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Justice et Espaces publics en Occident. Du Moyen-Âge à nos jours est un ouvrage dont le titre gargantuesque n’aurait certainement pas déplu à un certain Fernand Braudel. Les quatre historiens qui l’ont dirigé y posent les jalons d’un ambitieux programme de recherche autant au niveau des échelles temporelle et spatiale qui le délimitent qu’à celui du répertoire de concepts qu’il opérationnalise. Quoi qu’il en soit, dès l’introduction, Jean-Philippe Garneau réussit le tour de force de montrer la grande cohérence des axes de recherche de l’ouvrage et il précise clairement le caractère programmatique du projet proposé. Garneau en reconstruit l’architecture en montrant comment ces découpages s’inscrivent dans des axes de recherche dont l’ouvrage présente le potentiel heuristique. Comme le relèvent l’introduction et la réflexion liminaire de Robert Jacob, la problématique de l’espace public fut introduite en sciences sociales par le sociologue Jürgen Habermas, il y a de cela déjà plusieurs décennies. Elle constitue aujourd’hui une vaste industrie débouchant sur de nombreux marchés en sciences humaines et sociales. En lisant cet ouvrage, qui compte une vingtaine de chapitres, on constate rapidement que cette industrie inspire encore des travaux très stimulants. Je tenterai ici d’en traduire l’esprit d’ensemble.
Dans ce vaste chantier de travail sur l’espace public, cette oeuvre a une importante singularité. Elle se penche sur la relation entre les espaces publics, la publicité et la construction de la justice. Cette exploration empirique, et souvent théorique, des dimensions de la relation entre les développements multidimensionnels d’espaces publics et l’exercice de la justice constitue une somme sophistiquée où le social, le politique et le juridique s’éclairent réciproquement dans un jeu de miroirs complexe. L’histoire conceptuelle se trouve également enrichie de nouvelles fouilles sur le terrain de l’archéologie comparée des espaces publics bourgeois, institutionnalisés et oppositionnels, des lieux publics et de la publicité.
Si les travaux de Max Weber sur la professionnalisation des agents de l’État rationnel légal, ceux de Jürgen Habermas sur l’espace public bourgeois et, parfois, les hypothèses de Michel Foucault ou d’Erving Goffman sur l’institution carcérale, la volonté de savoir ou la relation entre stigmatisation et déviance sont familiers aux politologues et aux sociologues, il est rare que ceux-ci soient invités à mettre ces différents continents en relation. Il est encore plus rare qu’ils soient exposés à des travaux empiriques et historiques qui mettent ces éléments en relation et permettent ainsi d’explorer l’heuristicité historique des théories sociologiques. C’est à un tel échange qu’invitent les textes rassemblés dans cet ouvrage et c’est une première raison pour laquelle les non-historiens doivent s’y intéresser.
Les directeurs de l’ouvrage invitent à situer la problématique de la relation entre la justice et l’espace public sur le temps long. Afin de comparer des variations ou des récurrences dans les rituels, les pratiques, les processus et les institutions qui façonnent cette relation, il est important de prendre une échelle temporelle qui remonte au Moyen-Âge, sinon à l’Antiquité, comme c’est le cas pour la réflexion liminaire. Les textes portant sur la période médiévale permettent de poursuivre la réflexion amorcée dans un ouvrage dirigé par les historiens Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt sur les espaces publics médiévaux et de mettre à l’épreuve la périodisation de l’espace public bourgeois proposée par Jürgen Habermas.
