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Après avoir traité de la naissance des asiles et des prisons, de l’ordre des discours et des modalités punitives, Michel Foucault abandonne ses recherches portant sur la discipline et l’enfermement pour amorcer une généalogie de l’État moderne. Il réfléchit alors au développement des « sociétés de sécurité », à l’émergence d’un biopouvoir et à la dynamique des raisons gouvernementales marquées d’une « phobie d’État » (du souhait de limiter l’accroissement du champ d’intervention de l’État). Il est important de préciser que la raison gouvernementale – la gouvernementalité – correspond à une rationalité politique qui s’oppose à la raison des princes désireux de dominer la joute politique. Elle est une pensée raisonnée – un « nouvel art de gouverner » – qui apparaît avec la mise en place, en Europe, du grand appareil administratif monarchique soutenu par des dispositifs (« policiers » et « diplomatico-militaires ») chargés d’assurer l’existence du corps social par l’annihilation de diverses menaces. Précisons également que pour Foucault, le mercantilisme aura été un « premier seuil de rationalité de l’exercice du pouvoir comme pratique de gouvernement » (2004a : 105) cherchant à « faire rentrer les possibilités données par un art réfléchi de gouvernement à l’intérieur d’une structure institutionnelle et mentale de souveraineté qui le bloquait » (ibid. : 106). Et que celui-ci a été suppléé par une gouvernementalité sécuritaire (policière) favorable à l’accroissement du nombre de champs de compétence de l’État, mais également par une gouvernementalité « libérale » (physiocratique) pensant que le gouvernement doit s’abstenir d’intervenir afin de favoriser les régulations naturelles du marché. Pour Foucault, la raison sécuritaire tout comme la raison libérale (et le mercantilisme dans une moindre mesure) constituent des modèles logiques débloquant les possibilités retenues par une « raison de souveraineté » difficilement congédiable.

Il importe de savoir que pour ce philosophe, les raisons gouvernementales anti-machiavéliennes et de souveraineté (machiavélienne) sont des forces élémentaires se métamorphosant selon les contextes (crise, déficit, croissance, etc.), le jeu d’influence s’exerçant entre elles et les conceptions situées. Dès lors, il imagine l’histoire[1] de la gouvernementalité comme une figure polyédrique amenée à pivoter lorsque les réalités sociales (les nécessités, les savoirs, les postures morales et les crises) favorisent une raison au détriment des autres, entraînant alors la reconfiguration des pratiques gouvernementales. Il importe en outre de préciser que ces raisons, dans leur concrétisation discursive, sont des forces prescriptives destinées aux gouvernants qui suggèrent des solutions afin d’améliorer l’administration de l’État et d’encadrer les activités populaires dans l’optique d’assurer la « splendeur » de celui-ci. Or, pour Foucault, les diverses gouvernementalités sont liées à des « régimes de véridiction » participant autant à rendre certaines propositions recevables eu égard à des problèmes d’actualité (politiques, sociaux, historiques et techniques) qu’à naturaliser les pratiques promues dans les différents domaines liés à l’État où ces rationalités circulent (institutions, lieux de savoir, etc.). C’est pourquoi, sur le plan méthodologique, l’étude des raisons gouvernementales doit selon Foucault interroger les nappes discursives qui produisent « un certain droit à la vérité trouvant sa manifestation privilégiée dans le discours, le discours où se formule le droit et où se formule ce qui peut être vrai ou faux » (2004b : 37) et reconstituer le réseau d’objets et d’alliances en les plaçant « du point de vue de la constitution des champs, domaines et objets du savoir » (2004a : 122). En d’autres mots, l’étude de la gouvernementalité consiste à examiner les discours prescriptifs portant sur le rôle des gouvernements afin de relever ce qui est acceptable et accepté ; puis à situer ces discours par rapport aux raisons sécuritaire, libérale (et machiavélienne) constituant les pôles qui dynamisent son histoire.

À partir de cette prémisse sur la véridiction des nappes discursives liée à une démarche d’interrogation de l’histoire qui accorde une valeur archivistique à certains textes pour peu que le caractère répétitif de leur propos constitue un événement significatif, Foucault s’affaire à analyser dans ses cours de 1977-1979 (Sécurité, territoire, population ; Naissance de la biopolitique) les « conseils aux princes[2] » de nature camérale, physiocrate et ordolibérale afin de dégager les similarités et les différences qui permettent d’établir un cadre replaçant « l’État moderne dans une technologie générale du pouvoir qui aurait assuré ses mutations, son développement » (2004a : 124). Réfutant l’originalité des auteurs des « conseils » et considérant leurs propos comme des indices sur les manières courantes de penser (permettant de mesurer ce que peut avoir de singulier la réflexion sur la conduite gouvernementale des âmes et des corps), il procède à leur déchiffrement afin de relever les diagnostics (constatations) et les prescriptions (orientation des décisions gouvernementales)[3] que les conseils véhiculent.

