale, appelant au devoir de mémoire (Tavuchis, 1991 ; Moreau Defarges, 1999), se développe une forme utilitariste de repentir (Lakoff, 2001 ; Kampf, 2009a). Cette dernière apparaît comme une réponse ponctuelle et immédiate à la couverture médiatique défavorable d’un politicien à qui l’on reproche d’être responsable de comportements perçus comme transgressifs par rapport à des normes, des valeurs, des conventions. Qu’on pense aux excuses du président américain Bill Clinton dans l’affaire Monica Lewinsky (1998), reprises intensivement par les médias du monde entier, ou, plus récemment, à celles du premier ministre canadien Justin Trudeau, à la suite d’une bousculade à la Chambre des communes (2016). Ces deux exemples sont emblématiques de repentir comme mode de gestion de crise (Hearit, 2006 ; Turbide et al., 2013 ; Benoit, 2015) où l’enjeu pour le politicien « offenseur » est moins de demander et d’obtenir le pardon des victimes de l’offense que de se mettre en scène afin de rassurer ses publics à propos de sa moralité, de son intégrité et de l’exemplarité de ses comportements (Gill, 2000) et, par le fait même, de rétablir une image publique mise à mal. Avec l’usage, cette forme particulière de repentir public s’est codifiée et ritualisée (Harris et al., 2006 ; Kampf et Löwenheim, 2012) pour devenir un outil de relations publiques au service des personnalités politiques.

Dans ce cadre, le repentir public apparaît à la fois comme une stratégie pour encadrer les risques associés à l’occurrence de comportements condamnables et comme une prise de risque. En fonction de la gravité de l’offense et de sa responsabilité dans ce qui lui est reproché, le politicien fera des choix stratégiques entre différentes modalités d’expression du repentir. Par exemple, doit-il endosser la pleine et entière responsabilité pour les actes reprochés ou, plutôt, exprimer des regrets pour les conséquences de ses actes ? La stratégie de repentir mobilisée rend explicite le dilemme auquel fait face tout politicien offensant, entre le devoir moral de bien faire, de reconnaître ses fautes en faisant preuve d’une probité professionnelle, et la nécessité de défendre une image valorisante de soi à travers laquelle les électeurs vont s’identifier et se projeter.

L’objectif de cet article est d’évaluer comment se manifeste en discours ce dilemme dans les actes de repentir de politiciens canadiens. À partir d’une méthode d’analyse de contenu et sur la base d’un corpus de 96 discours de repentir produits de 2005 à 2014, nous analyserons quantitativement : a) Comment se présente le politicien : comme un offenseur, responsable de l’offense commise, ou comme quelqu’un dont la responsabilité est somme toute limitée, par exemple ? b) Quel type d’énoncé de repentir produit-il (performatif/non performatif) ? c) À propos de quoi s’excuse-t-il et à qui ? Cette analyse permettra de situer globalement l’expression du repentir sur un continuum allant des formes exemplaires à des formes plus simulées (Turbide et al., 2013). Puis l’analyse de deux cas extraits de ce corpus, un de repentir exemplaire et un de repentir simulé, nous permettra d’identifier certains facteurs contextuels qui semblent affecter le choix d’une forme particulière de repentir. Avant d’arriver là, nous aborderons la question du risque en communication politique à partir d’une approche sociologique de l’image publique.

L’image publique et le risque en communication politique

L’image publique fait l’objet d’une attention soutenue de la part des spécialistes en marketing et en relations publiques qui font partie de l’entourage des politiciens depuis maintenant quelques décennies (Maarek, 2007 ; Marland, 2012). Des routines efficaces pour interagir avec les médias sont développées, des stratégies de réponse lors d’interviews sont préparées et des scénarios de réaction sont élaborés pour gérer d’éventuelles crises. Ce travail sur la présentation de soi reflète une volonté de contrôler les discours et les représentations circulant sur eux dans l’espace public et il s’effectue à travers de multiples apparitions médiatiques soigneusement mises en scène. Si ce phénomène d’accroissement de la visibilité médiatique constitue une opportunité d’influence, il n’est pas non plus sans risque, car en s’exposant publiquement les politiciens multiplient les lieux de construction de leur image (Thompson, 2005). De fait, en dépit des efforts constants pour limiter les interprétations défavorables, l’impression de réalité donnée par une représentation est à la fois incontrôlable – l’interprétation de toute parole politique est avant tout stratégique : une fois rendue publique, cette parole est reconstruite suivant des trajectoires souvent non désirées par le principal intéressé (Turbide, 2009) – et « une chose délicate, fragile qui peut voler en éclats au moindre incident » (Goffman, 1973 : 55). L’image n’est pas quelque chose que les politiciens possèdent, un attribut qui serait définitoire de leur personne, mais quelque chose qui est remis en jeu constamment et qui est soumis à l’appréciation d’autrui. En ce sens, cette image peut être rejetée à tout moment (Auchlin, 2000).

Le risque en communication politique réside dans cette absence de garantie quant aux images construites : risque de perdre la face, risque de produire une image dévalorisante de soi, risque de décevoir, de ne pas satisfaire aux attentes. Loin d’être un phénomène ponctuel, ce risque d’une gestion déficiente des impressions est permanent et il est accentué par le caractère compétitif du champ politique. Chaque fois qu’un politicien prend la parole et qu’il interagit publiquement avec autrui, il risque de projeter une image négative et de compromettre la réalité du personnage qu’il s’est bâti au fil des ans (Leary, 1995). Les exemples dans l’actualité ne manquent pas de mots malheureux qui, repris sur les réseaux socionumériques, ont par la suite été diffusés en boucle sur YouTube avant d’être récupérés par les médias « traditionnels », prenant une ampleur exponentielle et rendant difficile l’imposition d’un contre-discours.

