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J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps ; il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens.

Foucault, 1971 : 7

Haïti vit une situation de stagnation économique depuis plus de 60 ans (Louis, 2010 ; Corten, 2011a : 55). La misère extrême y touche, selon les critères standards, la moitié de la population, tandis que 80 % de celle-ci vit au-dessous du « seuil de pauvreté ». Au-delà de ces critères, la pauvreté, c’est la saleté, c’est le malheur, dit l’une des personnes que nous avons rencontrées. La pauvreté, c’est la faim. « Ils n’ont même pas cinq gourdes pour acheter un peu de sucre pour faire de l’eau sucrée accompagnant le morceau de pain qu’ils mangent comme unique repas pour la journée. Ils restent là comme ça. » (L. 223[1]) On pourrait donc dire que la souffrance y règne en maître au moment du séisme du 12 janvier 2010. La catastrophe naturelle ajoute à la situation de misère une frayeur intolérable, la douleur physique – en particulier pour les amputés et autres handicapés –, le deuil dans lequel elle plonge de très nombreuses familles et enfin – non le moins important – la mise à la rue (sous le soleil ardent ou sous la pluie) de plus d’un million de personnes.

En l’espace de quelques jours, les rapports sociaux subissent une très sérieuse mutation. Plusieurs études existent déjà (dont Zanuso et al., 2014). Les rapports d’échange et de travail informels et formels sont remplacés par des rapports d’« aide » pour une proportion considérable de personnes, avant d’être recréés tant bien que mal plus tard. Bien que le personnel des organisations non gouvernementales (ONG) se considère parfois dans un rapport d’aide désintéressée, rapport sous-tendu par une volonté de non-réciprocité (Hébert, 2011), l’aide est sociologiquement un autre type de rapport d’échange : l’organisme d’aide livre des biens et des services d’urgence contre la disposition de la part des bénéficiaires d’entrer dans un ordre d’implication (manifesté notamment par l’attente de la part de l’ONG que les bénéficiaires s’associent au travail afférant à l’aide « reçue »). Mais une autre transformation s’opère : l’expression de la souffrance, accompagnant la misère et l’exploitation, surdéterminée par l’effroi et les conséquences dévastatrices du séisme, est accaparée et vidée de son affect par le traitement en termes d’urgence effectué par l’humanitaire (Siméant, 2001 ; Schloms, 2005 ; Boltanski, 2007 ; Agier, 2008 ; 2013). On classe technocratiquement les besoins de la population, on range celle-ci en fonction d’un critère en partie préventif de vulnérabilité et on contourne toute émotion jugée subjective et par là considérée à l’extérieur du champ d’action de l’organisation humanitaire. Les ONG locales et les associations de base s’emploient à corriger ce traitement et à y opposer une sensibilité aux conditions de désolation touchant la population. D’une manière ou d’une autre, c’est dans une perspective très différente (Kleinman et al., 1997 ; Renault, 2008) que la souffrance est traitée ici. Elle l’est à partir de la figure de « mauvais sujet de l’aide ».

Qu’est-ce que le mauvais sujet de l’aide ?

La figure est reprise par analogie au concept de « mauvais sujet » selon Louis Althusser (1976) (voir aussi Bruschi, 2013). Le « mauvais sujet » est celui qui échappe à l’interpellation althussérienne et potentiellement à l’assujettissement (Butler, 2002) : « Eh ! toi là-bas. » En l’occurrence, dans notre recherche, quelqu’un qui ne se retourne pas à l’injonction : « Eh ! toi qui es vulnérable et qui as besoin d’aide. » Cette figure permet d’éviter de considérer de façon victimaire les non-bénéficiaires comme des exclus. Dans une situation où le réseau de relations qui rend possible le travail informel semble profondément déstabilisé par la catastrophe naturelle et par l’aide humanitaire tentant d’y remédier, une partie de la population maintient une pratique reposant sur un réseau de relations. Cette portion de la population doit se battre pour rendre audible son expression propre de la souffrance (Corten, 2011b), malgré l’image de rétivité attachée à son statut. Elle doit composer avec la criminalisation (accaparement, détournement, corruption, harcèlement) à laquelle elle est parfois (à raison) assimilée. Elle doit aussi composer avec l’imaginaire de violence (culture des petits droits acquis du secteur informel) à laquelle on l’associe.

Le mauvais sujet de l’aide et l’imaginaire social

Ce que ce texte tente de concevoir et de cerner à travers les récits de vie recueillis sur le terrain, c’est l’effet du « mauvais sujet de l’aide » – soit la non-reconnaissance dans le rôle de celui qui a besoin d’aide – sur l’imaginaire social. Notre point de départ est que l’aide humanitaire généralisée, en donnant un créneau prédéterminé et épuré d’affects à l’expression de la souffrance, atteint la capacité collective d’imaginer. Elle sclérose l’imaginaire radical. Cela veut dire, dans les termes de Cornelius Castoriadis (2006 : 191), qu’elle atteint la capacité de voir dans quelque chose « quelque chose d’autre », de faire de nouveaux « renvois de signification », de recréer la manière dont on comprend la réalité. Nous croyons que la figure du « mauvais sujet » est susceptible de réactiver cette capacité.

Une première précision s’impose. Nous parlons bien d’une figure de mauvais sujet et non d’une catégorie sociologique, ni d’une classe d’individus. Il ne s’agit pas, dans notre approche, de déterminer si les personnes à qui nous avons parlé sont de bons ou de mauvais sujets de l’aide. Notre travail porte sur l’imaginaire social, d’aucune manière sur un classement de la population. Le mauvais sujet est plutôt une figure qui condense tout un réseau de renvois de signification – plus ou moins explicites. Une seconde précision est maintenant possible. Pourquoi prétendre que cette figure a un effet particulier sur l’imaginaire et quels sont les indices permettant de supposer une réactivation de celui-ci ? C’est que le mauvais sujet de l’aide déborde les imaginaires de la violence qui lui sont associés d’emblée. Il est à un carrefour de renvois de signification. Tout d’abord, autant dans le discours des intervenants d’ONG que dans celui des bénéficiaires et des non-bénéficiaires de l’aide, il est perçu comme un agent perturbateur. Il renvoie non seulement aux bénéficiaires qui résistent avec effronterie à l’ordre humanitaire (ceux qui ne font pas la file, qui sont insolents ou trop exaspérés), mais aussi à certains qui n’ont pas le droit d’être bénéficiaires, tout en l’étant, et qui sont stigmatisés (à tort ou à raison) comme des tricheurs. C’est l’imaginaire de l’agressivité ou de la magouille que la figure du mauvais sujet condense au départ. Elle est une source de violence : contre l’aide qu’on essaie d’apporter, contre son bon fonctionnement. Cependant, dans les entrevues que nous avons réalisées, quelque chose échappe à cette association. On renvoie aussi à quelque chose d’autre. Autant du point de vue de celui qui « se débrouille » que de celui qui « dénonce » le magouilleur, se manifeste un flottement, un débordement, ou encore quelque chose qui ne colle pas avec les imaginaires institués de la violence, quelque chose qui relève de l’imaginaire radical.

