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Les États généraux du Canada français furent des assises qui réunirent l’ensemble des acteurs de la société civile canadienne-française en 1967 et 1969. Pour de nombreux historiens et sociologues, les différentes résolutions adoptées durant les États généraux (notamment celles portant sur l’autodétermination du Québec) témoignent de façon éloquente d’un schisme profond entre les Québécois et les communautés francophones minoritaires. Dans Retour sur les États généraux du Canada français, Joseph Yvon Thériault et Jean-François Laniel affirment cependant qu’il existe des « mémoires concurrentes » des États généraux. Il y a pour ainsi dire une diversité d’interprétation qui dépasse le simple constat de la rupture. C’est ce que l’ensemble des textes que l’on trouve dans cet ouvrage tendent à démonter.
Dans une courte mise en perspective, Jacques-Yvan Morin, ancien président des États généraux, et Joseph Yvon Thériault replacent le contexte historique et sociologique des États généraux. Selon Morin, l’émergence d’un véritable État québécois durant les années 1960 engendre de nouvelles dynamiques. Les Québécois réclament davantage de pouvoir pour leur État tandis que les communautés francophones minoritaires se soucient davantage de leurs droits linguistiques en ayant recours au gouvernement fédéral (p. 22-23). Thériault, de son côté, croit que les États généraux traduisent une fragilité politico-institutionnelle. L’autorité traditionnelle du Canada français est en crise. L’Église catholique en tant que principale institution politique est remise en question. Il fallait donc opérer « un retour sur soi », un appel aux forces vives de la société civile canadienne-française afin de re-légitimer une nouvelle autorité politique. Nombreux sont ceux qui proposent alors de transférer la direction du Canada français à l’État québécois (p. 44).
La réaction à cette proposition des Canadiens français outre frontières est analysée dans le texte de Serge Miville. En épluchant différents quotidiens francophones (La Presse, Le Devoir, Le Droit, La Liberté, Le Patriote), l’auteur en arrive à la conclusion que l’événement est « discrédité » dans une bonne partie du Canada français et même au Québec. De fait, dans ces quotidiens la pertinence même des États généraux est remise en question. On y affirme que les résolutions proposées (celles qui concernent entre autres le droit à l’autodétermination du Québec) ne reflètent pas la volonté de l’ensemble des délégués canadiens-français présents lors de ces rencontres (p. 81).
À partir du cas acadien, Julien Massicotte déduit dans le texte suivant que les États généraux incarnent le moment où « les francophonies hors Québec prennent conscience qu’elles devront, aussi, bon gré mal gré, trouver chacune son propre chemin » (p. 105). Au moment même où se déroulent les États généraux, l’Acadie du Nouveau-Brunswick s’éloigne de son cadre institutionnel traditionnel, c’est-à-dire l’Église. Elle s’affiche désormais à travers un rapport « à l’État qui se définit par la réforme institutionnelle et juridique, ainsi que par l’accès à davantage d’autonomie pour la communauté », comme en témoigne entre autres le gouvernement provincial de Louis J. Robichaud (p. 106). En somme, vivre en français est rendu possible par l’intervention de l’État. Cette transformation pour Massicotte n’est pas exclusive à l’Acadie.
François-Olivier Dorais reprend cette thématique de la rupture et de la continuité en analysant le parcours de l’intellectuel franco-ontarien Gaétan Gervais : ce dernier représente très bien selon l’auteur la réception des États généraux au sein de l’Ontario français. Le parcours de Gervais est celui d’un intellectuel qui prend acte de la fin du Canada français traditionnel, tout en oeuvrant à l’élaboration d’une référence identitaire proprement franco-ontarienne (p. 135). L’étude de l’Ontario français se poursuit avec les textes de Marc-André Gagnon et de Michel Bock. Gagnon se consacre à l’étude des fêtes de la Saint-Jean-Baptiste dans la région d’Ottawa/Gatineau. Une telle étude apparaît importante pour Gagnon puisque ces fêtes sont de réels moments de réflexion qui rendent compte des questionnements identitaires. En effet, le renforcement de l’État québécois engendre un sentiment d’appartenance proprement québécois qui force les Canadiens français de la région frontalière à redéfinir la nature de leur Saint-Jean-Baptiste (p. 160).