Considérant cette menace permanente, il est dans l’intérêt des politiciens d’agir et de contrôler leur discours de façon à, idéalement, maximiser les impressions favorables laissées par leur personnage et, surtout, minimiser les impressions défavorables (Goffman, 1973). Par la prise en compte des réactions d’autrui et l’anticipation de ces réactions, les politiciens visent ainsi à diminuer les risques dans une logique de défense de soi et de protection de leur image et de celle de leur parti. Il ne s’agit pas d’un enjeu secondaire, c’est ce qui détermine la capacité des politiciens à intervenir efficacement dans le champ politique (influencer, mobiliser, faire croire et faire faire) (Bourdieu, 2001) et c’est ce qui est menacé par toute forme de scandale, expliquant, du moins en partie, la propension des politiciens à se repentir[1].

Le repentir : une perspective interactionniste

Dans la perspective interactionniste qui caractérise notre approche, le repentir se définit moins comme une réponse à un comportement condamnable que comme la prise en compte des réactions (anticipées ou effectives) à ce comportement dont les effets sont susceptibles d’affecter l’image publique du politicien offensant. S’inscrivant dans la tradition interactionniste de la recherche en sociologie et dans la lignée des travaux pionniers sur l’excuse de Marvin B. Scott et Stanford M. Lyman (1968) et d’Erving Goffman (1971), cette perspective est cohérente avec des études plus récentes en rhétorique (Blaney et al., 2013 ; Benoit, 2015), en analyse du discours (Lakoff, 2001 ; Kampf, 2009a ; Turbide et al., 2013) et en relations publiques (Hearit, 2006) sur la gestion médiatique de comportements condamnables. En dépit des variations théoriques, ces études partagent une conception similaire du repentir comme :

  • Une technique de défense de soi : il s’agit d’actes réactifs (l’excuse, le remords, le regret, la contrition) faisant suite à une importante pression médiatique. Le repentir fait l’objet de demandes de la part d’autrui.

  • Des actes planifiés et mis en scène, à l’inverse du repentir produit dans la sphère privée qui est provoqué habituellement par un sentiment spontané de culpabilité.

  • Des actes s’inscrivant dans un processus d’influence d’autrui. Une visée de modification de l’image publique sous-tend la production de repentir (Charaudeau, 2007).

  • Des actes qui revêtent différentes formes, marquant un écart plus ou moins important par rapport à une forme prototypique que l’on nomme exemplaire, liée à la reconnaissance d’une transgression et au désir de réparer le tort commis.

Le repentir exemplaire 

Les dictionnaires, tout comme les principales études sur le repentir (Tavuchis, 1991 ; Lakoff, 2001 ; Kampf, 2009a), associent le repentir à l’expression d’un sentiment de mécontentement de soi, d’avoir mal agi, afin de rétablir l’équilibre dans le rapport de pouvoir entre l’offenseur et l’offensé. Bien que nécessaire, cette composante n’apparaît pas comme une condition suffisante pour que l’on puisse parler de repentir exemplaire. Trudy Govier et Wilhelm Verwoerd (2002) critiquent cette définition limitative du repentir, évaluant que la présentation d’excuses publiques limite bien souvent le regret à la reconnaissance vague de la responsabilité de l’offenseur et à un dédommagement symbolique, sans la proposition d’une compensation matérielle, ni l’expression d’une volonté claire que l’offense ne se reproduise pas. La restauration de la confiance des publics, par le repentir, exige donc de la part de l’offenseur un engagement moral et émotif qui se traduit sur le plan discursif par la mise en place d’un dispositif prototypique (Turbide et al., 2013) comprenant les six points suivants :

  1. reconnaître que le comportement offensant reproché est effectivement advenu ;

  2. reconnaître être pleinement responsable de ce comportement offensant, c’est-à-dire que l’énonciateur du repentir doit se présenter (ou présenter l’individu ou l’institution qu’il représente) comme l’offenseur ;

  3. reconnaître les cibles du comportement offensant comme des offensés ;

  4. exprimer un sentiment de mécontentement de soi – excuses, regrets, désolation – et l’adresser aux offensés directement ciblés par l’offense ;

  5. offrir une compensation (au moins symbolique) aux offensés ;

  6. mettre en oeuvre un projet de rectification.

Le repentir tire ainsi son efficacité de la valeur morale associée à la reconnaissance de la faute. Lorsque le repentir est jugé crédible, c’est l’intégrité du repentant qui peut se voir renforcée, de même que la confiance du public envers lui (Gill, 2000). Reconnaître une faute, c’est faire preuve d’humilité, c’est admettre sa condition d’humain, c’est se montrer similaire à ceux à qui l’on s’adresse, en instaurant un rapport de proximité avec les citoyens tout en se conformant aux attentes de transparence, de sincérité, de franchise des relations publiques modernes. Au surplus, l’expression du repentir répond à l’exigence sociale voulant que toute erreur doive être corrigée et qu’on doive traiter autrui comme on voudrait être soi-même traité. En d’autres mots, se repentir c’est non seulement se conformer à ce qu’autrui attend de nous – il y a une pression sociale en faveur du repentir –, mais c’est aussi faire sienne cette attente en s’engageant envers cette image idéalisée et morale de soi (Bajoit, 1997). En reconnaissant avoir transgressé une norme, le repentant signale que ce comportement constitue une exception à cette norme et réaffirme, par le fait même, sa validité et consolide l’ordre social (Tavuchis, 1991).