Comment reconnaître le mauvais sujet de l’aide et son effet sur l’imaginaire social ?

Nous avons tenté de cerner l’apparition de la figure du mauvais sujet et l’effet de celle-ci sur l’imaginaire social, en prenant comme matière d’étude les discours qu’ils reçoivent, qu’ils vont recueillir sur place. En d’autres mots, notre approche est à la fois centrée sur l’analyse du discours et de type anthropologique.

Grâce à un financement du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, nous avons réalisé au total 130 entretiens avec questionnaire ouvert d’une durée variant d’une demi-heure à une heure. Une première phase de l’enquête a été réalisée de septembre à octobre 2012 à Jacmel, au cours de laquelle 49 entretiens ont été menés, la plupart en français. Moins d’un an plus tard, de mai à juin 2013, une deuxième phase de l’enquête a été mise en marche, durant laquelle 32 entretiens ont été menés à Léogâne et 49 à Port-au-Prince, la plupart en créole. Dans les trois sites, le chercheur ou les assistants chercheurs canadiens étaient assistés par un étudiant haïtien.

C’est dans une perspective d’analyse du discours que ces entretiens ont été traités, selon une méthode développée et appliquée depuis plus de dix ans par le Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL) et présentée dans le collectif La violence dans l’imaginaire latino-américain (Corten et Côté, 2008 : 33-35). Cette méthode, inspirée de William Labov (1978), s’attarde au « parler ordinaire », c’est-à-dire à des séries d’énoncés qui ne se prétendent légitimées ni par un registre discursif spécifique (Foucault, 1969), ni par une position institutionnelle d’énonciateur autorisé (Bourdieu, 1982). En partant d’une grille d’entretien semi-directif (le « questionnaire ouvert »), l’intervieweur invite les interviewés à s’affranchir des questions posées et à raconter « leur histoire » ou leur « vision du monde ». Cette méthode produit ce qu’on pourrait appeler des segments de narration libre. De ces narrations libres, les chercheurs tentent de dégager ensuite non seulement le contenu propositionnel (ce qui est dit, la valeur locutoire), mais aussi le ton de l’énoncé (la manière de dire, la valeur illocutoire, « ce qui est exprimé en disant ») (Austin, 1970 : 113). C’est souvent le ton, l’intonation, même l’hésitation dans la voix, qui montrent les limites des imaginaires institués et indiquent le tournant du récit où l’on renvoie à autre chose, où l’on exprime des dimensions de l’expérience qui débordent les explications convenues. Pour parler à la manière de Michel Foucault, c’est le ton qui peut échapper à l’ordre du discours. Ici, ce sont les chercheurs qui entendent et relaient ce ton.

Mais le chercher n’est pas en dehors de l’énonciation ; il en fait partie, il participe à la situation d’entrevue au cours de laquelle les énoncés sont recueillis. Un contrat d’énonciation est passé entre « celui qui questionne » et « celui qui répond ». Ce contrat comporte, pour paraphraser Luc Boltanski (2007), deux topiques possibles : les questions et les réponses refléteront, globalement, soit une posture de dénonciation, soit une posture de satisfaction vis-à-vis de l’aide. Or, l’analyse faite ici de ces énonciations inclut la possibilité qu’il y ait une subversion du contrat. Elle se préoccupe d’autre chose que de la dénonciation de l’injustice ou de l’expression du sentiment de gratitude, ou au contraire d’indifférence, face aux donateurs internationaux. Elle sort du contrat qui unissait l’intervieweur et l’interviewé comme un code – en cherchant à déterminer comment dans cette « autre chose » qui peut apparaître se révèle la réactivation potentielle de l’imaginaire social.

Le contexte d’entrevue fait que les interviewés se plaignent de toutes sortes de manques, mais aussi d’iniquités. Exemple : « La maison que j’avais louée était en tôle. Elle n’était pas en bon état, pas de cuisine, ni douche, ni toilettes… je l’ai laissée. » (PP. 128) Et cette maison-ci ?, demande l’intervieweuse. Réponse : « Quelqu’un m’avait donné 20 000 gourdes [obtenues dans son réseau propre], j’avais fait creuser le sol de la maison, après j’ai acheté des bois, des tôles. Je l’ai construite en une semaine. » Vous n’avez pas reçu de l’aide des ONG pour la construire ? « Non, dit-elle fièrement, je n’avais pas reçu de l’aide. » (PP. 128) Se dégage alors une autre posture que celle de la dénonciation et de la plainte. Cette posture se donne à entendre dans le ton de non-obéissance, mais aussi de fierté ; « on est parvenu à se débrouiller sans l’aide des ONG » ou « c’est grâce à nous que le projet [par exemple d’électrification du bloc de logements] s’est implanté ». Et se profile la figure du « mauvais sujet » ; celui qui ne répond pas à l’interpellation « Eh ! toi là qu’on est venu aider » et qui se débrouille lui-même.

Le présent article vise à explorer l’effet, potentiellement réactivant, de la figure du mauvais sujet de l’aide sur l’imaginaire social. Il se développe en cinq points. Dans un premier temps, il est question du fonctionnement de la distribution de l’aide du point de vue des bénéficiaires. Il s’agit de saisir comment on exprime, dans les récits recueillis, l’histoire de la « distribution des cartes ». Puis nous faisons un bref retour sur le séisme lui-même, du point de vue des interviewés également. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Quelle en a été la suite ? L’émotion, palpable encore aujourd’hui dans les entrevues, est parfois refoulée au profit d’une « gestion du provisoire ». Troisièmement, nous mettons ce provisoire en perspective : au lendemain du séisme, il y avait dans l’imaginaire social une envie de renouveau d’Haïti à long terme, de renaissance, de refondation durable. Nous verrons que l’on est passé de l’envie de refonder le pays à une sclérose de l’imaginaire et à une perception du « mauvais sujet de l’aide » comme sources de problèmes. En quatrième lieu, nous cernons l’état des rapports informels de survie trois ou quatre ans après le séisme et la manière dont cela est vécu dans le présent. Comment les gens racontent-ils ce qu’ils parvenaient à faire auparavant, et les difficultés qu’ils rencontrent aujourd’hui ? Quels sont leurs analyses, leurs souvenirs et leurs attentes ? Enfin, nous nous attardons sur la figure du mauvais sujet comme carrefour de l’imaginaire qui permet aux habitants de prendre des rôles de responsabilité, au-delà de la victimisation.