Proposition de recherche

On retrouve de nos jours des discours minarchistes (réduction de la taille de l’État, restriction budgétaire, désengagement gouvernemental) et des appels à la sauvegarde (et à l’accroissement) de l’État social. Ces discours dichotomiques donnent à penser que la dynamique de l’histoire de la raison gouvernementale, telle que la présente Foucault, se perpétue. Dès lors, il serait intéressant de poursuivre la réflexion sur les mutations qui transforment cette histoire en respectant ses recommandations méthodologiques et sa démarche de recherche. Or, quel corpus circulant dans le champ politique aujourd’hui devrait-on étudier si l’on considère qu’aucun texte contemporain ne se présente comme un « traité de savoir-vivre » à l’usage des gouvernements ? Pour ma part, il me semble que l’usage récurrent du terme « gouvernance » pour qualifier l’administration correcte de la fonction publique, la politique directrice des entreprises ou l’action concertée d’OSBL (organismes sans but lucratif) par exemple, traduit une façon courante de penser. Il me semble également que les nombreux appels à la « bonne gouvernance », la substitution du terme « gestion » au profit d’expressions telles que « gouvernance de projet », « gouvernance scolaire », « gouvernance des entreprises », et la fondation de chaires de recherche sur la gouvernance témoignent que cette notion est désormais présente dans une multitude de sphères (gouvernementale, journalistique, universitaire, corporative), de sorte qu’il ne serait pas impertinent de convoquer cette notion pour réfléchir à la gouvernementalité en ce début du vingt et unième siècle. Un bref survol des publications universitaires sur ce thème fait découvrir que certains auteurs ont recours à cette notion pour discuter une panoplie de sujets : les stratégies devant résorber la crise de financement des universités, la gestion écologique des ressources naturelles, les rapports Nord-Sud postcoloniaux, etc. Peut-on penser alors que la gouvernance est un thème consensuel dont le bien-fondé ne saurait être mis en doute ? C’est possible. D’ailleurs, pour Jacques Chevallier, « parler de ‘gouvernance’ plutôt que de ‘gouvernement’ ou de ‘politique’ permet d’activer les connotations positives qui s’attachent au vocable » (2003 : 2). Cela expliquerait pourquoi la Banque mondiale au début des années 1990 utilisa l’expression « bonne gouvernance » pour lutter contre l’inefficacité des programmes d’aide au développement plombés par le clientélisme. Et qu’à sa suite, le Fonds monétaire international associa cette même formule aux plans de réajustement structurel conditionnels à l’octroi de prêts (privatisation des entreprises publiques, programme de remboursement de dettes, réduction des dépenses de l’État). Quoi qu’il en soit, parce qu’il n’est pas rare de rencontrer ce terme dans de nombreux textes invitant l’État « à aider au positionnement stratégique des entreprises domestiques faisant face à un marché concurrentiel » ou à « être transparent afin de conserver la confiance des investisseurs et des électeurs », il semble juste de penser que ceux-ci constituent un corpus plus ou moins homogène lié par un entendement partagé pouvant être examiné selon une perspective foucaldienne. C’est pourquoi il m’apparaît qu’une étude de textes sur la gouvernance permettrait de prolonger l’histoire non linéaire de la raison gouvernementale et de réfléchir aux filiations (et aux ruptures) que la gouvernance entretient avec les régimes prescriptifs des raisons discutées par Foucault. Je tiens à préciser que s’il existe des textes sur la gouvernance convoquant la gouvernementalité (entre autres Crowley, 2003) pour marquer une différence avec la notion de gouvernement, il n’en existe pas (à ma connaissance) qui abordent la gouvernance en accord avec la démarche analytique foucaldienne qui conçoit que les prescriptions agissent comme une « police de la communication » déterminant ce qui peut être articulé ou recevable. Je m’attarderai donc dans ce qui suit à examiner quelques textes universitaires et paragouvernementaux sur la gouvernance soutenant un propos sur le rôle de l’État qui sont susceptibles de nous aider à prolonger l’histoire des raisons gouvernementales entreprise par Foucault. Toutefois, je ne retiendrai pas les textes qui considèrent la « gouvernance » comme un subterfuge idéologique, car cela irait à l’encontre de la démarche d’analyse foucaldienne qui cherche à trouver des indices discursifs d’une parole qui s’exprime librement. Ainsi, des textes critiques (comme celui d’Alain Deneault, 2013) n’offrant pas de « conseils au prince » nécessaires à cette étude de nature comparative ne peuvent être considérés, malgré la qualité de leur réflexion. Cela dit, je consulterai des travaux soulignant les affinités entre la gouvernance et la pensée néolibérale afin de m’aider (par extension) à situer cette notion par rapport à l’analyse de Foucault de la pensée ordolibérale. Deux types de textes seront donc utilisés : des textes faisant la promotion de la gouvernance et des textes situant cette dernière dans une perspective historique. Il importe de souligner que je ne cherche pas à réaliser une enquête exhaustive de la littérature sur la gouvernance. Je cherche plutôt à poursuivre la réflexion sur la gouvernementalité en convoquant quelques textes appartenant à une littérature très vaste, et ce, en adoptant les recommandations méthodologiques foucaldiennes. Avant d’examiner ces textes, je présenterai brièvement les propos de Foucault portant sur les gouvernementalités anti-machiavéliennes afin de dégager les éléments nécessaires à la comparaison. Par la suite, je présenterai les dimensions de la gouvernance pouvant être mises en consonance avec les caractéristiques anti-machiavéliennes relevées par Foucault. Enfin, j’examinerai des textes publiés sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui ont la qualité de situer la gouvernance à l’intérieur d’un récit eschatologique particulièrement transparent afin d’esquisser le pourtour de ce qui peut être considéré comme son « régime de véridiction ».

