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Cet ouvrage a comme objectif d’expliquer la transformation d’un ordre politique marqué par les empires multiethniques, les royaumes dynastiques, les confédérations tribales et les cités-États vers un système interétatique formé d’États-nations. Cette transformation sous-tend deux processus qui sont les objets centraux de l’analyse d’Andreas Wimmer, soit le passage d’identités politiques locales aux communautés ethniques et nationales à grande échelle, et le passage des conquêtes territoriales, des guerres de succession et des rebellions fiscales aux guerres ethniques et nationales. L’analyse s’étend de l’Europe de l’Ouest au début de l’ère moderne jusqu’au système étatique contemporain mondialement répandu.
Wimmer est conscient que la problématique qu’il pose n’est pas nouvelle, mais ce qui fait la pertinence de son ouvrage est qu’il tente de répondre à ces « vieilles questions » à partir d’un nouvel ensemble de données mondiales développé en coordination avec Lars-Erik Cederman et Brian Min. Ce travail colossal, résumé au travers des six chapitres de l’ouvrage et dont la méthodologie fait l’objet d’un appendice de 90 pages, regroupe une multitude de statistiques et d’indices portant, entre autres, sur les alliances entre acteurs, la création des États-nations, les processus de démocratisation, la guerre, les relations ethniques et les processus d’inclusion/exclusion, couvrant différentes régions du globe et remontant jusqu’à 1816. L’utilisation de ces données vise à contrebalancer l’eurocentrisme et l’individualisme méthodologique en projetant une vision globale sur les processus étudiés. Ces données permettent également d’augmenter la portée historique de l’étude et d’identifier les trajectoires divergentes de formations nationales.
L’argument général qui traverse l’ouvrage suit les lignes suivantes. Le nationalisme, en tant que nouveau principe de légitimation politique, a émergé des États belliqueux ouest-européens, suivant en ce sens l’argument de Charles Tilly au sujet de la formation des États-nations européens. La mobilisation militaire et la centralisation étatique qui a suivi a entraîné la formation d’un nouveau « pacte » entre souverains et sujets : l’échange d’une participation politique et de biens publics en retour d’une taxation et d’un support militaire. L’idée nationale, en tant que loyauté politique et identité commune, a constitué le cadre idéologique scellant ce nouveau pacte, masses et élites s’identifiant ainsi comme faisant partie d’une même nation (p. 71-72).
Cette nouvelle configuration de la légitimité politique a fait des États-nations britannique, français et américain des unités politiquement et militairement supérieures aux royaumes dynastiques et aux empires en offrant à leurs populations une relation plus avantageuse, et donc plus légitime, avec leurs dirigeants. En réponse à cette situation, des entrepreneurs politiques à travers le globe ont adopté ce modèle de formation étatique, espérant contrôler un jour des unités politiques aussi puissantes. C’est ainsi que l’État-nation s’est étendu partout où la configuration sociopolitique l’a permis (p. 107).
C’est à partir de ces réflexions que la thèse principale de l’ouvrage de Wimmer fait surface : le passage d’une légitimité politique impériale, dynastique et théocratique à une légitimité nationale est une source majeure de conflits armés à l’ère moderne. Premièrement, les leaders nationalistes, remettant en cause la hiérarchie ethnique des empires, ont eu recours à la lutte armée pour la formation d’États-nations indépendants. Deuxièmement, les États-nations nouvellement formés sont entrés en compétition les uns avec les autres par rapport à des territoires ethniquement mixtes et au destin des minorités conationales au sein des États étrangers. Troisièmement, des guerres civiles ont éclaté lorsque de nouveaux États-nations ont été capturés par des élites ethniques qui en ont exclu d’autres de la distribution des biens politiques et symboliques associés à l’autodétermination (p. 4-5).
Ainsi, le nationalisme a généré une multitude de conflits portant sur quelle nation devait régner sur quelle autre, conflits qui ont persisté (et persistent encore) jusqu’à ce que la « question nationale » se règle par l’entremise de changements de frontières, de déportations et de nettoyages ethniques, d’assimilations et de constructions nationales ou d’accommodations politiques et de partages de pouvoirs. Se basant sur les données mondiales introduites précédemment, Wimmer en vient à la conclusion que la probabilité de conflits armés est au-delà de deux fois plus grande après que le nationalisme soit apparu dans l’arène politique et demeure élevée plusieurs générations après qu’un État-nation soit créé (p. 134).