Construction de la catégorie de bénéficiaires : la distribution des cartes

L’arrivée des ONG en Haïti ne date pas du séisme (Étienne, 1997 ; Tardif, 1997), même si elle s’est alors intensifiée. Le bénéficiaire reçoit de la part d’un organisme d’aide – ONG, ou OI (organisation internationale, notamment l’Organisation internationale pour la migration [OIM]), ou encore Croix-Rouge (en l’occurrence, à Jacmel, la Croix-Rouge canadienne) (Naëllou et Freyss, 2004 ; Duriez et al., 2007) – une carte lui donnant accès à une aide. Dans son discours, Amélie, interviewée à Jacmel, s’y réfère comme les « ils ». Des « ils », d’emblée extérieurs à la population. « Là où les Blancs nous ont placés », pour reprendre une formulation qui revient d’une entrevue à l’autre, le terme « Blanc » étant utilisé non pour désigner une couleur de peau, mais la distance vis-à-vis d’intervenants extérieurs au milieu (y compris policiers). À noter, dans les extraits suivants, les « ils » et les « on ».

« Ils » distribuent des cartes. Puis « ils » vous disent de vous présenter à tel endroit pour recevoir les produits alimentaires. Même si vous avez la carte, quand vous arrivez à l’endroit fixé, « on » trouve des policiers pour assurer la sécurité des personnes. Les personnes sont mises en ligne, « on » les fait entrer trois par trois pour leur donner le kit alimentaire.

J. 7

« On » doit avoir la carte pour prendre la ligne.

PP. 121

La distribution selon les cartes se veut égalitaire :

Quand je fais des distributions, dit une pasteure, j’ai pas besoin de savoir à quelle église vous irez, où ça que vous habitez, j’ai absolument rien de savoir, rien. Vous venez avec la carte, je vous sers la même chose que les gens de mon église. Y a pas de distinction. Jésus ne fait pas de distinction pour sauver les gens, Jésus s’est fait crucifier pour sauver l’humanité […] N’importe qui, on avait pas d’exception, Jésus avait pas d’exception.

J. 22

« Mais, mettre les gens en ligne alimente le désordre ; les gens se chicanent pour recevoir la ration alimentaire » (J. 13), dit un autre interviewé. Devoir se mettre en ligne relève de l’ordre de l’école, de la caserne ou de la prison : de l’ordre disciplinaire. L’injonction peut être sentie comme étant infantilisante, voire répressive. La littérature sur l’ordre humanitaire la dramatise-t-elle ? Citons Michel Agier :

Face à ce drame, l’action humanitaire s’impose toujours plus comme la seule réponse possible. Sur le terrain, pourtant, le « dispositif » mis en place rappelle la logique totalitaire : permanence de la catastrophe, urgence sans fin, mise à l’écart des « indésirables », dispense de soins conditionnée par le contrôle, le filtrage, le confinement ! Comment interpréter cette trouble intelligence entre la main qui soigne et la main qui frappe ?

2008 : 4

De manière parfois moins poignante et quelques fois même routinisée, ces dispositifs sont rapportés dans les entrevues. Cela se répète : « ils » disent de se mettre en ligne pour aller chercher l’eau et les biens d’urgence (tentes, couvertures, médicaments), puis, chaque mois, « ils » disent de faire la file pour les provisions alimentaires.

S’y ajoute avec Amélie une dimension de dénonciation. Celle-ci formule en effet une évaluation qu’on retrouve dans d’autres entrevues ; elle rompt avec le mythe répandu par les médias d’une fonction égalitariste du séisme lui-même.

Bien, je peux te dire qu’il y a des personnes pour lesquelles le tremblement a beaucoup fait, parce qu’elles ne possédaient pas de maison et maintenant elles ont une maison, par contre, il y a des personnes qui n’ont fait que régresser… Vous allez toujours trouver des cas où dans la distribution de l’aide il y a des personnes qui reçoivent et d’autres, non. Il arrive aussi qu’il y a des gens qui reçoivent beaucoup et d’autres qui ne reçoivent que très peu. Ils vous diront qu’ils n’ont rien reçu du tout.

J. 7

Ce qui perce dans le discours d’Amélie, c’est donc une topique de la dénonciation. Dans un premier temps, elle se positionne comme simple numéro d’un circuit géré par des « ils » et encadré par des policiers ; dans un second temps et comme en conclusion de sa réponse, elle note que ce processus anonyme est curieusement mis à profit, changeant le rapport à la souffrance pérenne. Elle dénonce un manque de justice. Certains ne possédaient pas de maison et ils sont devenus propriétaires. Au contraire, pour d’autres, la situation n’a fait que régresser. Le brusque ajout de nouveaux malheurs à la situation de misère quasi générale affecte l’expression de la souffrance et amène Amélie à stigmatiser les uns qui ont « profité » de la souffrance des autres et à plaindre les autres, victimes perpétuelles.

La dénonciation qu’Amélie exprime est chargée du sentiment d’un ordre impersonnel, disciplinaire, de surveillance. À la suite du séisme, beaucoup de personnes se sont retrouvées entassées dans des camps de réfugiés. La mémoire déshumanisante qui teinte ces derniers exacerbe le sentiment d’oppression. La figure du mauvais sujet pourrait déjà être perceptible. Si on avait à la dessiner, elle se tiendrait à l’écart. Le mauvais sujet voit les injustices, mais ne se laisse pas emporter par la topique de la dénonciation, ce qui ne l’empêche pas dans certains moments de jouer au Bon Samaritain. Toutefois, il se démarque « illocutoirement » du discours de la pasteure ; il ne se compare pas à Jésus – il n’est pas un saint, ni un modèle pour nul autre que pour lui-même.

L’urgence : de l’émotion à la gestion du provisoire

Séisme, catastrophe, état d’urgence. Plusieurs interviewés, dans un élan d’émotion, reprochent aux autorités de ne pas avoir prévenu la population. Le raisonnement est emporté par l’émoi. Dans leur logique, si le séisme n’est pas une intervention de Dieu, les autorités auraient dû évacuer préventivement les enfants des écoles. Faute de ces dispositions, de nombreux écoliers ont trouvé la mort. Ou argumenté inversement : « Bon, ça c’est l’oeuvre de Dieu, si ce n’était pas le cas, les autorités en seraient averties, nous serions mis en garde, il n’y aurait pas tant de morts. » (J. 46) Quand il y a éclipse solaire, « on demande aux individus de ne pas sortir dans la rue, de ne pas se tourner vers le ciel pour regarder. Tout le monde reste chez soi. Il en est de même pour le séisme, si nous étions informés, personne ne serait resté à l’intérieur des maisons. » (J. 7) Ce sont des reproches maladroits d’absence de mesures de prévention adressés implicitement aux « autorités », sans que ne soit identifiée exactement la démarche qui a fait défaut dans la chaîne de prévention. Mais dans l’expression maladroite du reproche, il y a une accusation d’incurie de l’État. Paradoxalement, ce reproche révèle une attente illimitée quant à sa souveraineté et à son pouvoir : l’État doit tout savoir, doit tout prévoir. Il ne l’a pas fait ; alors se produit l’urgence.