Raisons gouvernementales anti-machiavéliennes

Foucault estime qu’un nouvel art de gouverner émergea à l’âge classique en réponse à la pensée machiavélienne qui promouvait la défense d’un territoire (principauté) et la consolidation d’un pouvoir souverain s’appuyant sur l’habilité du prince à contrôler la production d’épithètes qui lui sont destinées et à repérer les menaces (mécontentement des puissants, du peuple). Il estime également que ce « nouvel art » s’articulant en dehors de grandes urgences (guerre, cataclysme) repose sur une conception à l’effet que l’administration publique soit un instrument de production de richesses, un fournisseur de subsistances, un instrument de promotion de la vie – bref, un « État de police » (Polizeistaat) au sens que prenait le terme jadis. Pour soutenir son propos, Foucault examine dans Sécurité, territoire, population (2004a) les textes de Théodore Turquet de Mayerne, de Nicolas Delamare, de Peter Carl Wilhelm von Hohenthal et de Johann Heinrich Gottlob von Justi, qui composent une littérature anti-machiavélienne circulant au moment où se développe l’« État de police ». Puis, il poursuit son examen en convoquant les textes de François Quesnay et de Louis-Paul Abeille qui articulent une critique physiocratique de la pénétration extensive de l’État dans tous les domaines de la vie courante pour souligner que si la critique libérale en germe réfute la raison policière, elle n’embrasse pas pour autant la pensée machiavélienne. Enfin, il conclut l’exercice dans Naissance de la biopolitique (2004b) en convoquant les textes de Friedrich Hayek, Ludwig Von Mises, Wilhelm Röpke, Alexander Rüstow, Milton Friedman et Gary Becker afin de circonscrire la pensée ordolibérale qui, croit-il, serait au coeur des programmes politiques de son époque (notamment de celui de Valéry Giscard d’Estaing). Si Foucault présente ces textes dans un ordre chronologique (caméralistes, physiocratiques, ordolibéraux), ce n’est pas pour soutenir que chaque époque produit à l’évidence un type de pensée politique se différenciant de celle qui la précède, mais pour souligner que les « solutions » anciennes sont susceptibles de resurgir avec les adaptations nécessaires qui modifient les modalités d’emprise pastorale et politique. Cela dit, si le mercantilisme amorce l’histoire de la gouvernementalité, celle-ci débute réellement avec l’émergence d’une pensée anti-machiavélienne, caméraliste et policière qui propose d’investir dans des domaines indirectement liés aux pratiques économiques. Préoccupés par le nécessaire accroissement des champs de compétence de l’État, les premiers auteurs anti-machiavéliens (Théodore Turquet de Mayerne, Nicolas Delamare et Johann Heinrich Gottlob von Justi) constituent, à l’aide de traités, une nomenclature de domaines incombant à une administration publique (éducation des enfants, provinces, ordres religieux, mendiants, échanges commerciaux, et ainsi de suite) qui, loin de travailler à la préservation du trône, est appelée à satisfaire les besoins de la population. Dans ce contexte altruiste, l’acte de gouverner s’apparente à une action morale accomplie par une figure d’autorité (prince, magistrat, instructeur, médecin, etc.) servant le bien commun en accord avec la volonté providentielle. Appelant le mandataire politique à « faire une droite disposition des choses », cette littérature soutient que la figure politique doit posséder les qualités nécessaires à l’exercice de sa fonction (honnêteté, patience, sagesse) et savoir administrer un gouvernement comme on le ferait avec une maison. La gestion des affaires publiques étant un acte bienveillant, les auteurs anti-machiavéliens souhaitent que le prince agisse comme un bon père qui n’économise pas ses efforts pour s’assurer que les membres de la maisonnée jouissent de la protection des lieux et des denrées disponibles en quantité suffisante. Le régime prescriptif paternaliste se dégageant de cette littérature enjoint les autorités apparemment capables d’exercer une prise directe sur les choses familières à se montrer diligentes et désintéressées. Plus spécifiquement, ce régime appelle l’État à multiplier ses interventions, d’emblée justifiées et légitimes, car nécessaires et vertueuses. Cette première littérature anti-machiavélienne, conférant à l’État le mandat de prendre en charge les activités humaines par l’entremise de « bureaux de police » (devant évaluer la croissance démographique, fournir des soins médicaux, réglementer les métiers, survenir aux besoins des pauvres et des invalides), participe à une « science de la police » (Polizeiwissenschaft) et à une pensée camérale qui considère l’aide à vivre comme un facteur différentiel dans le développement des forces de l’État. Pour cela, la pensée anti-machiavélienne de la première heure circule au moment où émerge une biopolitique qui maille les enjeux du gouvernement aux besoins d’acteurs non apparentés au corps souverain.

Gouvernementalités libérales : pensée physiocratique et ordolibéralisme

Pour Foucault, la raison « policière » fut perpétuellement traversée de forces cherchant à la limiter. Elle fut limitée juridiquement au dix-septième siècle, car elle exorbitait le droit. Et le fut au dix-huitième siècle par une raison économique considérant que l’État doit intervenir dans le respect des régulations naturelles des phénomènes lui étant corollaires. Convoquant la réflexion libre-échangiste de Quesnay (qui voit dans le laisser-faire une solution aux problèmes de la disette), il fait valoir que la gouvernementalité « hérétique à la raison de police » promeut un principe d’autolimitation de l’État en présumant que celui-ci ne sait jamais comment gouverner juste assez ou s’il gouverne trop. Sans atteindre « un seuil épistémologique à partir duquel l’art de gouverner pourrait devenir scientifique » (2004b : 20), dit-il, la raison physiocratique constitue un discours se permettant de juger les pratiques gouvernementales qui seront valides dans la mesure où celles-ci participent à la régulation de la société entendue « comme étant une naturalité spécifique à l’existence en commun des hommes » (2004a : 357). Dans ce contexte, l’abus du prince ne sera pas objecté autant que « l’excès du gouvernement » (2004b : 15) qui se doit de gouverner à la limite que fixe la nature des choses par l’entremise de régulations qui permettent le redressement des situations déviantes. L’intervention gouvernementale aurait ainsi pour les physiocrates à faciliter, à manipuler, à susciter et à aménager les conditions favorables à l’exécution de processus naturels, et non pas à soutenir des interventions réglementaires soupçonnées d’être abusives. Selon lui, l’émergence de la pensée physiocratique vient chambouler la réflexion sur l’« État de police » qui dès lors devra revoir ses objectifs :

La nouvelle gouvernementalité qui, au XVIIe siècle, avait cru pouvoir s’investir tout entière dans un projet exhaustif et unitaire de la police, se trouve maintenant dans une situation telle que, d’une part, elle devra se référer à un domaine de naturalité qui est l’économie. Elle aura à gérer des populations. Elle aura aussi à organiser un système juridique de respect des libertés. Elle aura enfin à se donner un instrument direct, mais négatif qui va être la police.

