Abstracts
Résumé
Nous proposons dans cet article une réflexion critique sur l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision en développement international à partir d’une revue de la littérature. Nous montrons que la plupart des réflexions à propos de l’expertise la placent en relation avec une tendance générale à la technicisation des prises de décisions ainsi qu’en relation avec une hiérarchisation des connaissances. Nous proposons une typologie de classification des différentes positions à l’égard de l’expertise, de son inscription institutionnelle, de sa participation à des processus décisionnels et de son rôle.
Mots-clés :
- savoir-faire,
- acquisition des connaissances,
- prise de décision,
- coopération internationale
Abstract
This article proposes a critical examination of the use of expertise in decision-making processes in the field of international development. Based on a literature review, we show that most writings place expertise in its relationship to a general tendency to emphasize decision-making as a technical issue and to put it in relation with a hierarchy of knowledge. We outline a classificatory typology of the various positions regarding expertise, its institutional inscription, its participation to decision-making, and its role.
Keywords:
- expertise,
- knowledge acquisition,
- decision making,
- international cooperation
Article body
« Consultants », « spécialistes », « technocrates », « professionnels », « experts », sont autant de termes qui occupent le quotidien des agences gouvernementales de développement et des organisations non gouvernementales (ONG) actives dans les pays dits « en voie de développement ». Ces termes sont invoqués comme s’ils étaient garants du sérieux, de la neutralité et de l’efficacité des transformations sociales induites au nom d’une croissance économique soutenue, d’une lutte contre la pauvreté ou encore d’un meilleur accès à l’éducation et aux soins de santé. C’est à tel point vrai que l’on peut considérer que ces acteurs de l’expertise sont parmi les plus importants piliers des processus de prise de décision en développement international (Rayner, 2003a ; Wilson, 2006).
Dans cet article nous proposons une analyse des réflexions à propos de l’expertise en développement international que nous envisageons comme autant de discours normatifs. Nous partons du principe que le développement international, ses institutions et ses paradigmes sont portés par des idéologies ou des discours qui influencent la manière dont les objectifs, les politiques et les pratiques sont mis en place. Le champ du développement international contient des arguments en faveur à la fois du maintien de ces institutions, de leur réforme, et de leur abandon. C’est un champ constitué de positions contradictoires, qui souvent, même si elles paraissent s’ignorer mutuellement, s’interpellent. La présente recherche envisage un ensemble de discours ou d’argumentations comme une trame de liens de continuité et de ruptures entre des positions campées. De cet ensemble de discours, il nous semble que l’expertise est un des raisonnements clés qu’il convient d’examiner afin de dégager le réseau d’arguments dans sa diversité et sa complexité.
L’expertise et la mobilisation de la connaissance dans l’établissement de politiques et dans la gestion des projets de développement sont au coeur de débats, souvent houleux, à propos de l’utilité et de l’efficacité de l’aide publique internationale. L’expertise et la connaissance permettraient de prendre de meilleures décisions, plus éclairées et plus efficaces. Ces préoccupations ne sont pas nouvelles. Elles sont peut-être aussi anciennes que les politiques publiques de développement. Déjà en 1965, le sociologue Jacques Berque établissait les bases d’une réflexion critique sur l’expertise technique dans le contexte de la décolonisation de l’Afrique. Alors qu’il réfléchissait au fonctionnement de l’assistance technique, Berque tâchait de lier expertise, politique étrangère et impérialisme, tout en montrant certaines ruptures avec le régime colonial. Le contexte actuel est différent et l’expertise en développement international a pris une place accrue dans les pratiques de gestion en développement international qui se sont imposées dans les années 1990, telles la nouvelle gestion publique (new public management) et les politiques basées sur les données probantes (evidence-based policies), ainsi que la gestion axée sur les résultats (results-based management) (Binnendijk, 2000 ; Hulme, 2007 ; Catherine et al., 2009 ; Lardone, 2012). Ces pratiques de gestion participent du renforcement de ce que certains décrivent comme la tendance à « gouverner par les nombres » ou « gouverner par les instruments » qui s’appuie sur une expertise technocratique (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Desrosières, 2008). Si les programmes d’ajustement structurel et les politiques néolibérales ont provoqué des crises sociales, financières et politiques (Sarrasin, 1999 ; Ziegler, 2011 ; Harvey, 2014), ils ont aussi consacré le recours à l’expertise (Reddy et Heuty, 2008 ; Grek, 2013). Dans ce contexte et celui des échecs des politiques de développement dans les années 1990 et 2000, une abondante littérature s’est penchée sur l’expertise et la mobilisation de la connaissance.
La tentation est forte de rechercher dans l’expertise et la mobilisation de la connaissance spécialisée une réponse aux échecs. À cet égard, les discours scientifiques sont variés. Ainsi, certains auteurs regrettent que le manque d’accès à la connaissance ait comme effet la répétition constante des mêmes erreurs (Easterly, 2006 ; Djankov et al., 2008 ; Doucouliagos et Paldam, 2009). Pour d’autres, la pauvreté perdure parce que les bénéficiaires des politiques de développement ne sont pas en mesure de mobiliser adéquatement la connaissance afin de donner un point de vue multidimensionnel sur leur situation sociale et économique (Collier, 2007 ; Banerjee et Duflo, 2011). C’est à ce titre qu’il est souhaité que l’expertise occupe une place plus importante dans les processus de prise de décision en développement international. Cette utilisation croissante de l’expertise comme réponse à des crises perçues n’est pas sans poser quelques enjeux. L’expertise participe aux décisions à propos de l’allocation des ressources, mais aussi à la définition des priorités pour les pays « en voie de développement » ainsi qu’à la définition même de ce qu’est le développement. De plus, l’expertise, telle qu’elle est mobilisée, présage une concentration préoccupante de la connaissance et peut-être même une négation de la délibération collective.