Les entrevues débordent d’émotion, de pleurs, d’effroi. « Quand je suis arrivé, je l’ai trouvé avec sa femme et ses enfants en train de pleurer. Je me suis mis à pleurer, moi aussi. Si je n’avais pas pleuré, ça ne serait pas bien. » (J. 46) On cherche des mots, des images, qui puissent rendre le bouleversement. Sabine le voit, non sans ironie, en termes bibliques : les premiers seront les derniers. « On trouve ici des personnes qui disposaient de moyens importants pour vivre. Ils avaient leur maison qu’ils affermaient, ils avaient leur négoce. C’est comme le dit la Bible : le premier sera le dernier et le dernier le premier. » (PP. 143) On sent un paroxysme d’appel aux sentiments. Dans ce paroxysme, tout le monde est entraîné, tout le monde est en déroute, mais en même temps il y a une sorte de dénonciation qu’on parvient mal à loger.

L’urgence (Fassin et Pandolfi, 2010) qui sert de paramètre à l’humanitaire est d’un ordre autre qu’émotif. Elle résulte du jugement d’un corps technocratique qui légitime les priorités d’intervention (Lister, 2003 ; James, 2010). Priorités déjà codifiées par un protocole géré par les Nations Unies par le biais de l’Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. L’OCHA est le comité permanent (onusien) inter-organisations établi pour gérer les situations d’urgence complexes, organisme qui est ressenti par les autorités locales comme « parachuté ». Ainsi, un fonctionnaire de l’OCHA interpelle-t-il le délégué général haïtien du Département du Sud-Est en lui disant : « Vous, qui êtes-vous ? » (J. 41) ; on sent l’irritation de ce dernier.

Cette instance bureaucratique est également méconnue de la population locale. Pour celle-ci, c’est la police qui est l’indicateur. Cela dit, peu importe l’autorité qui gère, la situation d’urgence s’impose. L’urgence soumet à une légitimité difficilement contestable et, en même temps, elle instaure une suspension générale de signification. Cela n’est aucunement un état d’exception au sens de Carl Schmitt (1985). Malgré le caractère inouï de ce qui se passe ne s’instituent aucun état d’exception ni aucune exigence impérative d’un pouvoir de décision. C’est plutôt à la fois urgent et statique. Il n’y a pas de requête générale de réquisition ; il n’y a pas, en rapport avec la reconstruction des bâtisses, de puissance de révolutionner le système de cadastre qui permettrait un réaménagement complet de l’espace urbain. Il y a l’urgence, c’est tout.

Dans ce contexte, il ne reste aux ONG que la fonction d’aménager le provisoire : le provisoire du démembrement, le provisoire des mesures sanitaires, le provisoire des shelters (abris transitoires), le provisoire des demandes de participation, le provisoire des rapports informels et de la légitimité de ceux-ci, etc. Le tout en attendant, sans illusion, que le gouvernement, qu’on a par ailleurs contourné de différentes manières, gère l’organisation de la société.

L’urgence : l’aplatissement de l’imaginaire social

Le caractère sans précédent et inouï du séisme fait qu’on a beaucoup de difficulté à se le représenter. On avait l’habitude de la destruction provoquée par les cyclones, mais ce qui se passait n’avait aucune proportion avec ce qu’on connaissait. Castoriadis, traitant de la représentation, prend l’exemple de cet homme qui transgresse le Sabbat : « Le Seigneur se manifeste à Moïse, exigeant que l’homme fut lapidé – et il le fut. » (2006 : 192) La lapidation « dépasse nettement ce qu’exigerait l’enchaînement rationnel des causes et des effets, des moyens et des fins » (ibid.). Elle ne prend sens que par rapport à un imaginaire qui est le Seigneur lui-même. Aux yeux de la population haïtienne, le dépassement de la logique des causes et des effets transparaît indirectement dans les récits : il n’y a aucun rapport, par exemple, entre un manque de prévention et l’énormité de la catastrophe, de telle sorte qu’un imaginaire religieux est convoqué. On peut voir cet « investissement de sens » sous d’autres formes et de manière encore plus générale. Le champ incroyable de ruines que laisse le séisme, dans sa difficulté à être représenté, stimule le propre de l’imaginaire : voir dans une chose ce qu’elle n’est pas. La constatation du désastre conduit – en fonction de la capacité d’imaginer – à la possibilité de voir dans la destruction le signe d’une fondation nouvelle non seulement de la ville, mais du pays. Cela apparaît dans de grandes déclarations officielles (Sommet mondial pour l’avenir d’Haïti, 2010), dans des textes à caractère plus littéraire (Buteau et al., 2010), mais surtout dans l’imaginaire social de la population.

On parlait de reconstruction. Je ne pensais pas que c’était simplement au niveau des bâtiments. Je pensais que les gens allaient prendre conscience, penser autrement, pour une nouvelle Haïti… [rires]. Tout le monde pensait qu’on allait avoir une nouvelle Haïti… Par exemple, dans la reconstruction des bidonvilles… Je pensais qu’on allait reconstruire les bidonvilles. Je croyais en une nouvelle Haïti.

PP. 121

Alors que dans les déclarations officielles il y a une part de grandiloquence – elle est nécessaire pour justifier la mobilisation de milliards de dollars et leur affectation dans le cadre de la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) –, dans la population, le renvoi de signification prend corps dans toutes les actions spontanées décloisonnées d’entraide des premières semaines. À Port-au-Prince, partout, le mot d’ordre (peut-être hypocrite) est la coopération de tous avec tous. À Jacmel, qui fut coupée un moment de tout contact administratif avec la capitale, on ressent cette coupure comme une forme de liberté ; liberté féconde d’interactions de solidarité et de renvois de signification.

Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans les premiers jours, on avait l’impression qu’on pouvait faire quelque chose avec Haïti, car à ce moment-là Port-au-Prince était décapitée. Sans nouvelles de Port-au-Prince, on devrait se débrouiller seul. Malheureusement quand le pouvoir a commencé à reprendre les choses en main, la politique s’en est mêlée.