En dépit des avantages que peut tirer l’offenseur d’un repentir sincère, son expression constitue en même temps un acte menaçant, et ce, sur deux plans. Tout d’abord, produire un repentir exemplaire menace l’image de celui qui le produit, sa face positive, selon la terminologie de Penelope Brown et Stephen C. Levinson (1987). Parce qu’au fondement même du repentir, il y a l’idée d’avoir transgressé une norme, d’avoir mal agi ; toute reconnaissance de torts contrevient au désir primaire d’être reconnu. En endossant un ethos de repentant, le politicien rompt avec l’image qu’il projette habituellement, adoptant une position de vulnérabilité et de faiblesse[2] à l’égard non seulement des victimes, mais aussi de la collectivité. Il reconnaît avoir manqué à son devoir de sens moral (Alter, 1999), rompant avec ce qui est attendu en termes d’exemplarité dans le champ politique et risquant la perte d’un capital symbolique important. La capacité du politicien de mobilisation et d’engagement tient à cette représentation d’un être au-dessus de tout soupçon dans laquelle les citoyens peuvent se projeter, renvoyant à un ethos d’intégrité, notamment morale (voir Charaudeau, 2005). À cela, ajoutons que les menaces à l’image de l’offenseur repentant sont décuplées du fait de son expression publique et médiatique. Contrairement au repentir produit dans la sphère privée, qui risque de tomber dans l’oubli après un certain temps, le repentir public est consigné dans les archives et fait partie de la mémoire collective (Tavuchis, 1991). L’étiquette d’offenseur risque ainsi de suivre durablement le politicien. Ses adversaires politiques pourront s’en servir contre lui.

Ensuite, l’acte de repentir est aussi susceptible de menacer ce que Brown et Levinson (1987) identifient comme le territoire ou la face négative du politicien, qui renvoie à la liberté d’action, à l’autonomie, à l’espace symbolique et physique dont dispose un acteur. Parce que l’efficacité du repentir est définie en fonction de la capacité du politicien offensant à rétablir une relation de confiance avec les publics offensés, cela exige du politicien de proposer des actions concrètes pour compenser l’offense. Ces actions doivent témoigner d’une volonté réelle de s’amender, sans quoi c’est la crédibilité et la sincérité de l’acte qui pourront être remises en cause. Dans ce cadre, l’offenseur repentant se trouve dans une position où il a une dette envers les victimes et un devoir d’action.

Le repentir simulé

Comme nous venons de le voir, le repentir exemplaire constitue un acte discursif complexe et exigeant. Pour ces raisons et au regard de la primauté des exigences d’image dans le champ politique, plusieurs études récentes posent l’hypothèse que cette forme de repentir serait peu fréquente dans l’espace public (Kampf, 2009b ; Eisinger, 2011 ; Turbide et al., 2013). Le repentir en politique apparaîtrait donc plus régulièrement sous diverses formes atténuées. Dans sa forme extrême prototypique, le non-repentir ou repentir simulé met en scène un politicien qui, tout en produisant un acte d’excuse ou de regret, conteste sa responsabilité dans l’offense commise [voir extrait (1) plus loin], nie la gravité de l’offense et les effets néfastes causés à autrui par son comportement (2), et refuse de reconnaître les cibles de l’offense comme des offensés (3).

Porté par un politicien non repentant, ce discours constitue une réponse incomplète à des demandes sociales en faveur du repentir, c’est-à-dire que l’offenseur se repent tout en refusant de s’engager dans un processus de réparation de l’offense qui implique une dévalorisation des faces positive et négative. En d’autres termes, le repentir simulé produit par le politicien articule un discours à l’intention spécifique de ses publics afin de leur montrer qu’il a entendu leurs critiques, sans pour autant limiter sa liberté d’action, ni menacer sa réputation. L’enjeu pour le politicien est de profiter des bénéfices associés traditionnellement à l’acte de repentir (intégrité, sincérité, transparence) sans en payer le prix sur le plan de l’image. En contrepartie, endosser un ethos de non-repentant, c’est prendre le risque que les excuses soient jugées non satisfaisantes et contraires au devoir de sens moral du politicien. Dans ce cas, c’est non seulement la qualité du repentir qui est mise en cause, mais également l’intégrité morale du politicien et, par le fait même, les valeurs de sincérité, d’authenticité, de vérité qu’il prétend incarner.

Les formes de repentir et le discours équivoque

La figure 1 propose un continuum des formes de repentir où, à une extrémité, c’est le désir de réparer l’offense commise qui domine (repentir exemplaire) et, à l’autre, le désir de défendre son image (repentir simulé). Entre les deux pôles, on retrouve différentes formes d’expressions du repentir qui se situeront à différents échelons de ce continuum, selon la présence ou l’absence de l’une ou de plusieurs des composantes associées à ces deux pôles. Cette construction analytique du repentir exemplaire et du repentir simulé est établie en fonction des paramètres suivants : l’ethos revendiqué par le politicien à travers l’expression du repentir, la visée, les destinataires, les principales composantes, les avantages que retire le politicien de la réalisation du repentir et les risques encourus.