2004a : 362

Il est important de souligner que la critique physiocratique du caméralisme ne congédie pas l’« État de police », elle le reconfigure. Dès lors on peut penser avec Foucault que les États « sécuritaires » se chargeant de rectifier les problèmes criants en multipliant leurs interventions (sociaux-démocrates, planistes, providentiels, socialistes) et les États « régulateurs » concourant à astreindre l’État social (libéraux, conservateurs, minimaux et déréglementés) proposent chacun à leur façon des moyens d’assurer les sécurités (des populations, des investissements, des échanges, du travail, etc.) qui varient en fonction des programmes et des modes de gestion privilégiés. Sur le plan de l’histoire, les nouveautés introduites au fil du temps par le libéralisme et le néolibéralisme réfractaires au système de la polizei, insiste Foucault, ne congédient pas les techniques développées antérieurement par les gouvernements ; ils les reconduisent en modifiant leur nature. C’est pourquoi l’ordolibéralisme apparaissant à Foucault comme étant un « nouveau seuil » de l’histoire de la raison gouvernementale est entendu comme une autre forme d’emprise pastorale qui appuie les processus de subjectivation inhérents aux individus considérés comme des agents rationnels et intéressés (des sujets économiques) et non pas simplement comme une doctrine conservatrice incarnant un système hégémonique contre lequel il faudrait lutter. Pour lui, l’ordolibéralisme est davantage une critique du libéralisme que son extension radicale. Loin de soutenir une politique de « laisser-faire », l’ordolibéralisme incarne une nouvelle philosophie politique qui exige de nombreuses interventions et une vigilance de tout instant afin d’assurer la liberté du marché et l’expression des diversités sociales. Pour Foucault, la pensée ordolibérale marquée d’une « phobie d’État » (ou d’un désir d’attendre un « moindre État ») considère que les mécanismes concurrentiels du marché offrent des protections contre les aléas dès lors que les entreprises et les individus différenciés sur le modèle de l’entreprise ont la possibilité d’amener des solutions pour les résorber. Dans cette perspective, l’État doit établir des règles de droit pour que la société puisse se réguler à partir et en fonction de l’économie concurrentielle de marché. Dans ce cadre, il doit également s’abstenir d’user de son pouvoir, sinon pour annihiler les gestes irrationnels et les activités susceptibles de perturber ses fragiles mécanismes régulateurs. Rompant avec la politique physiocratique du « laisser-faire, laisser-aller », l’ordolibéralisme promeut un « libéralisme sociologique » (Gesellschaftspolitik) devant « intervenir sur la société pour que les mécanismes concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer un rôle régulateur » (2004b : 151). Il doit opérer une vigilance gouvernementale permanente, perfectionner le cadre juridico-institutionnel de façon à soutenir un entrepreneuriat salvateur et pratiquer une gestion gouvernementale « dans laquelle il y aurait une optimisation du système de différence, dans laquelle un champ serait laissé aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aurait une tolérance accordée aux individus et pratiques minoritaires » (2004b : 265).

Ce rapide survol des rationalités gouvernementales présentées par Foucault permet de mettre en lumière deux déplacements. Premièrement, que le souhait de voir le gouvernement adopter des postures caritatives et autoritaires s’est transformé avec le temps avec l’apparition d’un entendement qui considère que la régulation des activités sociales passe par les initiatives personnelles intéressées. Deuxièmement, que le modèle de la famille (sur lequel les interventions gouvernementales devaient s’appuyer) s’efface au profit du triptyque : population, marché, pluralité. Acceptant la thèse qui soutient que les rationalités gouvernementales « se chevauchent, s’appuient, se contestent, se combattent les unes les autres » (2004b : 316), je suppose que la raison gouvernementale à venir – la raison de la « gouvernance » susceptible de suppléer l’ordolibéralisme – aura à inscrire ces nouvelles références au coeur de ses prescriptions. La tâche consiste donc à voir comment s’articulent ces dimensions dans le cadre d’une pensée sur la gouvernance.

La gouvernance

Le terme « gouvernance » est ancien. Référant au gouvernail d’un navire, il est entendu à l’origine comme une action de pilotage d’un vaisseau. Popularisé à partir des années 1990, il renvoie de nos jours aux processus de prise de décision « tenant compte de la multipolarité naissante au sein d’un monde en pleine transformation » (Canet, 2004 : 3). Plus spécifiquement, la gouvernance suggère un mode de gouvernement organisé sur la base d’une coopération (ou d’un partenariat) entre une pluralité d’acteurs, autant publics que privés, qui s’inscrivent à l’intérieur de réseaux ne pouvant faire abstraction du poids de la concurrence et de la rivalité. Conséquemment, cette notion invite à penser aux rapports existants entre l’État et la société de façon à ce que les acteurs hétérogènes (publics et politiques) puissent tirer profit des changements sociétaux. Apparaissant dans les sphères de l’administration publique et des entreprises, elle alimente « la croyance en la nécessité de la promotion, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie sociale, de nouvelles méthodes de décision et d’action : la complexification toujours plus grande des problèmes à résoudre et l’existence de pouvoirs multiples imposerait la recherche de formules souples de coopération, impliquant les acteurs concernés » (Chevallier, 2003). C’est pourquoi la gouvernance renvoie, du côté politique, à une gestion des institutions gouvernementales qui, considérant leur complexité, se doit de coordonner l’action de multiples acteurs, de favoriser la négociation avec ses partenaires, d’élaborer des normes qui agissent comme des instruments de régulation et de revoir la mission même de la fonction publique. Elle renvoie également, du côté de l’entreprise, à un fonctionnement moins hiérarchique et collaboratif, ouvert à la libre circulation de l’information, au développement de la sous-traitance et à l’autonomisation des centres de responsabilité, et ce, en accord avec le constat que le modèle fordiste ne peut répondre aux défis qui accompagnent la modification structurelle de l’économie. Apparaissant à un moment de l’histoire où il semble indéniable que la complexité du monde ne permet pas aux instances dont les capacités sont limitées d’en modifier la destinée, la gouvernance souhaite l’instauration de modes de gestion déhiérarchisée qui octroie davantage de latitude aux agents qui participent aux actions autant gouvernementales que privées. Pour Yves Palau (2011), la réémergence de cette vieille notion témoigne d’un échec politique à organiser la vie sociale, à une incapacité de la gouverner. Dès lors, l’usage du terme servirait à légitimer et à valoriser ce qui ne peut être empêché, à prendre appui sur l’impossibilité d’administrer un monde marqué par la pluralité d’acteurs et de référentiels. Pour cela, la gouvernance en tant que discours sur la posture que doivent adopter les agents confrontés à un monde en mutation « renverrait à un réalignement d’une hypernormativité par la mise en cohérence des ‘méta-normes’, ‘normes constitutives’, ‘normes régulatrices’ autour de la liberté et de la responsabilité dont la seule limite politique est d’être a priori peu cohésive socialement » (ibid. : 160). En d’autres mots, si l’État (la politique) ne peut avoir de prise sur le monde, il est possible en revanche que son rôle soit défini à la mesure de sa capacité réelle (ou supposée). Les penseurs de la gouvernance s’affairent d’ailleurs à définir ce rôle.