J. 18

Dans ces premiers jours, on secourait le voisin, on s’entraidait, on chantait ensemble, on se passait des unités de téléphone, on se donnait les dernières nouvelles, on écoutait les plaintes des gens, de voisins de tente ou même d’inconnus de passage.

Lorsque quelques semaines plus tard les ONG débarquent, intervient alors l’urgence. Cette urgence-là n’est pas la fébrilité de la situation exceptionnelle qui dans le premier temps a libéré les interactions. L’urgence dont on parle maintenant est un régime disciplinaire. Ce régime intervient pour mettre de l’ordre. Les ONG en ont d’autant plus besoin qu’elles ne connaissent la « société locale » que dans les termes de ces dispositifs (Foucault, 1971). Elles débarquent avec leur système de classification. L’urgence est de faire entrer la population dans des classes, dans des « sous-ensembles identitaires » pour reprendre les termes de Castoriadis (2006). Il faut faire entrer cette population, qui, dans la promiscuité des camps nouvellement occupés, était soudée et solidaire, dans des classes sociodémographiques : vieillards, enfants, femmes monoparentales. Faire entrer dans des classes, c’est aussi désigner ceux à qui peuvent être alloués des abris (shelters). Les bénéficiaires de shelter constituent un « sous-ensemble identitaire ». N’y entre pas n’importe qui. Il faut avoir un terrain sur lequel construire son shelter, il faut aussi avoir de l’aide pour le faire. Ceux qui anonymement brûlaient sous le soleil ardent ou tremblaient sous l’humidité des ouragans sont divisés en classes.

Dans l’urgence de la mise en ordre, l’imaginaire de la « reconstruction », cet investissement de sens qui avait surgi de l’irreprésentable de la catastrophe ne parvient plus à se dire. Il ne se conjugue plus avec la « destruction ». D’autant plus que les ONG n’ont pas pour mission de reconstruire et moins encore de refonder. Leur langage, sans mauvaise volonté, sectionne au lieu de rassembler. L’imagination sert alors de moins en moins à désigner une vie nouvelle et à rêver d’elle. Elle se raisonne. Les habitants des camps qui savaient qu’il ne faut pas simplement reconstruire des maisons et des bâtisses et qui disaient qu’il fallait refonder Haïti sont perdus dans des tâches ou des rôles parcellaires. Un moment, on a imaginé que la reconstruction allait se faire à partir du local. Cela ne se réalise cependant pas ainsi, à vrai dire même dans ces premières semaines où « Port-au-Prince était décapitée ». Et ce n’est pas tant, dans les faits, que l’image d’une reconstruction en profondeur disparaisse avec le temps ; c’est qu’elle devient de moins en moins réelle, de plus en plus grossière. Parfois l’inflation des aspirations signale une panne d’imagination.

Oui, par rapport aux nouvelles qu’on écoutait, des aides qui venaient dans le pays, et ceci sur la quantité d’aide qui venait même si on mettait les gens en ligne pour leur donner 10 000 $ US, on allait tous trouver de l’argent pour construire. C’est-à-dire il y avait un espoir, vous savez compter de l’argent. Lorsque tu écoutes à la radio des bilans pareils, tu penses que tout allait changer, mais comme tu vois rien n’a changé.

L. 210

L’excès d’émotion ne parvient pas à se capitaliser dans des renvois de signification. L’imaginaire riche n’y est pas ; le langage est réduit à des énoncés forts mais sans effets. Ce sont des coquilles vides.

Avec l’instauration des « sous-ensembles identitaires » (Castoriadis, 2006 : 335 et suiv.) (les catégories sociodémographiques, les catégories de bénéficiaires, la hiérarchisation des besoins), non seulement l’imaginaire d’une refondation « véritable » d’Haïti tombe à plat, mais il y a une figure clé qui apparaît : celle du mauvais sujet de l’aide. Il se faufile entre les cases, là où il ne devrait pas ; il mélange ce qu’on essaie d’ordonner, il ne collabore pas. Il est facilement violent et systématiquement abuseur. Il ne comprend pas. Ou feint de ne pas comprendre pour tirer profit. Cela surgit au détour des entrevues avec des intervenants d’ONG : « À plusieurs reprises j’ai été menacée par des populations, dit une intervenante. Menacée avec les machettes par des hommes différents… Les gens qui ont reçu l’abri étaient très contents, nous accueillaient, mais les autres très frustrés. » (J. 42) Ou encore ces mots, recueillis dans une association féministe, qui rapportent les dénonciations : « Je dois négocier mon corps pour un sac de riz […] On ne sait pas à qui l’homme va le distribuer, pas toujours dans la famille. Il a des concubines, des copines…, pour le vendre… » (J. 15).

Les dénonciations recueillies alors ne sont certainement pas vaines ; des abus, il y en a. Ce qui attire notre attention, c’est qu’avec l’aplatissement de l’imaginaire, ces abus sont condensés autour d’une même figure : le « mauvais sujet », comme un être non seulement récalcitrant, mais répugnant et dangereux.

L’affaissement du travail informel : assèchement de la reproduction sociale

Même si pendant les 18 premiers mois l’urgence semble légitimer des rapports d’aide divisant la population entre bénéficiaires et non-bénéficiaires et enrégimenter la population, le séisme n’a pas rasé l’énorme variété de rapports informels de survie. Il a cependant profondément érodé les grands rapports de reproduction sociale. Les rapports de survie sont multiples et dépassent ce que les économistes (Lautier, 2004 ; Paul et al., 2010) appellent le secteur informel. Il s’agit de l’appui résultant de solidarités familiales, de voisinage ou d’aide d’amis (qu’on va chercher de l’autre côté de la ville ou dans le village d’origine), de secours dispensé par un bon samaritain ou un « bon prochain » (PP. 143) ou encore de forme de solidarité d’ordre plus général : produit d’un travail de jardinage, pas pour vendre, juste pour subsister (PP. 147) ; secours provenant d’aumône et de quête (PP. 131) ; solutions attendues comme aboutissement d’une promesse, audace d’auto-appropriation de terrain : « Quand nous sommes arrivés ici à Neptune, nous avons vu que la population s’accaparait de la terre, nous en avons pris une portion à nous aussi pour ériger un abri provisoire de fortune » (PP. 147) ; envoi d’argent de l’extérieur (PP. 143) ; privilèges dépendant de relations politiques, d’élections : « Nous allons les attendre au carrefour des élections – si je devais voter je le ferais pour le nègre qui habite dans les cieux. Jésus-Christ, oui c’est pour lui seulement que je tremperais mon doigt dans l’encre de chine, parce qu’il n’a besoin de rien [comme pour dire que soi, on ne vendrait pas son vote] » (J. 46) ; accès discutables aux allocations ou prêts de l’État ; acquis gagnés par des manifestations ; aide de l’église mais aussi, plus directement, « aide du Bondye » (le bon Dieu) ; sauvetage obtenu « par miracle » ou mise à l’abri de forces malveillantes. Dans un pays où la fracture sociale sépare les 80 % de la population du « monde en commun » (Arendt, 1983 ; Corten, 2000 : chap. 1), ce sont traditionnellement les rapports de survie qui ajustent les différents rapports. Après le séisme, ce sont eux qui fournissent le cadre de reproduction sociale.