Figure 1

Continuum des formes de discours de repentir public

Continuum des formes de discours de repentir public

-> See the list of figures

Face aux avantages et aux risques associés à ces deux formes de repentir, synthétisées à la figure 1, le politicien se trouve dans une situation de double contrainte (Watzlawick et al., 1972), aussi désignée sous le terme de conflit communicatif évitement-évitement par Janet Beavin Bavelas et ses collaborateurs (1990), où chacune des options qui s’offrent au politicien est plus ou moins également défavorable à son image. D’un côté, incarner en discours un repentir exemplaire se fait généralement au prix d’une dégradation de l’image dans l’espoir que ce geste permettra à plus ou moins long terme de rétablir la relation de confiance avec les publics. De l’autre côté, incarner en discours un repentir simulé, c’est contrevenir au devoir de sens moral attendu des publics et risquer de se faire reprocher un manque de sincérité, de vérité, d’authenticité. Dans un cas comme dans l’autre, l’évaluation du rapport coûts–bénéfices du repentir est rarement évidente, parce qu’elle est principalement fondée sur l’anticipation des réactions des publics et sur leur perception de la gravité de l’offense et de la responsabilité du politicien. La proposition soutenue ici est que ces éléments d’incertitude amènent bien souvent les politiciens au centre d’une controverse à opter pour une solution intermédiaire en produisant un discours équivoque (Bavelas et al., 1990 ; Bull, 2000), adressant les questions 1) de leur responsabilité dans l’offense, 2) de la gravité de l’offense et 3) de la reconnaissance des offensés de façon indirecte et ambiguë.

Le corpus et le cadre d’analyse

Le corpus sous analyse est constitué de 96 discours de repentir produits par des politiciens canadiens à la suite de comportements offensants dont ils sont tenus responsables[3] et qui sont relatés par la presse québécoise. Sont considérés comme offensants des comportements qui transgressent les normes sociales et politiques, principalement, ici, de nature interpersonnelle (écarts de langage, irrespect/impolitesse), politique (conflits d’intérêts, pressions ou influences illégitimes) ou financière (détournements de fonds, dépenses injustifiées ou excessives, corruption). Ces discours de repentir ont été d’abord identifiés à partir des archives du quotidien québécois de référence Le Devoir, durant la période allant de 2005 à 2014, à l’aide du mot clé « excuse[4] ». Puis, à partir de ces textes journalistiques et d’indices contextuels, nous avons cherché en amont les discours de repentir originaux ou rapportés, disponibles sur Internet ou dans d’autres médias d’information.

Par la suite, dans le but d’examiner comment se manifestent en discours les différentes formes de repentir public en politique, nous avons codifié chaque discours en fonction des quatre principales composantes qui définissent sa réalisation : la responsabilité du locuteur dans l’offense, l’offense (ou l’objet du repentir), les destinataires du repentir et l’énoncé de repentir. Selon la combinaison de ces composantes, le discours de repentir se situera à différents échelons du continuum, définissant un repentir plus ou moins équivoque selon le cas. Dans le cadre d’analyse présenté, les marques du discours équivoque sont décrites sommairement pour chaque composante.

  1. Le locuteur. Est considéré comme équivoque un discours de repentir où le locuteur :

    1. atténue sa responsabilité dans l’offense commise par différentes stratégies de justification. Par exemple, s’il explique que les propos controversés ne reflètent pas sa pensée, qu’il n’a pas voulu offenser qui que ce soit, qu’il voulait faire une blague, ou s’il fait valoir qu’il s’agit d’un comportement produit sur le coup de l’émotion, de façon non intentionnelle ;

    2. ne se présente pas comme l’offenseur, refusant de reconnaître sa totale responsabilité dans l’offense commise.

  2. L’offense. Cette seconde composante renvoie à la désignation de l’offense dans l’énoncé de repentir, ce pour quoi le locuteur se repent. Quatre cas de figure permettent de définir un discours comme équivoque en lien avec cette composante :

    1. si le locuteur ne se repent pour aucune offense, ne désignant pas l’objet du repentir ;

    2. si le locuteur désigne les propos ou les comportements pour lesquels il se repent de façon imprécise, sans les caractériser (ex. : mes propos, ce que l’on me reproche, le geste commis) ;

    3. si le locuteur utilise un terme ou une expression qui diminue la gravité de l’offense ou de ses effets sur les offensés (ex. : le malentendu, ce geste maladroit, l’incident). De la même façon, on parlera d’un discours équivoque lorsque le locuteur s’excuse pour les éléments les moins condamnables d’une offense ou pour certaines offenses, mais pas d’autres (ex. : s’excuser de s’être mis en colère, mais pas pour les insultes qui ont suivi) ;

    4. si l’offense désignée ne renvoie pas aux comportements produits par le locuteur, mais à leurs effets avérés (ex. : avoir blessé mes collègues députés) ou possibles (ex. : avoir pu blesser mes collègues députés).

  3. Les destinataires. Cette troisième composante correspond à la reconnaissance ou non des cibles de l’offense. Est considéré équivoque un discours de repentir qui :

    1. est adressé aux individus ou aux groupes qui ont pu être offensés, introduisant une modalité d’incertitude quant à l’existence d’offensés ;

    2. n’est pas adressé aux cibles de l’offense, mais, de façon impersonnelle, à l’ensemble du public. En formulant des excuses où les cibles directes de l’offense sont incluses dans l’ensemble des individus témoins de la scène, le locuteur refuse le statut d’offensés aux cibles et, par le fait même, relativise l’existence même d’une catégorie spécifique d’offensés suivant une logique où lorsque tout individu apparaît comme offensé, personne ne l’est vraiment ;

    3. n’est pas adressé explicitement à des destinataires, ceux-ci n’étant pas identifiés.