Notre analyse examine les positions telles que présentées dans la littérature scientifique contemporaine en sciences sociales, en français et en anglais. En ce sens, cet article constitue une analyse des discours à propos du recours à l’expertise et à la connaissance dans le contexte des crises contemporaines des politiques et des pratiques du développement international. Grâce à cette analyse, nous désirons questionner le lien entre l’expertise, le recours à la connaissance spécialisée et l’efficacité des politiques et des pratiques en développement international[1]. Ici, nous avons comme objectif de dégager l’un des principaux pôles d’argumentation qui donne forme au champ paradoxal du développement international.
Cet article se divise comme suit : nous présentons tout d’abord différents éléments de méthodologie qui ont orienté notre travail, puis nous proposons un outil typologique qui permet de classer les discours, la littérature scientifique quant au rôle de l’expertise dans les processus de prise de décision en développement international en fonction des points de vue sur des réalisations empiriques, des positions éthiques et des propositions théoriques. Ensuite, nous présentons deux pôles argumentaires transversaux qui donnent forme à la majorité des débats dégagés dans la typologie. En conclusion, nous proposons une brève réflexion critique à l’égard de l’expertise à partir de leçons que nous retenons de notre méta-analyse du rôle de l’expertise dans les processus de prise de décision.
Éléments de méthodologie
Pour cette analyse, nous avons constitué un corpus dont les documents ont été identifiés à partir de bases de données, de références bibliographiques thématiques et des références pertinentes dans les écrits recensés. Les documents identifiés dans les bases de données en anglais et en français l’ont été à partir des principaux mots clés suivants : « consultant », « spécialiste », « technocrate », « professionnel » et « expert ». Les bibliographies thématiques et les recensions d’écrits ont été identifiées à partir des ouvrages les plus cités dans les articles extraits des bases de données. À cette étape de la constitution du corpus, nous avons retenu tous les textes qui proposaient soit une étude empirique de l’expertise, soit une réflexion de la part de praticiens, soit encore des considérations éthiques de la part d’institutions (organisations gouvernementales ou non). Les auteurs des documents analysés proviennent à la fois d’institutions gouvernementales et non gouvernementales du développement ou encore des universités.
Après avoir identifié plusieurs centaines de références contenant des représentations de l’expertise en développement international, nous avons retenu tous les articles et les ouvrages dans lesquels les auteurs décrivent de manière implicite ou explicite une ou plusieurs positions à l’égard de l’expertise, que cette position soit la leur ou non, que celle-ci soit une description ou un point de vue normatif. Certains articles et ouvrages analysés sont déjà en soi des méta-analyses de l’expertise. Dans un tel cas, ils nous ont servis à tester notre classification. Cependant, aucun des documents rencontrés dans notre analyse ne proposait une typologie aussi explicite et élaborée que la nôtre.
L’objectif de notre travail n’était pas d’embrasser l’ensemble de la littérature des vingt dernières années, mais plutôt de construire une cartographie des représentations de l’expertise en développement international. Ainsi, nous avons réduit le nombre de contributions de certains auteurs et institutions lorsqu’il a été établi que celles-ci avaient atteint un niveau de saturation ou de redondance. Nous avons choisi les documents en français et en anglais car ce sont les deux langues que nous maîtrisons collectivement le mieux. Nous pouvons présumer qu’il s’agirait d’un biais de sélection qui favoriserait certaines positions (européennes, nord-américaines, africaines et asiatiques) au détriment d’autres. Nous pouvons émettre l’hypothèse que les positions que nous présentons dans cet article correspondent à des discours hégémoniques, mais qu’elles sont à l’image de la plupart des institutions du développement, de la coopération et de la solidarité internationales. Le biais potentiel lié à la langue est en partie contrebalancé par le caractère hégémonique de l’anglais et du français dans les institutions du développement et au sein des études critiques. Un travail exploratoire, avec plus de moyens, pourrait tester notre typologie à partir d’autres langues comme l’espagnol, le chinois et le japonais.
Tous les discours à propos de l’expertise analysés ici – ouvrages et articles scientifiques – utilisent des règles des sciences sociales et humaines telles une méthodologie propre, une intertextualité, une stylistique ou des références bibliographiques appartenant au champ. Nous appelons discours toutes les règles, les stratégies, les catégories sémantiques et les argumentations dans le domaine du texte, de l’oral et de l’image dans lesquelles les conflits et les luttes sociales se matérialisent (della Faille et Rizkallah, 2013). Nous reconnaissons la co-existence de plusieurs discours scientifiques et techniques. Il ne s’agit pas ici de procéder à une analyse de la persuasion du discours scientifique ou de la constitution discursive des faits scientifiques (Seguin, 1996 : 186). Il ne s’agit pas non plus de procéder à une analyse linguistique des discours scientifiques ou techniques comme nous l’avons fait par ailleurs (della Faille, 2011b ; della Faille, 2012), mais plutôt de classifier des arguments à partir de l’interprétation que nous en avons effectuée. Ainsi, notre unité d’analyse est l’argument supra-textuel, c’est-à-dire basé sur son sens plus large ou ses thématiques au-delà de son contenu tel que matérialisé dans la graphie ou les strictes occurrences lexicales. Il s’agit ici de dégager des pôles discursifs d’argumentation à propos de l’expertise. Ces argumentations portent sur un domaine technique ou scientifique. Plus souvent qu’autrement, elles appartiennent au monde qu’elles commentent. En trame de fond, nous avons envisagé le discours scientifique « à travers ses reprises et sa circulation dans les discours universitaires, les discours médiatiques ou les discours de l’expertise » (Rinck, 2010 : 429).