Bien qu’ils puissent être recomposés sous d’autres formes, les rapports informels de survie sont affaiblis, sans que les habitants n’identifient si le grand responsable de leur disparition partielle est le séisme lui-même ou l’état d’urgence qui l’a suivi. Marie Carmelle (de Jacmel) : « Eh bien ! Après ce qui s’est passé, c’est toujours la même situation, je ne me suis pas encore relevée. J’étais contente de pouvoir aller vendre au marché, depuis le séisme, jusqu’à présent, je ne peux plus recommencer. Je savais me débrouiller, je n’en peux plus, jusqu’à maintenant. » (J. 7) Jérôme (aussi de Jacmel) le dit encore avec davantage de force :

On est obligé de vivre un jour à la fois comme des oiseaux. Quand ça fonctionne, je le prends avec joie, je remercie le ciel, quand ça ne marche pas, je me résigne, parce que dans la rue, quand j’y suis, si quelqu’un m’appelle pour m’offrir un job, je le fais, mais si personne ne m’appelle, je rentre à la maison pour dormir sans un souper. Si c’était une activité commerciale, je serais sorti dans la rue, j’investis ce que j’ai pour faire des bénéfices. Mais quand c’est la force physique que je dois vendre, c’est juste ce que Dieu me donne que je prends, je me contente de ça. S’il ne me donne rien, alors je rentre pour dormir sans rien manger.

J. 4

Evelyne, du camp Montpellier (Léogâne), le dit à sa manière ; on ne perçoit pas encore très bien si c’est le séisme ou le régime d’aide qui a fait s’étioler les rapports d’échange :

Je savais coudre. Au moment de la rentrée scolaire, je confectionnais des uniformes. Si j’avais des ressources financières, je pourrais avancer mes activités, parce que j’aurais pu acheter de la toile, je confectionnerais des vêtements que je vendrais en gros, pour ma subsistance. Mais je n’en ai pas, je ne peux pas acheter de la toile pour faire progresser mes activités. Alors, je suis restée là. Si quelqu’un m’apporte un pantalon à rafistoler, il me paie quelque chose, soit 25 gourdes. Cela me permet de subsister avec mes petits-enfants.

L. 227

Et à un moment, Evelyne livre un diagnostic : « Il y a eu du changement… ce qui nous manque réellement c’est le travail. Il n’y a pas d’emploi. Si nous avions trouvé un emploi, là où les Blancs nous ont placés, eh bien, nous pourrions subsister. » (L. 227) « Les ‘Blancs’ est le monde qui nous place, qui nous met en classe. » Et pour conclure : « En un mot, ce que j’espère, c’est un emploi. » (L. 211) Le séisme et l’aide ont fort affaibli les catégories intermédiaires : c’est l’emploi ou le chômage.

Marco (de Léogâne) nous dit qu’il y a un fossé énorme entre cet espoir d’emploi et la réalité quotidienne. Il perçoit doublement ce fossé. D’un côté, ce n’est pas le séisme lui-même, mais « ‘là où les Blancs nous ont placés’ [c’est-à-dire l’aide] qui nous empêche de subsister », de l’autre, l’objectif ne semble plus être une petite occupation ou de l’entraide (informelle), mais un emploi (travail formel). La situation devient de plus en plus difficile. « On s’accroche, on n’a pas le choix. On passe ses journées à jeun. »

Il y a des personnes ici qui dépendent de la solidarité des autres pour leur subsistance. Quand elles ont faim, ce sont les voisins qui leur donnent à goûter quelque chose. Il y a beaucoup de personnes qui passent leur journée à jeun… Elles restent là comme ça. Si Dieu leur envoie quelque chose, elles disent merci, sinon, elles restent là à souffrir. Pourtant, il y a des personnes qui critiquent leur manière de vivre, malgré leur situation.

L. 223

Le travail informel auparavant lié à l’entraide entre voisins devient incertain, tandis que de nouvelles inégalités surgissent avec l’aide formalisée. Guy (camp Accra nord) le note : « L’aide crée de nouvelles catégories d’inégalités. Ceux qui reçoivent, d’un côté. Et de l’autre, ceux qui ne reçoivent pas… » Et par un raccourci de conclure : « les ONG nous ont volé » (PP. 124). Cela est dit encore d’autres manières :

Laissez-moi vous dire quelque chose : il y a une opportunité perdue que nous ne retrouverons jamais : manger au quotidien. Avec une gourde, jadis, on pouvait se donner à manger. Cela ne reviendra jamais.

PP. 131

Avant le tremblement de terre, je pouvais trouver des activités ça et là. On m’appelait pour du travail, je pouvais épargner quelque chose. Mais maintenant, il n’y a rien, je ne peux même pas gagner 25 gourdes. Il n’y a pas d’emploi, il n’y a rien.

PP. 147

De façon générale, dans son étude Des bidonvilles aux camps, Ilionor Louis le résume :

[L]es activités commerciales de la population ont systématiquement diminué après le tremblement de terre. Parmi ces activités nous avons distingué la vente des produits dans la rue (le commerce ambulant), la vente à un point fixe dans la rue, le commerce à domicile. Nous avons constaté qu’avant le séisme près de 29,61 % de personnes interviewées se promenaient dans les rues pour écouler leurs marchandises, elles pratiquaient le commerce ambulant. Ce pourcentage est tombé à 16 % après la tragédie. De même, 36,25 % s’établissaient à un point fixe dans la rue comme point de vente. Après le tremblement de terre, seulement 16,62 % déclarent continuer à vendre à un point fixe. Si 34,14 % étalaient leurs marchandises à l’entrée de leur maison avant le séisme, ils ne sont plus que 28 % après.

2013 : 66

Certains y mettent du sentiment : « l’avant » c’était tellement mieux. L’« avant » donne l’occasion d’exprimer de la nostalgie : un renvoi de signification qui passe par l’énumération.