  4. L’énoncé de repentir. Enfin, la réalisation de l’énoncé de repentir en tant que tel influence aussi le degré d’équivoque d’un discours. Ainsi, à la différence de l’énoncé performatif (Searle, 1969 ; Austin, 1970) « je m’excuse » où le repentir s’accomplit du seul fait de son énonciation, le discours de repentir est davantage équivoque si l’énoncé de repentir :

    1. comporte un verbe de repentir comme « être désolé » ou « regretter » où l’action de se repentir n’est pas accomplie de façon simultanée à son énonciation, contrairement à « je m’excuse ». Au surplus, dans le cas des expressions « je suis désolé » ou « je regrette », le repentir exprimé ne présuppose pas la responsabilité du locuteur dans l’offense ;

    2. adopte la forme conditionnelle pour exprimer le repentir (ex. : je m’excuse si…) ;

    3. renvoie à une action passée (ex. : je me suis excusé, j’ai eu l’occasion de m’excuser) ou si le repentir est rapporté par l’offenseur, sous la forme d’une autocitation (ex. : hier, j’ai téléphoné à x pour m’excuser ; je lui ai dit : « je m’excuse »).

La simulation dans le repentir politique : une analyse quantitative

Les résultats présentés au tableau 1 révèlent la forte présence de marques d’équivoque dans le discours de repentir des politiciens. À l’exception des composantes « Énoncé de repentir » où les formes attribuables au repentir exemplaire sont présentes de façon importante, dans 61,5 % des cas, pour les autres composantes, les discours se retrouvent soit au centre du continuum pour la composante « Destinataires » (avec 52,4 % marques de repentir exemplaire), soit à l’extrémité du continuum associée au repentir simulé pour les composantes « Locuteur » et « Offense » (avec seulement 11,5 % de repentir exemplaire pour la première et 19,6 % pour la seconde). Cela étant, le fait que pour chaque composante aucune catégorie ne domine franchement suggère que le repentir équivoque se laisse difficilement décrire à travers un modèle unique, prenant davantage des formes multiples et variées.

Tableau 1

Distribution des discours de repentir en fonction de leurs composantes (2005-2014)*

Distribution des discours de repentir en fonction de leurs composantes (2005-2014)*

* Le nombre d’occurrences des composantes « Destinataires du repentir » et « Offense » est plus élevé que le nombre d’unités du corpus (96 discours de repentir) puisque, dans certains cas, les politiciens adressent leur repentir à plus d’une catégorie de destinataires et se repentent pour plus d’une catégorie d’offenses. Les catégories ombragées correspondent au discours équivoque.

-> See the list of tables

Reflétant une posture argumentative visant la défense de l’image du politicien au centre d’une controverse, près de 90 % (46,9 % + 41,7 %) des discours de repentir mettent en scène un politicien/locuteur qui se reconnaît partiellement comme offenseur, justifiant ses comportements (46,9 %), ou qui refuse cette étiquette, ne laissant aucune trace dans son discours d’un agir condamnable dont il se montrerait responsable (41,7 %). Dans le même sens, la reconnaissance de l’offense en tant que telle et de sa gravité est minoritaire dans les discours de repentir étudiés, représentant seulement 19,6 % des discours. De fait, les politiciens se repentent principalement soit pour les effets néfastes (avérés ou possibles) de leurs comportements (30,9 %), soit pour une offense qu’ils redéfinissent à leur avantage, utilisant des termes imprécis et vagues (15,5 %) ou recourant à des expressions qui atténuent la valeur axiologique négative de l’offense (21,6 %).

D’ailleurs, le croisement des résultats associés à ces deux composantes (« Locuteur » et « Offense ») est révélateur des risques du repentir pour l’image des politiciens – risques que peu d’entre eux décident de prendre –, puisque même lorsqu’ils se repentent pour une offense présentée comme condamnable, seulement 15,8 % d’entre eux reconnaissent totalement leurs torts, en évitant toute stratégie de légitimation de leurs comportements. Au contraire, bien souvent le politicien, lorsqu’il s’excuse pour l’offense reprochée, va tout de même atténuer sa responsabilité dans l’offense (73,7 %) ou refuser toute responsabilité (10,5 %). L’extrait suivant du repentir du maire de Québec Régis Labeaume illustre bien comment le fait de s’excuser sans assumer la responsabilité de l’offense permet de jouer stratégiquement sur l’ambivalence. Le politicien peut alors profiter des bénéfices associés au repentir sans en payer les coûts, en se montrant responsable d’un tort.

(1) Repentir de Régis Labeaume, maire de Québec, après avoir insulté les pompiers de Québec en les qualifiant de « menteurs » (15 mai 2012) : « J’ai rencontré beaucoup de gens depuis lundi passé. Beaucoup de monde qui m’ont, peu importe ce que l’on pense du dossier, m’ont convaincu que j’avais utilisé de trop gros mots envers les pompiers et très sincèrement, je m’en excuse. »

Cette tendance à produire un discours équivoque s’observe également à travers la difficulté qu’ont les politiciens à reconnaître les cibles de l’offense comme destinataires du repentir. De fait, dans 36,9 % des discours étudiés, le repentir n’est adressé à aucun destinataire. Or, ce résultat n’est peut-être pas étranger au contexte de lutte en politique où il peut être risqué de s’excuser à un adversaire politique, de montrer qu’on a eu tort de l’offenser. Déjà, la seule présence des excuses – peu importe leur formulation – constitue une victoire pour les adversaires ou les cibles ayant réussi à embarrasser l’offenseur, le plaçant dans une position de relative faiblesse aux yeux du public. En ce sens, l’absence de reconnaissance de l’offensé permet au politicien de reconnaître le caractère condamnable de l’offense tout en refusant de se montrer dans une position de dominé face à un adversaire politique, comme dans cet extrait :

