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Le sens de l’entreprise démocratique s’est-il épuisé ? Serions-nous condamnés à la forme politique de la démocratie libérale ? Ne nous reste-t-il qu’à approfondir la portée des droits de l’homme et de la représentation ? Il y a lieu de s’interroger : une démocratie qui n’est plus qu’une question de détails ou qui est tenue pour acquise pourrait fonctionner mécaniquement, sans pour autant mobiliser le peuple, la société, le public, l’individu. Et sans cet engagement, la politique pourrait leur échapper soit pour redevenir le site de l’hétéronomie (à savoir la décision par autrui ou par une autre réalité comme Dieu ou l’économie, ou encore l’abdication de la décision), soit pour devenir un simple rapport de forces qui solidifierait la domination des élites financières et technocrates.
Deux ouvrages parus récemment au Québec tentent de nous aider à éviter ces écueils et suggèrent, du fait même de leur entreprise, que le passé de la démocratie offre à qui sait le scruter une source de sens et de renouveau pour la vie politique contemporaine. Vers une démocratie désenchantée ? et Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France répondent ainsi à un malaise qui se traduit chez les uns en inquiétude et chez l’autre en indignation. Les chapitres de Daniel Tanguay, Gilles Labelle et Stéphane Vibert et l’ouvrage de Francis Dupuis-Déri nous procurent par ailleurs un instantané de la réflexion philosophique ayant lieu au Québec à propos de la démocratie. Cette réflexion dégage des sens et des possibilités aux traditions démocratiques ; ce faisant, elle nous enjoint de repenser le sens de la démocratie, au vu de nos propres projets et valeurs.
Comment (encore) parler de la démocratie
Vers une démocratie désenchantée ? et Démocratie se rejoignent par leur approche. Les deux ouvrages se concentrent sur la même longue période historique, à savoir la modernité politique. Au coeur du moment-charnière que furent les révolutions française et américaine, les auteurs trouvent les fondements historiques et politiques de la démocratie actuelle. De cette étude ils tirent et offrent le modèle d’une philosophie de l’histoire post-hégélienne. Leur réflexion se déploie par le biais d’une interrogation de l’histoire des idées, fussent-elles philosophiques ou politiques. Sans y trouver ni détermination ni libre arbitre, ils suggèrent sobrement des pistes politiques et des engagements issus d’une conscience renouvelée de l’interdépendance des temps. Ils partagent ainsi la tentative de saisir d’une nouvelle manière et à de nouvelles fins le sens de la démocratie et d’en rouvrir la question – tentative qu’ils engagent par ailleurs dans le sens d’une réflexion sur d’autres sociétés, à savoir la France (dans les deux cas) ainsi que les États-Unis (dans le cas de Dupuis-Déri).
Ces ressemblances se retrouvent cependant à l’arrière-plan des deux ouvrages, qui se développent par ailleurs sur des modes bien différents. Parmi ces différences, comptons le travail résolument universitaire des trois chercheurs du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) à l’Université d’Ottawa – universitaire dans le meilleur sens du terme, celui d’une collaboration rapprochée et continue depuis maintenant plus d’une décennie, tant des penseurs de droite que de gauche ainsi que de presque toutes les disciplines des sciences sociales et humaines –, dont se distingue le travail résolument engagé auprès des mouvements sociaux de Dupuis-Déri, qui cherche un auditoire plus large à ce livre issu de sa thèse. Comptons aussi les différences méthodologiques. Les auteurs du CIRCEM et leurs collaborateurs se tournent vers l’oeuvre de Marcel Gauchet comme médiation privilégiée, du fait de l’envergure de son oeuvre interdisciplinaire, suivant ainsi la tradition du commentaire philosophique ; de là, chacun suit une médiation privilégiée vers l’oeuvre de Gauchet, à savoir Leo Strauss et Aristote pour Tanguay ; Miguel Abensour pour Labelle ; et Louis Dumont pour Vibert. Laissant les auteurs de côté, Dupuis-Déri s’inspire plutôt des recherches sur l’histoire sociale, économique et politique des idées (telle que pratiquée par Neal Wood et Ellen Meiksins Wood ; Quentin Skinner, John Dunn, J.G.A. Pocock et James Tully ; ou encore Patricia Hill Collins – synthèse dont le besoin se fait sentir depuis longtemps) et se concentre sur le sens qu’ont donné au mot « démocratie » les acteurs engagés dans des luttes politiques toujours changeantes et dynamiques.