Pour Philippe Moreau Defarges, par exemple, la gouvernance résulte d’un rejet du gouvernement en tant que gardien « sévère de l’unité » (2003 : 30), en tant qu’organe institutionnel situé en haut de la pyramide hiérarchique. Elle est un système qui rejette toute hiérarchie et accorde à la politique le mandat de s’assurer « que le jeu social ne se déroule pas trop mal » (ibid.). En effet, considérant que toute structure sociale est un espace de jeu (une entreprise, un État, le monde) organisé par des règles, la gouvernance doit avant tout permettre aux différents participants de jouer leurs atouts afin de tirer profit de la situation. Dans cette perspective, l’État, par l’entremise de ses gouvernements et de ses élus, est appelé à accomplir un certain nombre de tâches à la limite de sa capacité : il doit développer un cadre juridique qui permet aux agents de poursuivre des activités concurrentielles sans qu’ils aient à surmonter des entraves politiques. Il doit favoriser une « gouvernance douce » (recommandations) en mettant en oeuvre « des processus non coercitifs de régulation, qui visent à orienter les décisions […] par des mécanismes d’évaluation et de comparaison plutôt qu’à les contraindre par la loi » (Sibille, 2011 : 113). Il doit également promouvoir des valeurs communes en réaffirmant son accord à des chartes (Charte des droits de l’homme, Déclaration de Rio) et en fixant des règles « normatives » correspondant aux principes véhiculés par celles-ci. De plus, à l’instar des entreprises invitées à accroître le pouvoir décisionnel de ses actionnaires, l’État doit redistribuer le pouvoir au sein du gouvernement, des élus, des entreprises, des collectivités, en procédant à des transferts d’autorité à des échelons inférieurs ou en relâchant l’emprise des bureaucraties publiques. Enfin, il doit agir sur des facteurs primordiaux à l’amélioration des capacités individuelles (assurer l’accès à l’enseignement de base pour tous, l’arrivée des denrées, etc.) en conservant (ou en mettant en place) des « mécanismes de protection contre un certain nombre de risques non maîtrisables » (Michalski et al., 2002 : 29). C’est pourquoi on peut affirmer que loin d’avoir un rôle secondaire, l’État de la gouvernance – entendu comme une collection de décideurs rompus à l’art de mettre l’administration publique au service d’acteurs en réseaux – a comme mission d’exercer une direction au sein des interactions sociales, mais aussi que les acteurs politiques (élus, administrateurs, fonctionnaires) disposant d’accès institutionnels et s’inscrivant à l’intérieur d’un ensemble hétéroclite et rhizomique doivent soutenir les actions des multiples agents dont les activités relèvent indubitablement de l’intérêt général, et ce, sans devoir les forcer à adopter des programmes prédéterminés. On comprend alors pourquoi certains auteurs comme Bernard Enjolras (2005) et Philipppe Moreau Defarges (2003), qui distinguent les notions de « gouvernement » et de « gouvernance », rappellent que cette dernière notion déborde la première dès lors que l’État et le champ politique qui s’y rattache doivent être mesurés en prenant en considération qu’un vaste dispositif sociétal agit et sait agir par-delà leurs interventions.