(2) Repentir de Stephen Harper, chef du Parti conservateur, après que son équipe électorale eut produit une animation sur Internet montrant un oiseau déféquer sur le chef du Parti libéral du Canada, Stéphane Dion (9 septembre 2008) : « Mon directeur de campagne m’a informé ce matin que cette caricature était sur le site Web, hier soir, et le parti a retiré cette caricature. Je suis d’accord que c’est tout à fait inacceptable. C’est de mauvais goût et c’est tout à fait inapproprié. Évidemment, j’offre mes excuses pour ça. »

Bien qu’ici Stephen Harper concède que l’animation diffusée par son équipe électorale, pas par lui – introduisant une distanciation –, est inacceptable, il refuse non seulement de s’excuser spécifiquement à son opposant, mais il n’endosse pas non plus le statut d’offenseur et il ne spécifie pas explicitement ce pourquoi il s’excuse.

À l’inverse, il apparaît moins risqué de reconnaître l’offensé lorsque la cible ne constitue pas un vis-à-vis politique – pouvant utiliser ce repentir contre l’offenseur dans la joute politique –, mais un tiers (un juge, un journaliste, un membre du personnel d’un aéroport) ou un collectif (les Amérindiens, les homosexuels, l’ensemble des députés), par exemple. En ce sens, sur les 54 occurrences de repentir adressées à la cible directe ou indirecte de l’offense (équivalant à 52,4 % des discours), seulement 20 sont destinées à des adversaires politiques et, parmi celles-ci, 5 ne sont pas mises en scène dans un repentir public, mais dans un repentir informel et privé, rapporté par le politicien, une façon d’atténuer la force de l’acte, comme dans l’exemple suivant[5] :

(3) Repentir de l’attaché de presse de Sylvain Simard, député du Parti québécois, après avoir insulté la ministre des Finances, Monique Jérôme-Forget, la qualifiant de « folle » (12 mars 2009) : « Dans le feu de l’action, M. Simard reconnaît que des propos ont peut-être pu blesser la ministre au cours d’un échange portant sur les PPP dans le contexte de la crise économique actuelle et il s’en est excusé auprès de Mme Jérôme-Forget. »

Finalement, concernant la réalisation de l’énoncé de repentir, on constate que même si 61,5 % d’entre eux prennent une forme performative, suivant la forme canonique « je m’excuse », il reste que 38,5 % des énoncés s’écartent de cette formulation exemplaire. L’excuse est soit exprimée au passé, « je me suis excusé » (dans 14,6 % des discours), soit soumise à certaines conditions, « je m’excuse si… » [comme en (5), dans 13,5 % des discours], soit encore elle n’engage pas la responsabilité personnelle de l’offenseur comme « je suis désolé » ou « je regrette » (dans 10,4 % des discours). De plus, le croisement des résultats révèle que ce n’est pas parce que le politicien recourt à un repentir performatif qu’il s’excusera pour l’offense commise ou qu’il se reconnaîtra comme l’offenseur. De fait, lorsque le politicien emploie l’énoncé performatif « je m’excuse », il se définit seulement dans 15,3 % des discours comme l’offenseur, sans tenter de se justifier, et il s’excuse pour l’offense en tant que telle dans 25,4 % des discours.

Les facteurs contextuels de l’expression du repentir : une analyse qualitative de deux discours

Au-delà de ces multiples modes d’expression, les discours de repentir analysés ont en commun de s’inscrire dans une visée de minimisation des risques liés à la perte d’image. Or, comme l’image est une construction interactionnelle, la perception qu’ont les publics de l’offense et leur prédisposition présumée à excuser le politicien influenceront la forme d’expression du repentir. À ce titre, on peut suggérer que plus une offense suscitera une réprobation forte de la part des publics significatifs du politicien (membres de son aile parlementaire, membres de son parti, partisans), plus elle sera susceptible d’entraîner un repentir montrant une volonté de réparer le tort commis, et inversement. Partant de cette proposition, dans cette seconde phase d’analyse, nous appuyant sur deux exemples de discours de repentir de notre corpus, l’un exemplaire et l’autre simulé, nous montrerons comment les caractéristiques des publics et leurs réactions à la controverse, mais aussi la nature de l’offense et le rapport de pouvoir entre l’offenseur et l’offensé, permettent de mieux comprendre pourquoi, dans certaines circonstances, le politicien offenseur jugera moins risqué de sélectionner une stratégie de repentir sans faux-fuyant, plus direct, alors que, dans d’autres circonstances, il produira un repentir simulé qui intègre des éléments du discours équivoque.

Le repentir du député conservateur Pierre Poilievre [en (4)] constitue l’un des rares discours de repentir exemplaire du corpus qui combine l’acceptation de l’étiquette d’offenseur, la désignation du comportement reproché comme une offense, l’adresse du repentir aux cibles[6] ainsi que la présence d’un énoncé performatif de repentir. Ici, le député s’excuse à la suite des propos qu’il a tenus suggérant que les Amérindiens ont plus besoin d’apprendre la valeur du « dur labeur » que d’obtenir des indemnisations pour les sévices subis dans les pensionnats fédéraux.