Ces approches complémentaires mènent chaque auteur à privilégier un type de processus historique. Du côté des Tanguay, Labelle et Vibert, suivant le travail de Gauchet, la démocratie apparaît par l’entremise d’un processus de désenchantement, où la religion chrétienne renvoie peu à peu ses croyants vers le monde et les détourne de toute source religieuse à la loi. C’est ce processus de sortie de la religion qui ouvre la possibilité de la démocratie et en guide le développement. La démocratie est ainsi comprise en relation à la sorte d’individu et de société qu’elle crée, et avant tout en termes d’attitudes spirituelles et idéologiques. Pour Dupuis-Déri, au contraire, c’est la question du meilleur régime qui prime : étudiant l’établissement de nouveaux régimes tant antimonarchistes qu’antidémocratiques, il découvre les modalités changeantes de la relation entre les élites et le peuple, ainsi que les mécanismes d’exclusion de ce dernier des affaires politiques par le biais de la manipulation des mots et des discours.
Les sens de la démocratie : prendre acte de la supercherie
L’innovation majeure de Francis Dupuis-Déri dans Démocratie est de déplacer le débat à propos de la notion de démocratie. L’arrachant à la question des noms et des descriptions, il le replace au centre de la question de l’attitude de tout un chacun à l’égard du peuple. Ainsi, un jugement politique devient possible sur les positions des participants aux débats sur la démocratie en relation à leur attitude agoraphobique ou agoraphobe – peu importe qu’ils appartiennent à l’élite dirigeante ou au peuple. Dupuis-Déri définit l’agoraphobie politique comme la peur de la démocratie directe, « la peur de l’agora, le nom de la place publique dans les cités grecques où les citoyens s’assemblaient pour délibérer » (p. 34). Cette peur vient du manque de raison du peuple, qui en fait une proie pour les démagogues, à même d’instaurer une tyrannie de la majorité (p. 35). L’agoraphobie politique s’oppose à la confiance en les capacités politiques de chaque personne : l’agoraphilie politique.
On peut cependant regretter que s’il démontre un parti pris clair en faveur de l’agoraphilie politique, l’auteur ne défend ni n’explique ce parti pris (qui se retrouve par ailleurs dans ses nombreuses autres publications, ou encore dans le livre d’un autre théoricien de l’agoraphilie et des grands moments démocratiques dans l’histoire occidentale, Martin Breaugh [2007, L’Expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot-Rivages]). Ainsi, Dupuis-Déri (p. 340) pourra souligner sa sympathie pour le politicien socialiste belge du dix-neuvième siècle Moritz Rittinghausen : « en bon agoraphile politique, il comprend que c’est toujours au peuple, au final, de décider comment il veut organiser sa démocratie ». C’est sans compter les nombreuses dénonciations de l’agoraphobie – celles des fondateurs des régimes américain et français, des élites qui leur ont succédé, des hommes envers les femmes, des hommes envers eux-mêmes. Si évidemment une telle sensibilité agoraphile et antiagoraphobe ne doit pas être au centre d’une thèse de doctorat, l’essai qui nous est présenté mériterait une défense de la foi dont Dupuis-Déri témoigne à l’égard du peuple, ne serait-ce que pour répondre aux innombrables limites posées à la qualification des citoyens des démocraties, et ce, souvent par ces citoyens mêmes.
Par ce déplacement de la question de la démocratie, il évite néanmoins l’utilisation de l’épithète « antidémocratique » ou du nom glorieux « démocrate », qui peuvent être si aisément manipulés. Cette manipulation des termes politiques est d’ailleurs analysée au fil de l’ouvrage. Elle ne l’est cependant pas comme phénomène principal, puisque Dupuis-Déri adopte une approche agonistique, retrouvant les luttes politiques à l’origine des mots et des discours comme des institutions et des actions. Parlant des emplois multiples du terme « démocratie » par Alexis de Tocqueville, celui qui a le plus aidé à en transformer le modèle pour les Français tournés vers l’Amérique, il explique que « Seules les luttes politiques permettent de comprendre l’incohérence sémantique dont il fait preuve, puisqu’elles déstabilisent et troublent le sens des mots ; mais aussi parce qu’elles appellent à leur redéfinition volontaire en vue d’obtenir des effets rhétoriques. » (p. 346) Il peut de même expliquer comment la démocratie a pu et peut continuer d’être critiquée et limitée au nom de la liberté (p. 223). Ce n’est donc jamais Tocqueville, ni même la monarchie, qui décidera du choix et du sens des mots.