Waves of War est un ouvrage clé pour explorer les interactions entre le nationalisme, les relations interethniques, les formations nationales-étatiques et la guerre. Par sa portée géographique et historique, ce livre ouvre la porte sur de nouvelles questions concernant la diffusion de l’État-nation, la comparaison des constructions nationales et leurs effets sur l’occurrence de conflits armés à l’échelle mondiale.
L’analyse de Wimmer débouche par ailleurs sur d’importantes contributions théoriques. Face à une conception répandue selon laquelle le développement du nationalisme serait une simple conséquence de la formation des États territoriaux modernes, il identifie les relations ethniques et les constructions nationales comme des processus génératifs de la modernité, et qui continuent à influencer les trajectoires de développement des États modernes jusqu’à aujourd’hui. Si Wimmer lie relations ethniques et formations nationales aux conflits armés, il ne véhicule toutefois pas une vision essentialiste des conflits ethniques, mais fait appel à la notion de clôture sociale afin de rendre compte des dimensions inclusives et exclusives des trajectoires nationales.
Alors que la portée de l’ouvrage de Wimmer en fait un incontournable pour les étudiants et les chercheurs qui s’intéressent aux questions soulevées plus haut, son projet ambitieux ouvre également la porte à des critiques émanant de plusieurs points de vue. Dans sa volonté de produire un modèle théorique et empirique applicable à une échelle mondiale, Wimmer est condamné à opérer une sur-simplification de la réalité historique et empirique qu’il étudie. Cette simplification se remarque dès le début de son argument, lorsqu’il amalgame l’Angleterre, les États-Unis et la France sous le même concept d’État-nation (p. 4). Non seulement cet amalgame masque les profondes divergences entre ces formations politiques, notamment en ce qui a trait au développement du capitalisme, mais on peut également se demander si une entité politique comme la France du dix-neuvième siècle peut être aussi catégoriquement définie comme un État-nation. Une autre objection peut être formulée en ce qui a trait au fait que la diversité des trajectoires de développement national et étatique puisse être incluse de façon satisfaisante aux trois voies de développement identifiées par Wimmer, soit celle de l’État fort, celle de l’État faible et une voie médiane représentée par un compromis populiste (p. 55-65).
Wimmer s’appuie aussi sur une conception sous-développée du nationalisme, ce qui l’amène à confondre les processus de développement du nationalisme avec les processus de formation des États-nations. Cette confusion tend à sous-estimer les dynamiques sociales qui accompagnent le développement du nationalisme et les dynamiques géopolitiques qui accompagnent le développement des États-nations. De plus, dans sa modélisation théorique et empirique, Wimmer tend à considérer la déclaration officielle de souveraineté comme signe de la naissance d’un État-nation, ce qui substitue une définition formelle à une définition sociologique du concept.
D’un point de vue méthodologique, il est de mise d’avertir le lecteur potentiel que, bien que l’ouvrage soit accessible en raison d’une structure bien travaillée et de la présence de résumés « non techniques », sa compréhension sera plus ardue pour les non-initiés aux conventions de l’analyse quantitative, compte tenu de la présence de plusieurs modèles statistiques. Malgré les mérites de la tâche titanesque accomplie par Andreas Wimmer et ses collègues dans la cueillette et l’analyse des données présentées plus haut, la volonté de modélisation statistique de Wimmer pose également des problèmes quant à la quantification de processus sociologiques complexes. De cette manière, la modernisation économique est réduite à la compilation de la longueur des chemins de fer, la modernisation politique réduite au calcul des dépenses gouvernementales et la modernisation culturelle réduite aux statistiques d’alphabétisation. En conclusion, Waves of War est définitivement un ouvrage polémique mais incontournable pour les lecteurs qui s’intéressent aux questions portant sur les formations nationales, les relations interethniques, la construction de l’État-nation et la transformation des conflits armés.