(4) Repentir de Pierre Poilievre, député du Parti conservateur, après avoir tenu des propos jugés discriminatoires à l’endroit des Amérindiens (12 juin 2008) : « [J]’interviens aujourd’hui pour transmettre toutes mes excuses aux peuples autochtones, à la Chambre et à tous les Canadiens. Hier, alors que la Chambre et tous les Canadiens célébraient un nouveau départ, j’ai fait des commentaires blessants et méchants. J’en accepte la responsabilité et je m’en excuse. »

Ici, au détriment de l’image personnelle du député, la protection de l’image du gouvernement dont Poilievre fait partie semble conditionner, du moins en partie, la forme de repentir mobilisée. En effet, les propos litigieux sont diffusés le même jour où le gouvernement conservateur présente des excuses officielles aux peuples autochtones pour les abus dont ils ont été victimes dans les pensionnats fédéraux (voir Commission de vérité et de réconciliation du Canada, 2015). À ce titre, le repentir de Poilievre peut être interprété comme une stratégie visant à réduire les risques que le discours gouvernemental de sensibilité à l’égard des communautés autochtones soit compromis par cette offense, devenue une véritable controverse. De fait, au fil des heures, la pression s’accentue sur le député alors que de fortes réactions négatives sont formulées, reconnaissant que les propos litigieux vont au-delà de ce qui est socialement toléré dans la critique des groupes vulnérables. Sur ce point, il semble que l’existence d’un consensus quant à la transgression de normes sociales, comme c’est le cas ici, constitue un facteur décisif, influençant les modalités d’expression du repentir. Les qualifications utilisées pour caractériser les propos controversés (« blessants » et « méchants ») reflètent d’ailleurs les réactions de désapprobation diffusées dans les médias. Face à un tel conflit évitement-évitement où chacune des formes de repentir aura un effet défavorable sur l’image du politicien et celle du gouvernement, on peut faire l’hypothèse que le repentir exemplaire apparaît comme étant la stratégie la moins risquée, d’abord parce que nier l’offense est impossible puisqu’il existe des preuves (enregistrement radiophonique) attestant des propos incriminants émis par le député ; ensuite, parce que justifier les propos et tenter d’en atténuer la gravité reviendrait à affaiblir le discours gouvernemental. De plus, face au capital symbolique relativement modeste que possède le député en raison de son statut hiérarchique, Poilievre peut raisonnablement espérer que sa communauté politique évaluera positivement le risque qu’il prend de s’excuser de cette façon, rapidement et sans détour.

À l’autre extrémité du spectre, on retrouve le repentir simulé de la ministre québécoise de la Culture Christine St-Pierre qui a été produit à la suite de ses propos associant le conteur populaire Fred Pellerin, le carré rouge – symbole des manifestants contre l’augmentation des tarifs dans les services publics – et la violence, et ce, dans le contexte de la grève étudiante de 2012 au Québec.

(5) Repentir de Christine St-Pierre, ministre québécoise de la Culture, après avoir associé le conteur Fred Pellerin et le carré rouge à la violence (13 juin 2012) : « Si des gens se sont sentis blessés par mes commentaires je m’en excuse. Ce n’est certainement pas ce que j’ai voulu faire. Ce que j’ai voulu faire, c’est dénoncer, dans le contexte actuel, les actes de violence dont les Québécois ont été témoins. [Énumération de 7 actes violents attribués aux manifestants (35 secondes).] Je n’ai jamais accusé M. Pellerin de s’associer à ces choses-là. Ce n’est pas ça que j’ai fait et s’il se sent blessé, ou des artistes, des créateurs ou qui que ce soit se sentent blessés par les propos qui ont été rapportés, je m’en excuse. »

Ici, la ministre ne reconnaît pas son statut d’offenseur, ne s’excuse pas pour ses propos, mais pour avoir pu blesser « des artistes, des créateurs ou qui que ce soit » et, en ce sens, ne reconnaît pas ces groupes comme des offensés, ni ne produit un repentir performatif, recourant à une forme conditionnelle « si […], je m’en excuse ». Ce repentir simulé s’articule au contexte politique marqué par l’existence d’un rapport de force entre le gouvernement et les groupes s’opposant à l’augmentation des tarifs dans les services publics. L’association de ces groupes à la violence et à l’intimidation constitue une stratégie pour délégitimer ce mouvement d’opposition. Or, contrairement à l’extrait (4), il n’existe pas de consensus au sein de la population quant à l’illégitimité des propos de la ministre, liant les « carrés rouges » à la violence. Bien que les médias relaient de fortes réactions négatives à l’endroit de la ministre (lettre signée par 2600 artistes dénonçant ses propos, chroniques et éditoriaux), d’autres chroniques et des commentaires sur les médias socionumériques refusent de la condamner. À ce titre, il apparaît que les réactions défavorables sont davantage produites par des opposants au parti gouvernemental que par ses partisans. Le débat sur le caractère transgressif ou non des propos litigieux ajouté à la disposition apparente des publics significatifs de la ministre à accepter ses excuses, peu importe leur forme, apparaissent ici comme des facteurs conditionnant la réalisation d’un repentir simulé.