Quiconque a déjà assisté à un panel en histoire du droit sait que ce champ a pour particularité que plusieurs de ses praticiens ont une double formation, en droit et en histoire. Il peut en résulter des échanges à la terminologie sibylline où le néophyte est rapidement égaré. Ce n’est pas le cas ici. Cet ouvrage a comme autre force de rester accessible et stimulant pour le lecteur qui n’a pas cette double formation. En tout, une vingtaine d’interventions proposent d’explorer le thème de l’ouvrage. Elles sont regroupées dans quatre grandes sections. La première, « Espaces et lieux publics », compte cinq chapitres où les lieux d’exercice et de contestation de l’espace judiciaire sont en relief. La deuxième section, « Publicité judiciaire et pouvoir politique », offre quatre textes où l’articulation des liens entre la publicité et différents types d’agencement du pouvoir politique passe au premier plan. La troisième partie, « Dynamiques de l’opinion publique », comprend plusieurs interventions qui sont sous-divisées en deux sections, une s’intéressant à l’opinion publique dans l’exercice de la justice, l’autre portant sur la justice et les médias dans la formation de l’opinion publique. Enfin, la quatrième partie, « La critique de la justice : culture des élites et imaginaires nationaux », compte cinq chapitres qui analysent des critiques par en bas d’une justice des dominants. Dans l’ensemble, les cas étudiés portent en grande partie sur la France, mais aussi sur la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Canada.
Les concepts d’espace public, de publicité, de citoyenneté et de l’opposition fluctuante entre les territoires des sphères publique et privée sont appliqués à l’étude d’un ensemble de cas concrets dans ce livre. Certains textes, de la dernière section notamment, mettent en relief la rivalité entre différents espaces publics, celui du pouvoir et ceux relevant de formes et de forces oppositionnelles qui subissent et dénoncent, plus qu’ils ne gouvernent, la publicité judiciaire. Une importante contribution théorique de l’ouvrage réside précisément dans l’exploration de tout ce qui relève de la « publicité judiciaire », ou de l’exploration des modalités à travers lesquelles se négocie la frontière entre le politique et le juridique, ou le prolongement de l’un dans l’autre par l’exercice ou la dénonciation du pouvoir souverain. L’ouvrage ouvre également plusieurs fenêtres sur les modalités à travers lesquelles les populations ont été amenées à participer à la mise en scène de la justice. Il résiste toutefois à la tentation à la Foucault de déceler un schème universel de succession de ces modalités.
Questionner l’émergence et la diffusion des espaces publics implique forcément l’inverse, questionner les métamorphoses de ce qui est considéré comme privé. Si l’empire de la publicité judiciaire tend à s’étendre au vingtième siècle là où l’empire des droits fait de nouvelles conquêtes, la question des limites que devrait avoir cette publicité judiciaire ne cesse d’émerger : qu’est-ce qu’il est légitime de cacher au public ? Quand le huis clos est-il justifiable ? Quelles personnes ont droit à la vie privée ? Il s’agit d’un autre axe de réflexion que cet ouvrage amène le lecteur à explorer.
L’introduction anticipe, sans se défiler, deux critiques qui peuvent être adressées à l’ouvrage. Une première est le peu de cas qui est fait dans les interventions des relations genrées dans la régulation et la judiciarisation de l’espace public. Pour le cas de la régulation des sphères publique et privée à Montréal, les travaux de l’historienne Mary Anne Poutanen sont un premier complément intéressant à la somme présentée ici. Une autre critique anticipée est le fait que les comparaisons ne portent pas suffisamment ou plus systématiquement sur des traditions juridiques distinctes, les « systèmes romano-germanique et de common law » auxquelles réfère Garneau, par exemple, ou avec des cas non occidentaux. Moins de cas portant sur la France et plus de cas sur la Grande-Bretagne, le Canada ou les colonies britanniques auraient permis d’explorer davantage la première opposition. Il est cependant difficile de demander à un ouvrage qui se donne comme objectif de poser de vastes jalons de répondre dans la même foulée à l’ensemble des questions qu’il soulève.
Les politologues devraient lire cet ouvrage parce que rares sont les occasions d’un dialogue aussi riche avec leurs collègues historiens sur un ensemble de concepts au coeur de la théorie de l’État, de la justice, de la séparation des pouvoirs et de la démocratie. La trajectoire historique de ces institutions et pratiques est trop souvent soit tenue pour acquis, soit passée sous silence, par les politologues et les sociologues. Ce dialogue ne peut qu’enrichir les concepts de la théorie politique et affiner leur pertinence sociohistorique.