À partir de ces concepts et de cette approche, Dupuis-Déri est en mesure de développer une analyse philosophique de l’histoire politique moderne qui consiste en une démonstration, maintes preuves à l’appui, de l’agoraphobie politique fondatrice des régimes politiques américain et français – ainsi que canadien. Au fil de l’histoire de la mobilisation des idées et des usages idéologiques du mot « démocratie » en faveur d’un régime représentatif, d’une république démocratique, d’une aristocratie élective… ou tout simplement de ce que nous appelons démocratie, il analyse les débats, les publications et la correspondance des grands personnages de l’histoire politique. Il s’appuie sur trois grands moments de cette histoire, tous marqués par l’agoraphobie et la reconfiguration de celle-ci en de nouveaux régimes politiques. Dès Platon, la démocratie est présentée comme chaotique et anarchique, comme licence et comme tyrannie de la majorité pauvre exercée sur la minorité riche. Cette vue de la démocratie sera conservée, mais on y ajoutera au moment des révolutions française et américaine que la démocratie est dangereuse lorsque pure, mais acceptable lorsque représentative et donc ordonnée et éduquée – le mot « démocratie » s’ajoutant au mot « république » et le remplaçant éventuellement. Enfin, « démocratie » devient le seul mot qui s’impose au milieu du vingtième siècle, chaque camp accusant l’autre de l’usurper. Dupuis-Déri a par ailleurs eu la bonne idée de dynamiser ces moments en montrant comment, à chaque étape, des femmes ont retourné cette critique mutuelle vers les deux camps en place pour démontrer leur propre exclusion de la décision politique.
Les sens de la démocratie : prendre acte de la crise
Marcel Gauchet réfléchit, au fil de son oeuvre, sur le passage de l’hétéronomie à l’autonomie, c’est-à-dire à la volonté d’une société de se gouverner elle-même plutôt que de laisser cette tâche à d’autres (individus ou puissances, qu’elles soient humaines ou non). Au centre de ces réflexions de Gauchet se trouve la thèse qui donne son titre au livre de Tanguay et Labelle : la démocratie, en poussant sa logique au-delà de la sphère politique, sape les fondations de son propre exercice en enlevant le pouvoir aux instances politiques pour le transférer vers les instances juridiques et économiques, créant sa propre crise. Devant trois textes en particulier, qui portent le plus ouvertement l’intention qui créa l’ouvrage collectif, il nous semble qu’une question majeure se pose face à l’oeuvre de Gauchet : l’ontologie politique qui présente l’humanité comme désir d’autonomie et la démocratie comme politique normale, comblant ce désir et besoin d’autonomie, est-elle tenable ? Ce problème de la possibilité même de la démocratie comme gouvernement de soi présente au fil des trois textes les formes du conflit entre la collectivité et l’individu ; du passage de la transcendance à l’immanence ; et de la relation entre le et la politique.
Daniel Tanguay présente la période moderne comme éminemment politique. Le gain de la démocratie et de la modernité est l’autonomie, acquise par le refus de détermination par tout autre ordre que l’ordre politique (donc par le refus de l’hétéronomie). Cependant, ce gain mène aussi à l’historicité, à savoir l’« autoproduction des sociétés dans la durée et aussi [l’]ouverture à un avenir non déterminé par le passé » (p. 27). Autrement dit, aussitôt acquise, l’autonomie fut remplacée par la détermination sociale, c’est-à-dire l’idée que la société se produit elle-même et produit ses individus, dont la marge de décision est alors réduite à néant. La politique passe alors entièrement dans l’État, instrument pour la société et pour le bien commun, qui devient un carcan pour les forces sociales et économiques, ainsi que pour les moeurs et l’innovation, toutes limitées dans leur autonomie par les décisions émanant de l’État et ses institutions qui les dirigent vers ses propres buts. Le politique, l’activité autonome d’autodétermination, s’efface donc derrière la politique, activité qui ne vise pas la bonne vie, mais bien l’exercice du pouvoir au nom de la société ou, pis encore, au nom de certaines forces sociales.