D’autres facteurs pointent en défaveur d’un repentir exemplaire. D’abord, dans le contexte de la crise sociale de 2012 au Québec, toute admission d’un tort affaiblirait la position de la ministre et du gouvernement, en même temps que leur image, les plaçant dans un rapport dominé–dominant face aux groupes d’opposants et aux autres partis politiques qui demandent à la ministre de s’excuser. Ensuite, à l’inverse des partisans du parti gouvernemental, on peut raisonnablement penser que les offensés vont refuser les excuses formulées, peu importe leur forme, jugeant plus stratégique de maintenir la ministre dans cette situation embarrassante. Enfin, le dernier facteur plaidant en défaveur d’un repentir exemplaire renvoie à la chronologie des événements. Puisque la ministre St-Pierre a précédemment refusé de se repentir, la production d’un repentir qui inclurait l’admission de ses torts équivaudrait à admettre son incohérence, voire son manque de jugement, une posture incompatible avec son statut de ministre. Bref, il s’agit d’une situation où les coûts d’un repentir exemplaire dépassent largement les bénéfices.

Quoique d’une portée limitée, cette analyse des discours de repentir de Pierre Poilievre et de Christine St-Pierre suggère que le repentir exemplaire est susceptible d’apparaître, dans certaines circonstances, marqué par la combinaison d’un ensemble de facteurs, notamment :

  • un locuteur offensant bénéficiant d’une image peu définie et ayant moins à perdre sur le plan symbolique qu’un politicien de haut rang ;

  • l’absence d’un rapport de force préexistant entre l’offenseur et l’offensé. Dans le cas contraire, en raison des enjeux de pouvoir sous-jacents, tout repentir adressé à la cible devient difficile, d’autant plus lorsque cette dernière est un adversaire politique. Inversement, un repentir exemplaire pourra être plus facilement accompli si l’offensé constitue un tiers qui n’est pas directement impliqué dans la joute politique ;

  • la présence de preuves irréfutables relativement à l’offense commise et à l’établissement de la responsabilité de l’offenseur ;

  • la condamnation des comportements litigieux par l’ensemble des publics, y compris les publics significatifs de l’offenseur, reflétant ainsi la reconnaissance commune et partagée de la transgression des normes sociales ou politiques en vigueur ;

  • les offensés de même que les publics significatifs du politicien sont disposés à accepter ses excuses ;

  • une couverture intensive et d’ampleur importante témoignant de la gravité de l’offense.

Inversement, on pourra suggérer l’hypothèse qu’un discours équivoque de repentir a plus de chances d’être mis en scène lorsque :

  • le locuteur offensant en est à sa première offense ;

  • le locuteur offensant jouit d’un pouvoir symbolique important en raison de son statut et bénéficie d’une image publique favorable. Dans ce cas, il aura donc davantage à perdre de la reconnaissance de ses torts ;

  • la reconnaissance des torts entraîne l’affaiblissement de la position de l’offenseur dans son rapport de pouvoir avec ses adversaires politiques ;

  • les offensés ne sont pas disposés à accepter les excuses du locuteur offensant ;

  • les comportements litigieux portent sur des gestes ou des propos qui sont sujets à interprétation, ceux-ci générant un débat quant au caractère légitime ou illégitime de l’« offense ».

Conclusion

Fondée sur un corpus de 96 discours de repentir de politiciens canadiens entre 2005 et 2014, l’analyse a montré que si le repentir exemplaire est relativement rare, son expression simulée ne se laisse pas non plus appréhender à travers un modèle unique. Le repentir simulé prend plusieurs formes, comportant à différents degrés des éléments du discours équivoque. En faisant varier les composantes du repentir liées à l’offenseur, à l’offense, aux destinataires et à l’énoncé de repentir, le politicien actualise à travers son discours la tension entre le désir de réparer un tort, de s’amender, et le désir de défendre son image. Par exemple, dans l’extrait (1), le locuteur, tout en ne se définissant pas comme offenseur, s’excusera de façon performative à la première personne du singulier. Il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres montrant moins une posture discursive incohérente – comme on pourrait le penser au premier abord – que la négociation en situation d’un conflit communicationnel évitement-évitement où l’ensemble des options qui s’offrent au politicien sont potentiellement dommageables pour son image.

Au surplus, l’analyse qualitative des deux formes de discours de repentir permet de comprendre que ces formulations obliques, ambiguës et indirectes, loin d’être pure manipulation, s’arriment aux exigences d’efficacité de la parole politique dans l’espace public. Dans un contexte où l’image et le pouvoir symbolique des politiciens définissent pour une grande part leur pouvoir politique (Bourdieu, 2001 ; Thompson, 2005), les réactions des publics à l’offense et, éventuellement, au repentir (l’acceptant ou le refusant) sont déterminantes et semblent conditionner largement l’expression du repentir. Nous l’avons souligné, la reconnaissance d’un tort et la volonté de le réparer ne peuvent être effectives qu’à la condition que les destinataires acceptent le repentir, y prêtent foi. Or, l’environnement compétitif de la politique rend cet « échange de honte et de pouvoir entre l’offenseur et l’offensé » (Lazare, 1995, cité dans Alter, 1999 : 4) difficile et essentiellement stratégique. Placé devant le dilemme entre un repentir minimal, simulé, et un repentir exemplaire, le politicien doit toujours évaluer si la dévalorisation, du moins à court terme, de son image et de sa capacité d’action est susceptible de lui apporter des bénéfices plus importants que les coûts occasionnés. Considérant l’incertitude de ce pari, il n’est pas surprenant de voir se multiplier les discours équivoques de repentir afin de minimiser les risques de perte de pouvoir symbolique. C’est dans ce cadre qu’une activité intense se développe en communication politique autour de la gestion des comportements condamnables où le repentir simulé constitue un outil discursif incontournable.