Michel Bock tente de son côté de circonscrire ce qu’ont retenu les Franco-Ontariens du projet national Canadien français (p. 173). Pour Bock, le néonationalisme québécois avait son équivalent franco-ontarien. Mais avec la mise en place de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, le destin des minorités françaises est explicitement lié à celui des minorités anglo-québécoises, ce qui a pour effet de désolidariser le Québec des communautés francophones minoritaires. Face à ce manque de solidarité, les acteurs de la société civile franco-ontarienne s’inscrivent dans le nouvel ordre constitutionnel canadien. Les trois auteurs du texte suivant, Mark Power, Marc-André Roy et Mathieu Stanton, soutiennent, contrairement à Bock, que la Charte canadienne des droits et libertés n’oppose pas a priori les communautés francophones minoritaires et le Québec. Plus précisément, la Charte des droits et libertés de 1982 aurait mis fin à tout conflit juridique opposant la majorité francophone québécoise aux communautés francophones minoritaires (p. 234). Les auteurs affirment que la Charte procure une grande marge de manoeuvre au Québec en ce qui concerne la protection du français.
Les textes d’Anne-Andrée Denault, de Jean-François Laniel et de Charles-Phillippe Courtois analysent davantage les rapports entre Québécois et communautés francophones minoritaires depuis les États généraux. Denault met l’accent sur une continuité « institutionnelle » des rapports entre francophones hors Québec et québécois. Ces liens associatifs et institutionnels ont une longue histoire allant du service du Canada français outre frontières (1963) au Centre de la francophonie des Amériques (2008). En restituant cette histoire, l’auteure nuance l’affirmation voulant que les États généraux aient été une rupture totale entre Québécois et communautés francophones minoritaires. Jean-François Laniel reprend la même assertion : il n’y a pas de rupture totale au sein du Canada français après les États généraux. À cet égard, il rappelle que la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), association vouée à la défense des intérêts des communautés francophones minoritaires, « vit sensiblement au même rythme que les mouvements politiques et les partis nationalistes au Québec » durant les années 1970 (p. 314). À l’instar de Bock, Laniel perçoit une mutation importante à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Le paradigme qui en découle correspond à une représentation dénationalisée de la francophonie dans laquelle cette dernière est renvoyée au simple fait de parler français et non à une marque de distinction nationale.
Courtois met davantage l’accent sur la rupture qu’ont engendrée les États généraux. Cette rupture découle selon lui du profond réaménagement politique que Morin évoque dans la première partie. En tant qu’État francophone, le Québec aurait pu soutenir les communautés francophones minoritaires, mais ce rôle n’a pas été assumé selon Courtois (p. 355). Le soutien des communautés francophones fut désormais du ressort du gouvernement fédéral. Pour retrouver un terrain commun entre Québécois et communauté francophone minoritaire, Courtois propose le rétablissement des congrès de la langue française, afin que Québécois et francophones hors Québec puissent trouver des enjeux convergents (notamment la préservation du fait français nord-américain) (p. 368).
Le livre se termine avec les notes de recherche d’Éric Bédard et de Marcel Martel. Celle de Bédard s’intéresse au rapport que René Lévesque entretenait avec la francophonie hors Québec. L’auteur explique très bien le pessimiste profond qui l’habitait quant à l’avenir des communautés francophones hors Québec. Lévesque reprenait alors une analyse qui était très en vogue à l’époque au sein du néonationalisme québécois (p. 385). Martel, de son côté, explore les réactions qu’ont engendrées les États généraux auprès de la Gendarmerie royale du Canada. Il va jusqu’à affirmer qu’ils ont provoqué un véritable branle-bas de combat au sein de la GRC qui percevait ce rassemblement national comme étant potentiellement subversif, car se trouvaient en son sein de nombreux indépendantistes québécois (en provenance du Rassemblement pour l’indépendance nationale) (p. 395-396). Avec le départ des indépendantistes lors des assises préliminaires après 1966, la GRC finit par perdre progressivement son intérêt pour les États généraux.
Retour sur les États généraux du Canada français : continuités et ruptures d’un projet national apporte sans contredit une importante contribution : la lecture de cet ouvrage permet d’en apprendre davantage au sujet de cet événement important, mais somme toute assez méconnu du grand public. Cependant, il aurait été bien d’apporter davantage d’éclairage sur les relations entre les communautés francophones minoritaires et la question du statut politique du Québec ; ces relations sont mentionnées ici et là, mais elles ne sont jamais clairement expliquées. La brève note de recherche de Bédard est par ailleurs intéressante à cet égard. Mis à part ce bémol, il faut souligner un apport important : les textes présentés mettent en exergue les mutations complexes qu’a subies la francophonie canadienne après les États généraux. La compréhension de ces mutations pourrait faciliter l’émergence de nouveaux liens entre Québécois et francophones hors Québec. Retour sur les États généraux offre une compréhension limpide de ce passé pas si lointain dans lequel Québécois et francophones hors Québec ne formaient qu’une seule nation. Ainsi, cet ouvrage semble pertinent compte tenu de l’avenir incertain du fait français nord-américain et c’est pourquoi sa lecture est recommandée à tous ceux qui s’intéressent à la trajectoire actuelle de la francophonie canadienne.