Tanguay résume la position de Gauchet par l’affirmation que « La démocratie est le fait indépassable de notre temps. » (p. 16) La démocratie est indépassable en ce qu’elle est normale, qu’elle répond au besoin humain d’autonomie. Elle est le régime de l’équilibre du droit, du politique et de l’historique comme vecteurs à la fois de l’autonomie, de la modernité et de la démocratie. Cet équilibre exige que le politique prime, puisque l’ignorer c’est aussi s’empêcher d’agir en toute connaissance de cause, se bloquer la vue des conséquences de ses actions, de leurs possibilités et des autres possibilités qui continuent de se présenter. Cependant, l’autonomie ne peut s’exercer par des individus seuls, et Tanguay trouve la prémisse centrale de la philosophie politique de Gauchet dans « l’idée d’une communauté politique assez unie pour être capable d’exercer son autonomie » (p. 47), unité sans laquelle nous nous condamnerions à l’hétéronomie – le fait de voir nos décisions nous échapper parce que nous nous en remettons à un Dieu… ou à un « peuple ». La portée de cette prémisse est importante : l’autonomie doit être conçue avant tout comme l’autonomie de la collectivité, et une tension existe nécessairement entre celle-ci et l’autonomie de chaque individu, qui semble pouvoir lui être subordonnée. Le prix à payer d’une quelconque autonomie serait donc une partie de notre autonomie individuelle… ou cette autonomie même.
Gilles Labelle explique que, selon Gauchet, la démocratie libérale est installée pour de bon : utopie du présent sans altérité, du présent qui ne peut plus ou ne doit plus changer, elle ne renvoie qu’à elle-même, qu’à différentes configurations d’elle-même. Pourtant, si la démocratie libérale est la dernière forme politique pensable, sa stabilité est loin d’être garantie et elle sera toujours en recherche d’équilibre (p. 133-134). À partir de cette démocratie présentée comme politique normale et souhaitable, Gauchet nous présenterait deux choix : ou bien nous acceptons cette démocratie libérale et nous tentons de surmonter les crises ; ou bien nous la refusons dans un acte « révoltiste » dénué de sens, puisque la révolte, qui est revendicative, laisse le soin à quiconque (le pouvoir oligarchique qu’il dénonce, les tribunaux) de répondre à des revendications dont il n’a pas songé à approfondir les conséquences ni mêmes les conditions de possibilité. Notons d’ailleurs que cette épithète de révoltisme que Gauchet dirige vers Abensour s’appliquerait aussi bien au travail de Francis Dupuis-Déri.
Labelle se tourne ainsi vers Abensour, visé par cette épithète, qui développe au contraire de Gauchet une politique « insurgeante » et « sauvage » de l’irruption, qui consiste à interrompre les processus en cours et les institutions en place, plutôt qu’à réformer ou à entreprendre une révolution (p. 143-144). La démocratie n’est donc pas pour Abensour un régime ; elle s’oppose à la politique quotidienne : la démocratie est norme de part et d’autre, mais la démocratie qui interrompt s’oppose à la démocratie déjà instituée, déjà en place dans les activités de l’État. Ainsi, la révolte est une remise en question de la démocratie normale, instituée, au nom de la démocratie à instituer, esquissée dans tout lien humain, dans toute tentative d’agir avec autrui. Labelle montre comment, chez Abensour comme chez Gauchet, la démocratie à instituer habite la démocratie instituée, la transcende, et c’est elle qui nous mène et qui dirige l’activité humaine. D’où le danger auquel nous exposerait une perte de contact avec la démocratie : sans la possibilité de dépasser et de transformer la politique en place, nous nous exposons à la perte des valeurs, de ce qui fonde les institutions et les pratiques politiques, et nous nous soumettons à une nouvelle hétéronomie, aux décisions impersonnelles et dénuées de sens.