Notre travail diffère d’une simple revue de la littérature dans le sens qu’il a l’ambition d’organiser les positions à partir d’une « stylisation de la réalité » de cette littérature (Schnapper, 1999 : 18). Nous avons cherché, non pas à rassembler les représentations présentes dans les documents, les ouvrages et les articles dans leur ordre original, mais plutôt de leur donner un nouvel ordre sous la forme d’une typologie (Hart, 1998 : 110). Pour construire cette typologie, nous avons utilisé une approche dite inductive dans laquelle nous avons construit, au fur et à mesure, une classification des discours. La classification a émergé en cours d’analyse des textes et d’identification des positions. Lorsqu’il s’agit d’établir une base de comparaison typologique, les sciences sociales ont l’habitude de travailler à partir d’au moins deux variables (Peters, 2013 : 16). En cours d’analyse, nous avons décidé de mettre l’accent sur le processus de prise de décision, car il est apparu que c’était la meilleure manière de regrouper en « grappes » les différentes positions à l’égard de l’expertise en développement international. Dans notre volonté de comparer les positions discursives à l’égard de l’expertise en développement international, nous avons établi – en cours d’analyse – une grille de lecture basée sur les quatre critères suivants : 1) les caractéristiques des institutions faisant appel à l’expertise, 2) la description des processus de prise de décision, 3) le rôle de l’expertise dans le processus décisionnel, ainsi que 4) les critiques traitées par les auteurs. Cette grille de lecture critériée a ensuite servi à la création de la typologie et à la construction de ses différents idéaux-types. Notre grille de classification émergente des discours a fait l’objet de plusieurs réajustements jusqu’à ce qu’elle soit stabilisée. En effet, lors de notre analyse du corpus, nous avons constitué et réajusté la classification en fonction des positions présentées. Ainsi, chaque itération de la recherche, ou chaque vague, a été « répétée jusqu’à ce qu’aucune source additionnelle n’émerge. Avec chaque vague, les résultats de la recherche ont été scrutés minutieusement dans l’objectif d’élaborer des concepts alternatifs qui étaient initialement étrangers aux chercheurs » (Roelfs et al., 2013 : 77 [notre traduction]).
Grâce à cette grille de lecture, nous avons pu dégager cinq idéaux-types qui regroupent plusieurs descriptions et positions ; pour que ces idéaux-types puissent révéler leurs différences, nous en avons parfois exagéré certains traits. Cette typologie, ou « création conceptuelle », n’est pas sans lien avec la réalité telle que nous l’avons observée, « mais elle en présente une version volontairement stylisée » (Coenen-Huther, 2003 : 532). Dans ce sens, elle est une « narration subjective » (Weed, 2006 : 12) qui découle d’une « épistémologie interprétative » (ibid. : 7). De cette exagération aux traits parfois forcés résulte un certain nombre de tensions au sein des idéaux-types. Nous avons parfois regroupé des auteurs qui, sur certains points de vue ou opinions, peuvent sembler diamétralement opposés, mais qui font une description similaire de l’expertise. Par exemple, un auteur pourrait appeler à un changement radical face à un type d’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision alors qu’un autre souhaiterait son renforcement. Néanmoins, il faut voir les idéaux-types comme des éléments de compréhension qui devraient, par la suite, être considérés au regard d’autres dimensions telles que la position de l’auteur au sein du champ du développement, la radicalité de la critique ou le point de vue de ses auteurs sur les modes à mettre en oeuvre afin de corriger une situation.
Pour cette analyse, nous mobilisons principalement les concepts de « processus de prise de décision » et d’« expertise ». Comme nous le montrerons, ces concepts ont des acceptions très variées dans la littérature ; s’il semblait nécessaire de les préciser, nous avons plutôt adopté une approche inclusive volontairement exhaustive, c’est-à-dire que nous avons défini comme « processus de prise de décision » et « expertise » tout les processus et les connaissances décrits comme tels par les auteurs, sans discrimination. Sont expertise ou prise de décision tout ce qu’ils décrivent comme telles. Cette approche inclusive, sans réduction a posteriori, nous permet donc de ne pas procéder à l’élimination en amont d’éventuels éléments discursifs.
En raison des contraintes d’espace, nous ne citons ici qu’un nombre restreint d’articles et d’ouvrages tirés de notre corpus. En aucun cas l’absence de certaines références pour appuyer les idéaux-types ne devrait être comprise comme un oubli, mais plutôt comme une conséquence des restrictions d’espace du présent article.
Typologie de l’insertion de l’expertise dans la prise de décision
La typologie que nous proposons devrait, en quelque sorte, être envisagée comme une cartographie des positions de la littérature à propos de l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision. Il faut considérer cette typologie à la lumière de son objectif heuristique, c’est-à-dire qu’elle cherche à établir des modèles qui pourront servir pour la classification et l’analyse. Elle met donc l’accent sur les descriptions de l’insertion de l’expertise plus que sur les points de vue normatifs. Pour chaque idéal-type, nous présentons un contexte général, une description du type de processus de prise de décision concerné, ainsi que quelques caractéristiques organisationnelles qui lui sont associées.
L’expertise comme outil de légitimation d’une institution hégémonique
Le premier idéal-type que nous avons dégagé de la littérature est celui de l’expertise comme outil de légitimation d’une institution dite hégémonique. La littérature qui envisage ainsi l’expertise s’intéresse à une tendance à la maximisation de l’efficacité des politiques de développement. Dans ce contexte, les grandes institutions sont décrites comme faisant face au défi d’implanter efficacement des politiques alors qu’elles doivent composer avec des lourdeurs bureaucratiques et de la corruption tant de la part des gouvernements des pays dits « en voie de développement » que des gouvernements dits « donateurs ».