On peut supposer, à l’instar de Foucault qui soutenait que l’ordolibéralisme avait au coeur de son programme un incessant travail de consolidation du « moindre État », que la gouvernance vient répondre aux interrogations que pose ce programme quant aux rôles que doivent jouer les agents politiques confrontés à la complexité du monde. D’ailleurs, un texte de Pascal Kauffmann (2012) qui porte sur la gestion européenne de la crise des dettes nationales précise de manière exemplaire le rôle des agents politiques de la gouvernance en dissonance à la pensée ordolibérale. Pour cela, il mérite qu’on s’y attarde. Selon son auteur, la création de l’Union européenne (UE) et de la zone commerciale européenne par le Traité de Maastricht découlerait d’un rêve néolibéral d’un vaste marché de consommateurs libre des restrictions protectionnistes. En cela, l’UE et la zone commerciale européenne résulteraient d’une volonté d’installer sur l’espace européen un « dispositif de gouvernance [devant] permettre de ‘gouverner sans gouvernement’ » (ibid. : 154). Pour cela, la zone euro aurait été constituée, dit-il, suivant une « gouvernance passive » d’inspiration ordolibérale qui consiste à élaborer des règles d’encadrement de l’action des États membres et à ratifier des traités qui permettent aux principaux intéressés de multiplier les espaces d’échange et de consultation. Or, la crise des dettes souveraines et l’incapacité des dirigeants européens à la contrer autrement qu’en « étoffant à l’extrême le dispositif de gouvernance passive » (ibid. : 162) témoignent de la nécessité de mettre en oeuvre de véritables politiques macroéconomiques communes et de revoir la structure collégiale de nature peu réactive. Plaidant pour davantage de « gouvernance active », Kauffmann appelle à transformer le club de discussion « informel » que serait la Commission européenne, qui est née avec le Traité de Lisbonne, en club « formel » qui embrasserait un fédéralisme économique se dotant d’une politique de croissance sur la base de prérogatives précises. Selon lui, la zone euro ébranlée par la crise de l’endettement souverain souffre de l’unification monétaire ordolibérale « sans véritable gouvernance active » et de l’absence d’un fédéralisme budgétaire. La gouvernance « active » défendue par Kauffmann se présente comme une solution aux problèmes qu’engendre la retenue d’agir ordolibérale et promeut la construction d’une architecture relationnelle tablant sur les compétences idoines des instances garantes des interactions stratégiques et la capacité réactive des agents politiques qui ne sauraient oublier que le pouvoir décisionnel ne peut être concentré entre les mains d’un « ministre » indubitablement incompétent à prévenir les situations nuisibles. Pensant que la zone euro est condamnée à prendre un virage paradigmatique, il dit que « placée au milieu d’un gué critique inconfortable, elle n’a le choix qu’entre un retour en arrière potentiellement dévastateur et des avancées politiquement complexes » (ibid. : 162). Il est intéressant de constater que Kauffmann conçoit la gouvernance comme une forme d’action gouvernementale à venir qui saura combler les lacunes des pratiques d’inspiration ordolibérale qui négligent de soigner les relations entre les instances virtuellement capables de résorber les perturbations économiques. En cela, son texte est exemplaire de la littérature sur la gouvernance, car il soutient que la bienveillance des agents étatiques doit se manifester de façon soutenue sans pour autant épouser l’interventionnisme keynésien suranné.

Eschatologie libérale, gouvernance et « régime de véridiction »

Pour Foucault, l’État n’a pas d’essence : « [il] n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples » (2004b : 79) participant à l’émergence d’États transactionnels et transitoires (État de justice, État administratif, État de gouvernement) appuyés par des énoncés diagnostiques et prescriptifs proposant au prince des solutions pour conjurer les problèmes que celui-ci doit affronter, et ce, en phase avec des régimes discursifs qui déterminent ce qui est recevable/irrecevable. C’est pourquoi l’étude foucaldienne de la gouvernance exige d’interroger son « régime de véridiction ». Mais comment le circonscrire ? Pour ma part, je crois que la convocation du récit eschatologique libéral accordant une place de choix à la gouvernance – présent dans de nombreux textes – est une façon de dégager des éléments qui le caractériseraient. Sans vouloir faire un inventaire exhaustif des « vérités » de la gouvernance, je dégagerai de quelques publications du secrétariat de l’OCDE qui articulent ce récit de façon exubérante et optimiste, les dimensions qui permettent de poursuivre la réflexion sur la gouvernementalité de Foucault.

Selon Wolfgang Michalski, Riel Miller et Barrie Stevens (2002), les sociétés ont évolué de façon à congédier progressivement les formes de pouvoir centralisées et discrétionnaires en préférant celles qui octroient davantage de poids aux agents subalternes : élus, gestionnaires, bureaucrates, représentants de groupes d’intérêts, etc. Par conséquent, les « sociétés dynamiques de demain » seront moins disposées, pensent-ils, « à se laisser administrer suivant les vieilles règles de commandement et d’obéissance [et] pourront se fixer et atteindre des objectifs sociaux individuels ou généraux en améliorant leurs capacités de décision dans leur ensemble » (ibid. : 9). Or, parce que le développement de la démocratie représentative, l’adoption généralisée des principes des droits humains, la flexibilisation des modes de gestion en entreprise et le désir exprimé sur l’ensemble de la planète de « reproduire les conditions de prospérité […] que la plupart des pays de l’OCDE considèrent comme allant de soi » (ibid. : 12) confirment cette « évolution », ces auteurs croient que l’inéluctable marche de l’humanité vers sa liberté ne peut être assurée sans une rupture radicale avec « les modèles de gouvernance les plus répandus, hérités du passé » (ibid.). Dans cette perspective, la gouvernance d’inspiration ordolibérale a pour fonction d’assurer le développement évolutif en limitant l’exercice arbitraire du pouvoir et en brisant les pratiques qui demeurent en grande partie centralisées. Pour cela, la gouvernance ordolibérale concourt à amener des changements qui facilitent l’atteinte d’un stade de gouvernance « accomplie ». Pour cela, elle apparaît à la fois comme « une composante centrale de toute explication du développement économique et social [mais également comme] la cause et l’effet, englobant simultanément les variables dépendantes et indépendantes du processus d’évolution » (Tarschys, 2002 : 36). De fait, la gouvernance est entendue comme une puissance effective de redistribution des pouvoirs qui participe au dépérissement de l’État et comme un processus transitionnel qui au terme de son développement sera bénéfique aux individus et aux sociétés. S’appropriant la rhétorique révolutionnaire[4], Michalski et ses collaborateurs écrivent qu’il importe :

[D’]apporter des améliorations majeures aux cadres institutionnels et comportementaux pour que naisse un monde sans patron ni monopole, où les réseaux d’approvisionnement seront fluides et où la personnalisation créative constituera la source première de création de richesse. Dans un monde ainsi constitué, où la répartition des pouvoirs et de l’initiative sera beaucoup moins prédéterminée, l’enjeu pour les décideurs consistera à savoir introduire un degré suffisant de transparence, de confiance et de concurrence. On peut alors espérer que les individus s’habitueront davantage à inventer qu’à suivre le mouvement, à se montrer actifs plutôt que passifs, ce qui devrait aiguiser leur désir et leur capacité de gouverner. C’est peut-être l’accumulation continue de connaissances résultant de l’exercice du pouvoir et de la prise de responsabilité qui constituera le facteur capable d’alimenter le cercle vertueux entre dynamisme économique et nouvelles formes de gouvernance.