Stéphane Vibert explique la formule de Gauchet selon laquelle nous assistons à un « divorce de la puissance et de la liberté » (cité dans Labelle et Tanguay, p. 82) par une série d’associations conceptuelles qui nous éloignent du sens normal de la démocratie et qui permettent à la politique – celle de tous les jours – de recouvrir le politique – la politique normale qu’est la démocratie comprise comme régime d’autonomie. En premier lieu, nous associons la démocratie à la puissance comprise comme capacité d’organisation collective et de projection vers l’avenir. En second lieu, nous associons cette nouvelle démocratie à la puissance comme souveraineté. Et en troisième lieu, nous associons la liberté que la démocratie doit permettre au libéralisme, lui-même limité aux droits individuels et non pas aux droits de l’homme ou de la personne. Ainsi, la puissance n’est plus liée à la liberté, mais plutôt au libéralisme, et n’est plus que la puissance de l’État. De la sorte, le libéralisme se retourne contre la démocratie et la menace par ses deux faces contemporaines : l’hypertrophie du droit au détriment du politique et de l’historique, ainsi que l’hypertrophie de l’économique (ou du néolibéralisme [Labelle et Tanguay, p. 89]), puisque c’est au nom des échanges commerciaux et de la liberté individuelle qu’est promu le droit. Ici, nous perdons notre puissance d’action autonome ; et là, nous acceptons la puissance et l’action d’une force économique que nous laissons nous maîtriser, retombant de la sorte dans une nouvelle forme, désormais non religieuse, de l’hétéronomie.
Nous retrouvons visiblement la même inquiétude chez Vibert que chez Labelle et Tanguay : si la démocratie mène à sa propre éclipse, pouvons-nous continuer d’y croire – ou aurait-elle perdu tout sens mobilisateur, tout sens de valeur ?
Le sens de la démocratie
Le constat d’une crise de la démocratie chez Gauchet et l’inquiétude correspondante de ses interprètes reposent de la sorte sur trois prémisses : 1) la démocratie nécessite un sujet politique collectif plutôt qu’individuel ; 2) la démocratie est une norme qui nous guide et que nous ne pouvons rejeter sans aussi rejeter notre autonomie – que nous choisissions la réforme ou la révolte ; 3) le politique doit être distingué de la politique, qui le recouvre et fausse la nature humaine. Or, nous pouvons retrouver ces prémisses de l’oeuvre de Gauchet en négatif dans l’histoire du mot « démocratie » présentée par Dupuis-Déri : 1) le primat de la politique et de l’autonomie collective revient à mettre en place des institutions qui permettent à certains de gouverner toute la société ; 2) le véritable choix est celui de faire confiance ou non à la capacité de chacun de participer à l’autogestion ; 3) le conflit entre agoraphobes et agoraphiles politiques (figures qui semblent répondre à une certaine vision respectivement du politique et de la politique) est peut-être inévitable et propre à toujours se répéter – ce que Tanguay, Labelle et Vibert, en lecteurs de Claude Lefort, savent aussi fort bien.
Nous pouvons donc poser la question des modalités de la défense de la démocratie par le biais de la défense de l’agoraphilie politique. Dupuis-Déri trace déjà une réponse, en filigrane dans ce livre et plus ouvertement dans ses autres ouvrages : l’agoraphilie politique suppose que nous commencions par nous tourner vers les pratiques politiques des non-élus, vers les mouvements sociaux et politiques, pour voir comment la politique y a lieu en tant que création et tentative de maintenir une égalité politique entre les participants. Avant même de défendre le peuple, nous devons nous y intéresser, peut-être même y trouver notre intérêt, plutôt que de simplement chercher à répondre à ses questions. J’ajouterais que si nous nous tournons vers les acteurs politiques, nous ne pourrons nous soustraire à la question : puisque l’on agit, malgré tout, quelles valeurs politiques motivent l’activité politique populaire ? Outre la liberté – l’autonomie chère à Gauchet – et l’égalité chère à Dupuis-Déri, quelles valeurs se cachent derrière les mots « démocratie » et « participation » – qu’est-ce que ce sens de la démocratie qui mène le peuple à se faire confiance malgré tout ?
Appendices
Note biographique
Jérôme Melançon a enseigné la pensée politique et la politique canadienne au Campus Augustana de l’Université de l’Alberta et enseigne désormais au Programme d’études francophones et interculturelles de l’Université de Regina. Il est l’auteur d’une thèse sur la philosophie politique de Maurice Merleau-Ponty et de deux recueils de poésie. Il a publié sur la phénoménologie de la politique, le rôle politique des intellectuels, les rapports entre religion et politique au Québec et les aspects politiques de la musique populaire. Il travaille en ce moment au développement d’une philosophie de la démocratie ainsi qu’à l’élaboration des liens entre démocratie et réconciliation.