Selon la littérature, on rencontre principalement ce type de recours à l’expertise dans les grandes institutions multilatérales de développement international. Ces institutions sont dites hégémoniques parce qu’elles cherchent à exercer un contrôle total du processus de prise de décision. Elles ont le pouvoir d’imposer à leurs experts non seulement les paramètres de l’acte d’expertise, mais souvent aussi les résultats de leur expertise à travers plusieurs procédés de sélection (Wade, 1996 ; Bøås et McNeill, 2004 ; Broad, 2007). En effet, suivant cette représentation de l’expertise, les institutions multilatérales hégémoniques de développement international prennent tellement d’importance dans la recherche et la production de connaissances qu’elles influencent grandement le travail des experts (George et Sabelli, 1994). Depuis leur création, elles en sont même venues à former leurs propres think tanks (St. Clair, 2006). Conformément aux principes de base derrière leur fondation, ces institutions hégémoniques favorisent une approche économique dans l’orientation de leur recherche et de leur travail. Elles sont décrites comme des organismes de maintien d’un paradigme dominant, le néolibéralisme (Broad, 2007). Les experts que ces institutions emploient sont majoritairement des économistes du développement qui favorisent la vision dominante de l’économie libérale de marché tout en soutenant que cette vision est la seule manière de procéder. Parfois, ces économistes appartiennent au milieu universitaire. Par le recours à l’expertise, ces institutions transfèrent aussi ce qu’elles présentent comme un transfert d’innovations (Le Naëlou, 1994), mais qui sont en fait des manières de renforcer la domination des pays dits riches sur les pays dits en développement en valorisant le savoir des premiers au détriment des seconds.
Par leur caractère hégémonique, les grandes institutions forgent un processus de prise de décision qui est également caractérisé par la lourde présence des dirigeants de ces mêmes institutions (George et Sabelli, 1994). Du point de vue de son inscription institutionnelle, c’est donc dans un processus exclusif et opaque que s’exprime la relation entre l’expertise et la prise de décision. Les décisions prises par les dirigeants derrière ce qui est décrit comme des « portes closes » concernent l’ensemble de l’éventail des décisions en développement international, de l’allocation des ressources à la mise en application des projets de développement international. Ce recours à l’expertise est en lien avec la dépolitisation plus large des enjeux en développement international, réduisant ainsi des problématiques éthiques, morales et politiques, telle la lutte à la pauvreté, à un problème technique. Cette volonté d’afficher une absence de dimension politique ou polémique répond à la tendance récente à prioriser l’assistance technique pour régler les problèmes complexes de développement (Wilson, 2006 ; Della Faille, 2011a ; Bourguignon, 2012 ; Easterly, 2014).
La littérature analysée avance que le recours à l’expertise ne vise pas nécessairement à aider à la prise de décision. On y cherche une manière de justifier des orientations déjà établies en utilisant la crédibilité des experts (Broad, 2007). Sans être consultée dans la prise de décision, cette expertise est amenée à devoir justifier les lacunes et les échecs des politiques de développement. L’expertise n’est donc pas un élément actif de la prise des décisions, mais bien un outil de légitimation pour les dirigeants des grandes institutions du développement international. Les agissements de ces agences sont motivés par des raisons principalement idéologiques. L’utilisation de l’expertise technoscientifique et de son apparente neutralité permet aux institutions qui y ont recours de promouvoir l’objectivité d’une décision (St. Clair, 2006). Ainsi, pour ajouter de la légitimité et de la crédibilité aux décisions prises par les dirigeants des institutions (Le Naëlou, 1994), on demande que l’expertise se présente comme un repli des bases sociales et politiques derrière une vision scientifique qui tend à la neutralité et qui mènerait à des vérités incontestables. Cette neutralité a comme objectifs de contrôler les positions divergentes et de marginaliser les différentes approches d’une même problématique (Mehta, 2001 ; Wilks et Lefrançois, 2002).
Dans ce même ordre d’idées, on retrouve dans la littérature un discours critique plus radical qui dénonce le caractère autoritaire du développement auquel l’expertise contribue. Le développement et le recours à l’expertise participeraient à un contrôle des ressources monétaires, humaines et institutionnelles par des États. Certains affirment même que le développement est une pratique de modernisation qui s’impose grâce au contrôle social et aux experts (Kothari, 2005) et que la planification nécessaire au développement ne peut passer que par des comportements autoritaires d’une institution hégémonique (Scott, 1998). Ce contrôle est garant de la pérennité des pratiques de changement social imposées qui s’appuient grandement sur une structure centralisatrice qui tend à l’universalisme. Au sein de cette structure, l’expertise contribue à la domination basée sur le genre, l’ethnie, la classe sociale ou encore l’occupation du territoire qui caractérise la plupart des pratiques de développement international (Parpart, 1995 ; Cornwall et Brock, 2005 ; Mohanty, 2009). Afin d’asseoir leur légitimité face à la possibilité d’une critique sociale ou politique, les institutions cherchent dans l’expertise un capital symbolique.
Cette littérature reconnaît cependant que les connaissances ne sont pas sciemment imposées et qu’elles n’usent pas toujours du pouvoir de coercition matérielle. Si, parfois, le pouvoir s’exerce par une classe professionnelle et une institutionnalisation de la différence, la domination profite aussi du statut de discours dominant de l’expertise technique dans le champ du développement pour s’imposer par d’autres voies (Escobar, 1995). La puissance des institutions et des réseaux qui y sont rattachés permettrait au développement, dans sa dimension autoritaire, d’absorber des concepts issus de courants qui le critiquent pour en offrir une version diluée de leur sens original au profit de l’idéologie dominante. L’expertise contribue de la sorte à légitimer cette asymétrie des pouvoirs matériels et symboliques qui caractériserait les projets de l’« ère du développement » (Aveling, 2011).
L’expertise comme autorité prépondérante
Le deuxième idéal-type que nous dégageons de la littérature est celui de l’expertise comme autorité prépondérante dans le processus de prise de décision en développement international. La littérature qui présente ainsi l’expertise s’intéresse aux nombreuses critiques qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, se sont élevées contre les bureaucraties et l’influence dite malsaine des politiciens sur le développement international (Perkin, 1989). Afin d’éviter leur influence, les agences impliquées dans le développement international se seraient donc tournées vers l’expertise et la technocratie. L’expertise est ainsi vue comme une voie d’évitement d’éventuels tracas ou d’interférences politiques.