2002 : 23

Pour ces auteurs, trois obstacles expliquent la difficile instauration de la gouvernance et la persistance des formes autoritaires de gouvernement. Selon eux, les résistances séculaires des organismes publics et privés à modifier leurs façons de faire, les difficultés de ceux qui sont chargés de rendre des décisions à « se doter de capacités de gouvernance à la hauteur de la tâche à accomplir » (ibid. : 18), ainsi que la peur que provoque le changement empêchent les individus de « déterminer la nature et les mécanismes de compensation » (ibid. : 15) nécessaires pour pallier les effets qui accompagnent les changements socioéconomiques et de concevoir les bienfaits qu’engendrent les mutations socioéconomiques. Soutenant que « les perdants font généralement tout leur possible pour préserver les modes de gouvernance et les structures de pouvoir du passé tandis que les gagnants considèrent que les institutions et les pouvoirs d’autrefois n’ont plus lieu d’être » (ibid.), ils considèrent que l’émergence d’une « nouvelle gouvernance » se bute à un obstacle d’ordre perceptif. Partant de cette considération, ils affirment que le défi consiste à faire que ceux qui croient que « les changements majeurs sont le résultat de l’action incontrôlable de forces exogènes et dangereuses » (ibid.) – du fait de leur non-participation à l’établissement des nouvelles structures de pouvoirs – en viennent à revoir cette perception par l’entremise d’un effort éducatif. Dans ce même ordre d’idées, Gilles Paquet (2002) plaide en faveur d’un nouvel État stratégique qui instaurerait un dialogue permanent avec les citoyens et leur permettrait de comprendre la nécessité de participer activement à la définition des valeurs, des objectifs et des mesures susceptibles de répondre à leurs besoins. Il écrit : « seuls un vaste espace d’expression et des institutions propres à renforcer la compétence des citoyens en tant que producteurs de gouvernance permettront à une compréhension éclairée de s’instaurer – à la fois en tant que résultat et fondement d’un armistice raisonnable entre l’État et les citoyens » (ibid. : 237). Ce propos suggère, d’une part, que si l’individu n’est pas encore capable de justifier son action dans la logique de son intérêt propre, il pourra acquérir cette capacité en s’engageant dans une activité citoyenne et, d’autre part, que l’achèvement de la gouvernance se fera pour peu que les instances démocratiques sachent recevoir le citoyen dans sa spécificité en lui permettant de participer aux prises de décisions. La levée des obstacles qui entravent le développement de la gouvernance se ferait donc au prix du respect de l’expression des besoins individuels et de la participation citoyenne au processus démocratique. Dans ce contexte réflexif, l’apprentissage expérientiel permettrait au citoyen de bénéficier du perfectionnement des institutions et des mutations sociétales en cours.

Il est intéressant de souligner que les propos de Michalski, Miller et Stevens comme ceux de Paquet ont des affinités avec la notion d’autonomisation (empowerment). En effet, l’autonomisation peut être définie comme l’acquisition d’un pouvoir d’agir sur les conditions sociales, économiques et politiques chez les individus qui s’engagent à l’intérieur d’instances politiques ou communautaires dès lors que celles-ci fournissent aux membres de la communauté des structures qui favorisent la possibilité d’accroître leur capacité d’agir de façon autonome et facilitent le développement d’habiletés spécifiques eu égard à des objectifs déterminés (Ninacs, 2008 ; Bacqué et Biewener, 2013). On peut penser que si les thèmes de la « gouvernance » et de l’« autonomisation » (qui circulent dans les milieux communautaires) semblent se confondre, c’est sans doute parce que les auteurs interpellés considèrent la gouvernance comme une philosophie de désaliénation individuelle qui fait appel à un investissement personnel et à une expérimentation démocratique stimulant le développement de stratégies viables pour contrer les ennuis qui accompagnent le chamboulement du monde (et non seulement comme un effort de transparence institutionnelle). Cela dit, si les auteurs de l’OCDE insistent sur l’aspect éducatif de la gouvernance, c’est que celui-ci est essentiel à son accomplissement. Rappelons que la gouvernance suppose « le partage de croyances sur ce qui est juste et des manières de faire société » (Dardon, 2009 : 81), une distribution du pouvoir renforçant sa nature démocratique et des interactions respectant des règles communes dans l’optique implicite de contrer les manifestations qui mettent à mal le jeu bénéfique de la concurrence. Dans cette perspective, la marche vers une gouvernance à venir repose grandement sur le potentiel d’imagination et d’ingéniosité que recèlent les membres de la société civile, les agents économiques et les acteurs de la fonction publique. Tablant sur l’implication de divers types d’individus aptes à ajouter de la valeur aux activités d’une économie fondée sur le savoir, le récit eschatologique libéral voit dans le développement de l’homme « actif » de la « gouvernance distribuée » le moyen de consolider la « société apprenante créative ». Celui-ci saurait fournir aux organisations (politiques et civiques) les connaissances et les informations nécessaires pour surmonter les difficultés qui se manifestent en période de turbulence et priver incidemment les leaders de leur monopole sur ces organisations (Paquet, 2002 : 224).