C’est-à-dire, c’est pour te montrer que la situation a changé, maintenant je n’ai pas encore mangé, avant je me levais et si je venais ici dans la savane j’allais trouver différents produits pour me nourrir : des bananes, de la canne à sucre, du maïs, des patates, etc., et de la nourriture en permanence, il n’y avait pas de saison, de la nourriture en permanence. Mais de nos jours… on arrive dans une situation où on vit sauve qui peut.

L. 224

Une autre dimension de la nostalgie c’est la perte, pour l’adulte masculin, de son statut de pourvoyeur. C’est souvent là le résultat premier de l’affaissement du travail informel et de l’assèchement des rapports de reproduction sociale. Sans doute, ces hommes dans la fleur de l’âge n’étaient déjà plus pourvoyeurs « avant », mais aujourd’hui ce n’est définitivement plus sur eux qu’on peut compter pour apporter de l’argent à la maison. Avant, si ce n’était pas par leur travail qu’ils pourvoyaient, c’était par leurs réseaux d’amis – du moins dans l’imaginaire. Mais même cela, ils n’y parviennent plus ! Beaucoup le racontent comme une ultime perte de fierté. Ils doivent cesser d’être jaloux, avoue l’un d’entre eux, car ce n’est pas eux qui donnent l’argent. « Je faisais de la jalousie, j’ai brisé la puce de son téléphone à deux reprises par jalousie. » (PP. 106) L’homme sans ressources culpabilise : « Dieu a donné l’ordre que l’homme doit travailler à la sueur de son front pour prendre soin de sa maison… Je souffre parce que je ne peux pas répondre aux besoins de ma famille », conclut Pierre (L. 223). Enfin, l’autre face de la nostalgie, c’est l’attente. C’est l’autre renvoi de signification qui survient quand les gens parlent de leur situation quatre ans après le séisme. En effet, l’aide humanitaire a introduit un écart entre champ d’expérience et horizon d’attente (Kosseleck, 1990). Cet écart s’est élargi et introduit une nouvelle dimension à la pauvreté et à la frustration. De façon lancinante on entend de la bouche des interviewés : « En un mot ce que j’espère, c’est un emploi. » (L. 211)

À côté de cette nostalgie et de cette attente, de ces récits qui racontent « comment je me débrouillais jadis » ou « ce que j’espère le plus », voire « ce qui me pèse le plus », se profile la figure du mauvais sujet, de celui qui n’a pas besoin qu’on l’aide.

Le « mauvais sujet »

En fait, personne n’affirme être « un mauvais sujet », pas plus, dira-t-on, qu’une femme n’admet être une « mauvaise mère » (Cooper, 2007). En général, c’est un cliché avec lequel on marque une certaine connivence ou qu’on pointe du doigt. Il se prête bien à une condensation de tous les abus, comme nous l’avons dit précédemment. Cependant, quand nous entrons plus en profondeur dans les récits, la figure se met à bouger ; il y a des déplacements, des glissements, des surprises. Le « mauvais sujet » est tantôt considéré positivement, tantôt négativement, par les populations affectées, même par les organismes gouvernementaux ou non gouvernementaux. Il s’agit de la femme ou de l’homme qui, en ne suivant pas l’ordre prévu, parvient à se débrouiller et qui, dans l’image qu’il se fait de lui-même, est fier de se distinguer des plus vulnérables auxquels les ONG sont censées accorder une attention prioritaire. « Les plus vulnérables, dit Joseph, attendent qu’on vienne enregistrer leur nom. » (PP. 147) « Ce sont des personnes, ajoute-t-il, qui n’ont pas de connaissances. Sur le plan économique, elles ne sont pas créatives. Elles ne font pas assez d’efforts pour recevoir des bénéfices. » C’est là l’antipode du « mauvais sujet », qui ne se retourne pas à l’interjection « Eh ! toi, qu’on est venu aider », parce qu’il ne se reconnaît tout simplement pas dans ce rôle, alors que ces personnes, au contraire, se plaignent sans rien faire, parfois sont profiteuses dans leur apathie. Elles se complaisent dans l’« attente de Dieu ». Elles sont peut-être aux prises avec un être malfaisant ou des forces « persécutives » du mal, avec un mauvais sort… Le mauvais sujet y échappe.

Mais le mauvais sujet, bien qu’il puisse être autre chose qu’une pure racaille, bien qu’il renvoie à une dignité que beaucoup ont perdue, reste « mauvais ». Lui colle fermement la réputation de « ne pas faire comme il faut », d’être à la limite de l’acceptable. Voire de l’autre côté. S’il prend les choses en main et devient membre de comité de camp, il agira toutefois de manière partiale au profit de ses amis et de ses proches. « Il reçoit 150 articles pour 150 personnes. Il peut en distribuer entre 80 à 100 à ses proches. Le reste seulement est distribué à la population. » (PP. 223) Certains témoins privilégiés ajoutent néanmoins, aussitôt, que la distribution inéquitable ne résulte pas seulement de la malhonnêteté des intermédiaires, mais aussi du canal politique emprunté pour atteindre la population : « Certaines ONG choisissent directement le pouvoir local, par exemple le CASEC [Conseil d’administration de la section communale]. Plutôt que les sénateurs ou députés. Ou les maires. Le CASEC reçoit l’aide et la distribue selon ses intérêts politiques. » (J. 26) Cet ajout remet les choses en perspective, mais, dans les faits, le mauvais sujet ne se lave pas les mains. Il sait ce qu’il fait, il sait qu’il joue sur la ligne : « Quand vous travaillez, ils pensent que c’est pour remplir votre poche. Il y a les deux parties, vous savez, les deux pôles : le bien et le mal. » (L. 221)

Quoi qu’il en soit, faut-il voir le « mauvais sujet » dans les effets présumés de sa pratique, ou au contraire dans sa disponibilité à s’imaginer un rôle de responsabilité ? Dans son esprit entreprenant ou dans celui, méfiant, des autres ? Les entrevues sont parsemées de références à l’iniquité, mais plus encore au devoir de responsabilité vis-à-vis de soi-même. Aussi face au « bon sujet », discipliné ou passif, mais démuni, le « mauvais » est celui qui croit avoir conservé un capital de réseaux informels lui donnant de l’énergie pour s’impliquer dans des responsabilités, tant vis-à-vis de lui-même que vis-à-vis du camp par exemple. Ce ton responsable, déterminé et affirmatif, est clair chez cet individu qu’on verrait volontiers comme un « mauvais sujet » : « Pour moi, si on m’aidait, je me serais aidé d’abord. » (L. 215) Celui-ci poursuit :

Celui qui avait plus de lumière, celui qui avait plus de lumière était obligé d’être responsable des autres. Celui qui a plus de connaissances cherchait une façon de faire des demandes pour voir comment il pouvait aider les autres. Celui qui avait plus de connaissances, c’est lui qui pouvait le faire. Si ce n’était lui, qui aurait pu le faire ? »