Les tenants de cette approche se montrent sceptiques face à la validité de la démocratie pour le processus de prise de décision en développement international et font la promotion de la technocratie fondée dans l’expertise comme processus plus efficace (Owakah et Aswani, 2009). Dans le même ordre d’idées, ce discours affirme que la participation citoyenne dans le processus de prise de décision ne serait pas efficace puisque les citoyens ne seraient pas assez qualifiés pour contribuer au débat dans un contexte technocratique (Rayner, 2003a ; Marlor, 2010 ; Ziai, 2013).
Un processus de prise de décision dans lequel l’expertise, souvent sous la forme d’un individu qui tire sa réputation de son travail précédent ou de son statut au sein du milieu scientifique ou universitaire, occupe une autorité prépondérante qui vise à tenir à l’écart les politiciens dont on pense qu’ils risquent de corrompre les décisions quant à l’allocation des ressources. Cette littérature associe un tel type de relation à l’expertise à une variété d’organisations, dont les grandes organisations multilatérales de développement international et les plus petites organisations de développement, et au sein des États. Cette expertise serait particulièrement sollicitée par les dirigeants des secteurs public et privé lorsqu’il s’agit de poser les problèmes sociaux en termes techniques (Rayner, 2003a ; 2003b). Ces institutions laissent à l’expertise le soin de prendre des décisions éclairées par les connaissances que les individus possèdent à titre d’experts. Selon ce type de discours, l’expertise donne donc à ses agents, les experts, toutes les caractéristiques d’un groupe social spécifique, parfois défini comme bureaucratique-technocratique, inséré au sein des organisations de développement international et des États (Rayner, 2003a).
Bien que l’expertise décrite ainsi opère au sein des États et des organisations internationales, elle cherche perpétuellement à s’autonomiser et à se distancier, du moins en apparence, de toute influence politique en se basant sur ses connaissances techniques et spécialisées. Comme l’accès aux processus de prise de décision est vertical et réservé à un nombre limité d’individus qualifiés, il ne laisse pas de place à la dissension ou à la consultation externe divergente.
La littérature qui envisage ainsi l’expertise note qu’il s’agirait en fait d’un enjeu d’efficacité, car seules les technocraties fondées dans l’expertise semblent avoir la capacité de prendre des décisions éclairées. Selon ce type de discours, cette efficience organisationnelle permet de proposer la meilleure solution, et elle est la conséquence de l’expérience et de la formation spécifique de ses membres (Owakah et Aswani, 2009). Cet idéal-type suppose que l’expertise technocratique aura considéré et évalué toutes les options et choisi celle qui répond le mieux aux objectifs grâce à ses connaissances. Ainsi, les décisions prises par ces technocraties au sein desquelles l’expertise occupe une autorité prépondérante sont présentées comme étant la seule alternative. Les dirigeants qui sont liés, d’une manière ou d’une autre, à ces décisions sont donc invités à occuper un rôle secondaire en suivant les directives des experts et en soutenant leurs projets (Wilson, 2006). Cependant, il faut reconnaître que la littérature que nous avons regroupée sous ce type de discours semble souvent donner un rôle à l’expertise que celle-ci n’a pas complètement. On peut se demander si l’expertise change véritablement la nature du pouvoir et du processus de prise de décision qui la sollicite.
L’expertise comme guide et agent d’interprétation
Le troisième idéal-type que nous dégageons de la littérature est celui de l’expertise utilisée comme guide dans le processus de prise de décision et agent d’interprétation des décisions. La littérature qui considère ainsi l’expertise s’intéresse à la distance perçue entre l’entité dirigeante et la société civile. Cette distance apparaît trop grande et l’on cherche dans l’expertise la garantie du lien entre les décisions prises par les dirigeants et leur impact sur la population (Brinkerhoff, 2008). Selon ce type de discours, les dirigeants seuls ne sont pas en mesure de prendre des décisions éclairées et les décisions prises par les dirigeants peuvent être mal interprétées ou mal comprises par la population concernée. Puisqu’elle a des objectifs de vulgarisation et d’interprétation des décisions pour la société civile, l’expertise est ainsi en mesure de contrer les objectifs politiques ou idéologiques des dirigeants. En conséquence de quoi, plusieurs auteurs appellent à une place accrue pour la population et l’expertise dans le débat sur le développement international afin de renverser le déséquilibre des pouvoirs dans le processus de prise de décision et les abus qu’il entraîne (Brinkerhoff et Coston, 1999 ; Rayner, 2003b ; Reynolds, 2008).
Selon les tenants de ce discours, l’expertise devrait jouer deux rôles dans le processus de prise de décision en développement international, soit celui de guide du dirigeant d’État et celui d’interprète des décisions de l’entité dirigeante auprès de la population ou de la société civile (Kennedy, 2005 ; Prévost, 2005). Elle doit aussi interpréter l’ampleur de l’application de la décision pour la société civile. Par conséquent, dans le cas de l’échec d’une politique, l’expert agit parfois à titre de bouc émissaire. Bien que l’expert ne soit pas celui qui prenne la décision, il occupe un rôle central dans tous les aspects du processus de prise de décision, d’abord en conseillant le dirigeant puis en traduisant la décision de ce dernier en réalités qui peuvent être saisies par la population ou la société civile. Néanmoins, une telle expertise s’efforce de garder une distance de la politique et de l’administration publique (Reynolds, 2008).
Du point de vue de son inscription institutionnelle, ce genre d’expertise est souvent décrit comme se trouvant principalement à l’intérieur de la structure étatique des pays dits « en voie de développement » et en particulier au sein des agences gouvernementales de développement. Dans cette logique, le lien entre l’agence de développement et la société civile est, ou devrait être, assuré par l’expertise en développement international (Bourguignon, 2012), et c’est d’autant plus important que ces institutions comportent une structure hiérarchique qui est dominée par un dirigeant. Dans ce contexte, ce type de discours suggère que les institutions et les agences gouvernementales de développement international doivent être plus inclusives. À travers l’expertise, il est souhaité que ces institutions puissent créer un lien avec la société civile et qu’elles lui fassent une certaine place dans le débat à propos du développement international (Reynolds, 2008). La littérature qui évoque ainsi l’expertise procède à une critique du processus de prise de décision dominé par une entité dirigeante qui prend des décisions opaques à l’égard de la définition des priorités.