Le récit eschatologique libéral – dans lequel la gouvernance trouve sa place en tant que finalité, mécanisme de décentralisation des pouvoirs et moteur de conscientisation – repose sur un certain nombre de présuppositions et de « vérités » (au sens de Foucault). D’abord, considérant que l’humanité est progressivement passée d’un monde caractérisé par l’exercice d’un pouvoir souverain arbitraire à un monde porté par la répartition démocratique des décisions entre acteurs affranchis des contraintes politiques, il repose sur une conception linéaire et évolutive de l’histoire. Il repose également sur la supposition voulant que l’État soit inapte à faire face aux enjeux contemporains par sa lourdeur et sa nature hiérarchique (bien que certains auteurs puissent reconnaître que les États providentiels et du New Deal ont été des moteurs importants de développement et de croissance au cours de la période d’après-guerre). Il repose enfin sur l’idée que les acteurs en réseaux – véritables garants des richesses collectives et créateurs de valeur – sont (ou doivent être) au coeur des processus de résolution de problèmes (de consommation, d’assurances, de revenus, etc.) qu’un jeu de concurrence saura parfaire. Si ce récit valorise la capacité de résilience des individus aptes à trouver les moyens d’annihiler les inconvénients des rivalités, il ignore à l’inverse un certain nombre de propositions. En effet, il ignore que l’intervention ciblée de l’État peut être efficace ; que l’homme éclairé de la gouvernance peut préférer un mode de gouvernement plus solidaire que désengagé ; qu’une entreprise marquée d’un « militantisme des actionnaires » peut agir en mauvais citoyen ou encore que la dé-hiérarchisation de l’entreprise peut mener à une crise de direction. Doit-on alors supposer avec Raphaël Canet (2004) que la gouvernance n’est peut-être qu’une simple idéologie au sens le plus classique du terme, basée sur la consécration politique de la mondialisation néolibérale ? Bien que je ne doute aucunement qu’un lien étroit l’unisse au néolibéralisme, il me semble que la gouvernance est avant tout une réflexion sur les moyens nécessaires pour faire fonctionner le programme ordolibéral qui cherche à indexer la société civile sur l’entreprise (libéralisme sociologique), à saper les velléités totalitaires et à instaurer un cadre juridique favorable à la concurrence. En précisant le rôle que doivent jouer les citoyens engagés et les agents politiques eu égard à leurs responsabilités et en fonction de leur position à l’intérieur d’un ensemble de relations dynamiques, la gouvernance tend à réfléchir aux conditions nécessaires au fonctionnement d’activités collectivement salutaires susceptibles d’être minées par la survie de l’État infatué.

Conclusion

L’histoire de la gouvernementalité participant à une généalogie de l’État moderne entreprise par Foucault tend à dégager les caractéristiques susceptibles de bousculer les pratiques gouvernementales contemporaines. Celui-ci y souligne que la pensée ordolibérale accepte le marché comme valeur régulatrice tout en rejetant l’interventionnisme étatique de dernière instance de la raison libérale (Adam Smith) ; que l’ordolibéralisme souhaite une refonte juridique qui favorise le jeu concurrentiel d’une diversité d’acteurs, entraînant de surcroît la révision du rôle « policier » de l’État qui se doit de neutraliser les activités qui mettent à mal ce jeu concurrentiel ; et enfin que cette raison du « moindre État » réfutant les ambitions totalitaires gouvernementales (Friedrich Hayek) accorderait paradoxalement un rôle prépondérant à un État secondarisé. Or, parce que la gouvernance participe à la limitation de l’État en promouvant la dé-hiérarchisation des organisations politiques, la transmission d’un pouvoir décisionnel, le partage de savoirs et d’informations entre agents « subalternes » et la multiplication de recommandations (au détriment des pratiques réglementaires considérées comme un vestige du mode de fonctionnement régalien), il semble juste de penser que celle-ci indexe au programme ordolibérale la figure paternaliste bienveillante et affairée de la raison de « police » (caméralisme, État sécuritaire) en appelant les agents politiques à être « transparents », « responsables », « créatifs », « actifs » et désinvestis du jeu de la concurrence qu’ils doivent faciliter. En cela, la gouvernance serait une réminiscence anti-machiavélienne invitant les agents politiques à fabriquer « de l’ordre politique » (Dardon, 2009) à l’intérieur d’institutions qui ne peuvent être congédiées. C’est pourquoi il semble juste de penser, à l’instar de Claire Launay-Gama et Michel Sauquet (2009 : 233), que la gouvernance est un « art de mettre les acteurs de la sphère publique – dans toute sa diversité – en situation de dialogue et de co-construction de régulations ».

Une étude exhaustive des nombreux textes sur la gouvernance permettrait sans doute de dégager davantage d’éléments permettant de circonscrire ce nouvel « art de gouverner » et d’approfondir le lien que celui-ci entretient avec le programme social ordolibéral (libéralisme sociologique). Cela dit, l’examen de quelques textes universitaires et paragouvernementaux a permis de révéler qu’un « déplacement » s’est opéré dans l’histoire des raisons politiques. En effet, si l’ordolibéralisme se souciait d’assurer la régulation d’un marché en mal de protection, la gouvernance apparaît comme un effort de transformer les agents gouvernementaux en adjuvants des partenaires corporatifs et citoyens, mais également comme une invitation à accélérer le parachèvement des institutions démocratiques par l’implication d’acteurs qui adoptent des principes communs. Si l’on peut penser, à la suite de Foucault, que chaque rationalité gouvernementale s’accompagne d’une fiction politique, on affirmera à la lumière des textes consultés qu’à notre époque « mondialisée » et « connectée », la fiction résiliente de la gouvernance trouvant sa place à l’intérieur du récit eschatologique libéral se donne comme tâche de revoir le fonctionnement de la sphère gouvernementale en dépit et compte tenu des dérangements dans l’ordre des choses.