L. 215

Le « mauvais sujet » est censé se sentir suspecté. Dans le ton, il est sur la défensive. La tension est patente quand on raconte l’attribution de logements par tirage au sort : « C’était à peine croyable, mais oui, pourtant… Il me dit qu’on va faire un tirage au sort et ceux qui sortiront gagnants pourront bénéficier de la construction d’un logement. » (J. 46) Effectivement, selon plusieurs témoignages, la grande ONG catholique Caritas aurait construit 45 maisonnettes à Lavano près de Jacmel et les aurait distribuées au sort. Cela crée inévitablement des envieux, commente-t-on :

Ceux qui n’avaient rien obtenu disaient qu’ils allaient mourir, parce qu’ils ne pouvaient pas rester comme ça. Ils voulaient trouver de l’aide en matériaux de construction (pierre, ciment, sable, tôle), eux-mêmes, ils cherchaient des maçons. Ils disaient qu’ils allaient nous marquer d’un sceau qui est comme un sceau de la mort, ils nous lançaient des jurons. Plusieurs rumeurs circulaient sur les logements.

J. 46

Cette situation paradoxale fournit un cadrage dans lequel la figure du « mauvais sujet » peut être placée. Elle met en scène visiblement la nécessité de trouver malgré tout des solutions, coûte que coûte, en brusquant les choses peut-être, dans les cas exceptionnels comme celui-ci comme dans des situations beaucoup plus ordinaires. Entrons dans l’imaginaire du « mauvais sujet » avec le cas de Constantine (de Jacmel). Elle ne peut pas se soumettre aux procédures, mais elle parvient quand même à obtenir son logement.

Moi, quand il m’était difficile d’avoir un logement à moi, je faisais incessamment des va-et-vient dans les bureaux, parce que tout le monde en avait bénéficié, sauf moi. Il y avait une question d’argent à payer quand la construction de sa maison était inachevée. Il fallait donner de l’argent à des racketteurs pour avoir droit à un logement. Ou bien les bénéficiaires payaient une contribution, ou bien ils mettaient les mains à la pâte. Je me suis présentée alors pour payer afin d’avoir mon logement. Alors, la personne à qui je devais donner l’argent m’a fait savoir qu’elle ne pourrait pas me céder ce logement. Quand je voulais payer celui qui a travaillé, je n’avais pas de moyens suffisants. À la personne qui a couvert la maison, j’ai payé 2000 gourdes, juste pour ce qu’il a fait pour moi, alors que les logements devaient être construits gratuitement. Ce qui m’a forcée à payer, c’est parce que je n’étais pas là pour travailler comme tout le monde. À ce moment-là, je n’avais pas un conjoint qui aurait pu travailler à ma place. C’est pour ça qu’on m’a exigé de payer. Je lui ai donné 2000 gourdes, il m’a dit qu’il n’en voulait pas. Mais après diverses démarches dans les bureaux, je l’ai eu.

J. 3

D’autres ne parviennent pas à trouver de solution et ploient sous la complexité de la situation. C’est le cas de Leopoldine, cette grand-mère de Léogâne qui exprime son malaise par rapport à des situations compliquées et notamment l’accès à l’aide très hypothétique de l’État. Elle laisse entendre qu’elle a une certaine expérience de situations compliquées, mais là elle préfère ne pas prendre de risques, de peur de laisser une dette à ses descendants. Elle s’auto-déprécie :

Je n’ai pas l’habitude de trouver… je n’ai pas l’habitude de trouver de l’argent pour me débrouiller… il n’existe pas ces choses-là en « dehors », et même s’il y avait, je ne pourrais pas, je ne pourrais pas le prendre. Je ne pourrais pas, je ne me serais pas embarrassée avec l’argent de l’État. J’ai des enfants, et l’argent de l’État c’est un croc. Si tu ne possèdes pas quelque chose, si tu as dépensé l’argent, vendre ce que tu possèdes pour le remplacer. Tu te trouveras dans une situation difficile. Moi je ne vais pas me mettre dans des situations difficiles avec l’argent de l’État. Tu as un petit commerce, on l’achète en crédit, on ne te paie pas, tu seras la seule à avoir des difficultés. J’avais un cousin dans une institution, il m’avait offert… mais je ne peux pas, je ne pourrai pas le faire. Je ne peux prendre des responsabilités, je ne suis pas propriétaire d’animaux, après avoir pris sur ma responsabilité l’argent de l’État, et les enfants je vais mourir et leur laisser une dette à rembourser.

L. 210

En fait, cette grand-mère se reproche de ne pas pouvoir gérer son capital réseau de relations (Putnam, 2002). Elle se culpabilise et se voit placée dans une situation d’échec. Elle participe de l’idéologie de la vulnérabilité, à laquelle contribue incontestablement l’aide internationale, et à laquelle résiste le « mauvais sujet ». Son cas est lié de près à cette figure, il fait partie du « magma de significations imaginaires sociales » qu’elle fait bouger. Il illustre ce que le mauvais sujet transcende, il dit le « je ne peux pas » que le mauvais sujet dédaigne ; à un point tel qu’il ne dit pas « présent » lorsqu’on fait l’appel des vulnérables et des nécessiteux. Non pas vantardise, non pas suffisance, non parce qu’il n’a pas de problèmes, mais par aiguisement de l’instinct de survie et déliement de l’imagination.

Conclusion

Normalement une appréciation négative est attachée à la figure du mauvais sujet, figure que nous avons tenté de concevoir dans ses multiples facettes et de cerner dans les récits. Dans cette tentative de compréhension d’une figure clé de l’imaginaire post-séisme en Haïti, celle-ci n’a été prise dans aucun sens normatif. Elle n’est ni bien, ni mal – ou alors elle est les deux. Le plus important, c’est qu’elle résiste à l’aide internationale sans en avoir une conscience verbale.

En fait, le mauvais sujet tient tant par ses actes que par son discours un rapport spécifique à la souffrance. Même s’il vit dans la saleté et dans la faim, il a tendance à se distancier de l’attitude de vulnérabilité qui est un des maîtres-mots du discours des ONG. On est pauvre, mais on n’accepte pas d’être interpellé comme pauvre. On ne se laisse pas dépouiller de son réseau, de sa débrouillardise. On n’accepte pas d’être dépouillé de son capital social, et on se met au-dessus de la mêlée avec une certaine fierté, par-delà des codes, des normes et des qu’en-dira-t-on. Cette fierté du mauvais sujet est une expression de la souffrance. Elle ne débouche pas nécessairement sur des protestations collectives, mais secoue l’imaginaire social.