L’expertise comme normativité et contrôle désincarné
Le quatrième idéal-type que nous dégageons de la littérature est celui de l’expertise comme expression d’une normativité et comme contrôle désincarné qui s’exprime, le plus souvent, par des individus évoluant au sein d’un réseau ou d’une communauté internationale. La littérature qui envisage ainsi l’expertise note qu’étant donné la complexité des problématiques de développement international, les organisations internationales et leurs hautes administrations ne sont pas en mesure de prendre les décisions appropriées sans appui décisionnel ou validation. Ce type de discours affirme que, pour ces raisons, les entités dirigeantes des agences internationales fondent leurs décisions sur les normes mises en place par les experts en développement international ainsi que sur les mesures déjà prises qui ont obtenu des résultats positifs. En ayant recours à l’expertise, les dirigeants minimisent les risques et l’insécurité. L’expertise agit ainsi à titre d’agent de normativité et de contrôle désincarné.
Selon cette littérature, il existerait un réseau d’expertise qui aurait accès aux organismes concernés par le développement international, que ce soit les agences multilatérales, les organisations non gouvernementales, les firmes de consultation en développement international ou les gouvernements (Ziai, 2013). Du point de vue de son inscription institutionnelle, ce type d’expertise est indépendant, mais interagit avec tous les types d’organisations. Cette expertise s’exprime par le biais d’un réseau hiérarchisé de professionnels et d’experts du développement dont la compétence est constamment testée par leurs pairs, leurs clients et par les réalités sociales et économiques du développement international (Dumoulin, 2003 ; Evers et Gerke, 2005 ; Fourcade, 2006).
Ce discours envisage les valeurs et les paradigmes dominants comme circulant dans un premier temps au sein d’un cercle restreint qui peut avoir une excellente réputation internationale grâce à ses interventions publiques dans l’espace médiatique (Stone, 2003). Ensuite, ces valeurs et ces paradigmes sont interprétés et projetés dans la relation d’expertise. Bien que la littérature reconnaisse que ce sont principalement les dirigeants des organismes qui prennent les décisions, les experts et leurs analyses donnent forme à la fois à l’éventail des décisions considérées et à la définition des problématiques. Il s’agit donc d’un processus qui semble dominé par les dirigeants des agences de développement international, mais qui est en réalité piloté ou catalysé par l’expertise et son travail qui s’effectue en coulisses. Les décisions sont orientées par des prises de position publiques bien connues qui forment ainsi un ensemble normatif, sans pour autant exercer un contrôle direct au sein des institutions. Selon ce discours, on devrait envisager ce type d’expertise comme celle d’une « entreprise de normes » (Guilhot, 2001 ; Atlani-Duault, 2006). L’expertise est un agent de normativité, c’est-à-dire qu’une fois exprimée, elle sert à établir des règles de fonctionnement et une ligne de conduite. Certains auteurs se demandent même si l’on n’assisterait pas à un gouvernement dont les normes sont établies par les experts (Kennedy, 2005 ; Green, 2012). De la sorte, les travaux d’établissement de normes ont une relative influence sur les dirigeants impliqués dans la prise de décision pour toutes les agences de développement et les gouvernements qui donnent ainsi une légitimité qui contribue à renforcer l’expertise et ses positions (Carapico, 2002). L’expertise crée l’impression de l’existence d’un consensus à propos des mesures préconisées dans les décisions des dirigeants en développement international (Lievesley, 2001 ; Rist, 2002). Ce consensus s’exprime, en fait, à travers l’idée que ce qui est proposé est la seule solution. Cependant, selon ce discours, cette solution, présentée comme « la seule alternative », favoriserait un certain conservatisme économique et social (Dezalay et Garth, 1998 ; Guilhot, 2001 ; Mehta, 2001). Ces institutions adoptent une position normative et anti-pluraliste quant aux idéaux qui dominent les débats en développement international tels la démocratie représentative avec élections à date fixe, les droits humains ou le libre-marché capitaliste mondialisé. Selon ce discours, les notions mêmes de développement et de sous-développement ont été forgées par le travail des experts en développement international (Rist, 1996 ; Evers et Gerke, 2005). Ainsi, le recours à l’expertise, souvent très réputée, donne un cadre limité non seulement à la définition du sous-développement et de ses problématiques, mais aussi aux solutions qui peuvent y être proposées (Evers et al., 2009).
L’expertise comme élément d’une institution irrationnelle et rituelle
Le cinquième idéal-type rencontré dans la littérature est celui de l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision en développement international à partir de son rôle rituel. Adoptant la posture que l’analyse rationnelle des institutions du développement ne permet pas de comprendre adéquatement leur fonctionnement, une position critique l’expertise sur la base de sa contribution à un ensemble complexe de relations sociales qui tentent de maintenir les institutions. Selon ce discours, cet ensemble de relations sociales forge un caractère quelque peu imaginaire aux institutions présentées comme des institutions hiérarchiques, fonctionnelles et bien organisées. Avec des succès mitigés, les experts contribuent ainsi à effacer le caractère contradictoire, incontrôlé et irrationnel des institutions.
Du point de vue de son inscription institutionnelle, ce genre d’expertise est souvent décrit comme faisant partie des organisations bureaucratiques, les agences d’État, les agences bilatérales ou multilatérales d’aide, mais aussi des banques de développement et des plus grandes ONG. Cette expertise ferait partie intégrante d’une volonté qu’ont ces institutions paradoxales de projeter l’impression que la logique hautement souhaitable de la modernité est à l’oeuvre dans leurs actions (Mitchell, 2002). Selon ce type de discours, ces institutions ne sont souvent en fait que des tentatives de dépenser des fonds ou de justifier une bureaucratie dont les effets secondaires peuvent parfois mener, par hasard, aux objectifs annoncés (Ferguson, 1994) ou encore à des effets totalement contraires (Andersen, 2000). Cette littérature souligne que les experts, lorsqu’ils travaillent comme consultants sur le terrain, sont en réalité bien plus que des acteurs rationnels orientés autour des objectifs de leurs mandats. Ce sont des individus aux rôles multiples qui dépassent le simple mandat institutionnel (Griffith, 2003 ; Niane, 2011). Ainsi, avec l’expertise, il ne s’agirait non pas de gouverner, mais plutôt de maintenir des institutions et de projeter une image qui va dans le sens des fonctions annoncées de celles-ci.
Le tableau 1 met en relation les différents éléments constitutifs de chacun des idéaux-types que nous venons de présenter. Il présente les positions discursives en fonction des éléments qui ont servi à construire notre typologie de l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision en développement international.
Problématisations transversales
Les positions de cette typologie sont volontairement contrastées. Après les avoir présentées dans leurs différences, nous avons présenté deux mises en problème qui, croyons-nous, rassemblent la majorité des auteurs. La technicisation du développement et l’effet de cadrage en lien avec l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision ont émergé assez rapidement de l’analyse de notre corpus. Ces mises en problèmes, ou problématisations, nous ont paru être transversales à la plupart des cinq visions idéal-typiques ou cinq positions discursives à l’égard de l’insertion de l’expertise dans les processus de prise de décision. Nous appelons transversales ces deux dimensions car elles ne permettent pas de différencier les idéaux-types de manière contrastive.
La technicisation du développement et l’effet de cadre sont deux tendances décrites dans la plupart des textes analysés dans cette recherche. En trame de fond des textes de la majorité des auteurs de notre corpus se trouve une réflexion à propos de ces deux dimensions. Ces deux problématisations transversales ne sont pas propres au développement international. En effet, on peut les rencontrer sous une forme ou une autre dans la plus vaste littérature en science politique et administration, en particulier en ce qui a trait aux politiques publiques. Mais, il s’agit ici de les rendre explicites telles qu’elles apparaissent problématisées dans notre corpus. Elles permettent ainsi de faire la synthèse des différentes représentations de l’expertise en développement international telle qu’elle est ressortie des textes utilisés lors de la construction de notre typologie.
Technicisation du développement
La première problématisation transversale de l’expertise que nous retenons est celle de son insertion dans une tendance plus générale à la technicisation du développement qui tend à conformer la connaissance experte, à réduire les avis divergents et à « fuir le conflictuel » (Teichman, 1997 ; Cussò et Gobin, 2008). Les institutions du développement font appel à l’expertise afin d’interpréter la réalité à travers des moyens techniques (Edwards, 1989). À ce titre, l’expertise fait partie de ces dimensions de la connaissance que l’on tend à normaliser grâce à différents processus organisationnels de création de normes et de procédures (Kothari, 2005). Elle contribue à cette tendance en même temps qu’elle est encadrée par elle.
La connaissance, tant d’origine experte que d’origine participative, devrait être plus facile à interpréter pour les décideurs. Derrière cette tendance, la littérature examinée identifie un besoin constant de légitimation du développement par l’expertise. Soit l’expertise est sollicitée par les dirigeants des institutions (Rayner 2003a ; 2003b ; Broad, 2007), soit cette demande provient de la population ou de la société civile (Brinkerhoff, 2008). Pour d’autres encore, le processus de prise de décision en développement international forme une structure qui favorise la mise en réseaux d’expertise desquels émergent des normes et des pratiques discursives qui structurent l’utilisation des connaissances (Guilhot, 2001 ; Evers et Gerke, 2005 ; Evers et al., 2009). Cette mise en forme s’effectue, entre autres, par le vocabulaire et les outils d’analyse issus de l’expertise qui contribuent ainsi à rigidifier le développement par le biais de structures hiérarchiques ou bureaucratiques (Wilson, 2006 ; Brinkerhoff, 2008), de participation aux hautes sphères du pouvoir (Broad, 2007) ou au sein de réseaux d’expertise (Stirrat, 2000 ; Carapico, 2002 ; Green, 2012 ; Müller, 2012).
Effet de cadrage
La deuxième problématisation transversale que nous retenons de notre analyse de la littérature est celle de l’importance du rôle de l’expertise en qui a trait à ce qui est considéré comme acceptable en développement. Selon les textes de notre corpus, l’expertise jouerait ainsi un effet de cadre. Cet effet peut être relevé lorsque, par exemple, les acteurs du développement cherchent l’approbation à l’extérieur des cercles de décision. Ils mettent alors en question la nature de la « vraie » participation citoyenne et de l’expert en développement. Ils renforcent une séparation entre la société civile et les dirigeants des institutions de développement (Sylvester, 1999 ; Karam, 2006). Conséquemment, l’expertise est un enjeu de hiérarchisation des connaissances qui servent ensuite à légitimer des projets (Evers et al., 2009). Certains auteurs reconnaissent que le type d’expertise utilisé pour prendre des décisions a tendance à exclure la connaissance issue de la société civile qualifiée de « participative » (Green, 2012) et qu’à ce titre il existe une importante limitation en ce qui à trait à la participation citoyenne.
La même dynamique d’exclusion s’applique aux connaissances dites locales, autochtones ou traditionnelles (Roué et Nakashima, 2002). Ces connaissances apparaissent comme gênantes pour les uns parce que malavisée sur le plan scientifique et sans légitimité institutionnelle (Owakha et Aswani, 2009). Alors que, pour d’autres, elle est mise au rancart dans le but d’isoler les forces sociales ou elle est utilisée comme bouc émissaire des échecs politiques. La littérature expose ainsi un contexte tendu dans le milieu du développement où les dirigeants (Broad, 2007), les experts (Teichman, 1997) et les autres acteurs du développement (Reynolds, 2008) s’accusent mutuellement d’imposer un cadre aux pratiques et une hiérarchisation aux types d’expertise, empêchant ainsi tout échange et intégration de connaissances pour le développement. Plusieurs projets proposés dans la littérature voient dans la connaissance participative une solution qui permettrait de reconfigurer le milieu du développement pour y inclure la société civile (Ziai, 2013). Cependant, même si l’on peut proposer un accès collectif à la connaissance pour la prise de décision, on ne désamorce pas pour autant la puissance de ce cadrage qui détermine le champ et la forme des actions telles que rendues souhaitables par ces discours idéologiques.
Conclusion
La typologie que nous avons proposée dans cet article met en relation des positions discursives bien campées, mais pas nécessairement mutuellement exclusives. Chaque idéal-type est caractéristique d’un discours parfois critique, implicitement ou un peu diffus, et d’une proposition normative de réforme des organisations. Certains auteurs sont plus explicites dans leurs critiques et leur position normative. C’est le cas, par exemple, des auteurs que l’on peut associer au « post-développement » ou « anti-développement », tels James C. Scott (1998), Arturo Escobar, James Ferguson (1994) ou encore Gilbert Rist (1996 ; 2002) qui dénoncent, chacun à sa manière, le recours à l’expertise. Pour certains de ces auteurs, l’expertise empêche une « bonne politique » de s’exercer ou encore elle a comme effet d’éloigner la possibilité d’une société gérée sous un mode de gestion collectif ou coopératif. Si, pour Rist, l’expertise est un outil de légitimation ou d’autorité prépondérante, pour Ferguson, elle fait plutôt partie d’une institution irrationnelle. Au-delà des différences de leurs diagnostics, ces auteurs convergent à propos de leur dénonciation. À cet égard, leur position diffère grandement des autres auteurs qui souhaitent par exemple que l’expertise serve d’autorité prépondérante, et ce, même s’ils décrivent l’expertise dans des termes similaires. Par exemple, ils vont envisager celle-ci comme une autorité prépondérante ou un contrôle désincarné, mais ils vont plus loin encore dans leurs critiques que la plupart des auteurs en refusant l’ensemble de l’appareil institutionnel du développement. Ils en critiquent les principes et la désirabilité des politiques qui orientent l’action publique. Ils critiquent également l’expertise alors que, pour la plupart, les auteurs que l’on peut associer au « post-développement » ou à l’ « anti-développement » souhaitent une société qui ne s’accommode pas des récits qui semblent justifier la gestion centralisée, le capitalisme ou la mondialisation économique.
Exception faite donc des auteurs que nous venons de mentionner, les cinq positions présentées dans notre typologie s’entendent sur le bien-fondé du recours à l’expertise qu’elles souhaitent baliser chacune à sa manière. Plus largement, elles s’entendent également, pour la plupart, sur le bien-fondé du développement, peu importe la définition qu’elles lui donnent. Il nous semble cependant nécessaire de remettre en cause les notions d’expertise et de développement ainsi que le lien entre recours à l’expertise comme réponse à des crises et à un manque perçu d’efficacité des politiques et des pratiques. Car nous ne pensons pas que l’on puisse trouver des réponses aux crises du développement dans un simple effort de réforme des institutions et dans le recours à l’expertise et à la connaissance technique ou spécialisée lors des prises de décision.
Ici, nous avons justement cherché à proposer des pistes de réflexion afin de procéder à une critique de l’expertise, des processus de prise de décision et du développement international. À partir d’un examen des propos portant sur l’expertise, nous avons cherché à examiner, de manière critique, ces quelques positions et ainsi tenté de dégager les liens de continuités et de ruptures dans l’espace discursif du champ contradictoire du développement international, de ses idéologies, de ses politiques et de ses pratiques. En nous penchant sur les discours à propos du rôle de la connaissance dans l’émergence, le maintien et le renforcement des inégalités à l’échelle mondiale, nous avons cherché à souligner le caractère parfois autoritaire ou hiérarchique des connaissances, leur aspect habituellement paradoxal ou incohérent et souvent leur négation de la représentation collective et des savoirs dits locaux, autochtones ou traditionnels.
Appendices
Notes biographiques
Dimitri della Faille est professeur en développement international au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Spécialisé dans l’étude de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est, il s’intéresse plus spécifiquement à l’analyse des discours techniques et experts dans une perspective critique.
Valérie La France-Moreau est étudiante à la maîtrise en sciences sociales du développement, concentration développement international, à l’Université du Québec en Outaouais. Ses recherches portent sur les missions de paix de l’Organisation des Nations Unies.
Laurent Paradis-Charette est étudiant à la maîtrise en sciences sociales du développement, concentration développement international, à l’Université du Québec en Outaouais. Il s’intéresse notamment aux trajectoires des experts économiques en développement international.
Note
-
[1]
Aux fins de cet article, nous entendons par développement international toutes les stratégies, les idées, les pratiques et les politiques menées par les acteurs et les institutions qui se reconnaissent du développement et de ses objectifs (della Faille, 2011a). Les objectifs les plus courants sont, entre autres, la réduction de la pauvreté, l’accès à des soins de santé et à l’éducation, la réduction des inégalités entre les genres, l’instauration d’un système politique démocratique ou encore le maintien d’une croissance économique stable (Haynes, 2008 : 7-14). Le développement est un champ hétérogène de l’action publique ou collective au sein duquel s’affrontent visions du monde et positions éthiques à travers des luttes sociales, culturelles, économiques et politiques (Peet et Hartwick, 2009 : 1-4). Les stratégies et les idées qui sous-tendent les pratiques et les politiques en développement international problématisent les différences ou les inégalités. Celles-ci servent à justifier la nécessité d’agir à l’égard des problèmes identifiés.
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