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Chaque modèle d’éducation à la citoyenneté sous-tend et privilégie une certaine conception de la citoyenneté plutôt qu’une autre. Nous croyons que les divers modèles en question, sans jamais être mécaniquement déterminés par quoi que ce soit, sont néanmoins fortement influencés par un certain bagage de valeurs et de conceptions normatives formant un tout plus ou moins cohérent. Ce bagage est généralement issu d’un héritage socioculturel relativement singulier. À cet égard, nous avons analysé des différences significatives entre les modèles français, anglais, puis québécois d’éducation à la citoyenneté. Nous avons ainsi cherché à identifier ce qui, dans chacun de ces cas, a principalement influencé la genèse d’un modèle d’éducation à la citoyenneté préférablement à d’autres.

Nous allons défendre dans cet article l’hypothèse selon laquelle le fait religieux, essentiellement en tant que fait socioculturel, consiste en une pièce maîtresse de ce processus d’influence normative en ce qui a trait à l’élaboration d’un modèle d’éducation à la citoyenneté pour les cas français, anglais et québécois. Autrement dit, nous soutenons que la genèse de ces modèles d’éducation à la citoyenneté est prégnante d’un héritage socioreligieux. À cet effet, nous nous approprions grosso modo un des postulats centraux de Pippa Norris et Ronald Inglehart (2011) selon lequel l’héritage socioreligieux imprègne de manière profonde et durable les valeurs des sociétés contemporaines, qu’elles se veulent, ou non, sécularisées. L’éducation à la citoyenneté a par ailleurs fait l’objet d’un Sage Handbook dirigé par James Arthur, Ian Davies et Carole Hahn (2008), dans lequel sont abordés notamment les contextes canadien et britannique. Si Arthur, Davies et Hahn (2008 : 5) soutiennent que la culture et le contexte sont fondamentaux pour comprendre les divers modèles d’éducation à la citoyenneté, notre contribution sera de montrer d’un point de vue comparatif que le fait religieux et l’héritage socioreligieux plus particulièrement sont centraux pour comprendre et expliquer la genèse des modèles d’éducation à la citoyenneté. Pour ce faire, la période historique étudiée diffère en fonction des cas retenus. Essentiellement, elle va de la IIIe République (fin dix-neuvième siècle) à nos jours pour le cas français[1], de l’Act of 1988 à nos jours pour le cas anglais[2], puis de la Révolution tranquille à nos jours pour le cas québécois[3]. Nous justifions ce choix différencié de la période retenue du fait que nous nous intéressons ultimement en l’état actuel des modèles d’éducation à la citoyenneté pour en comprendre et en expliquer la genèse, et que les modèles en question n’ont pas tous évolué simultanément.

Nous allons dans un premier temps dresser le portrait général de trois modèles d’éducation à la citoyenneté (républicain, multiculturel, interculturel), en nous référant à l’appréhension des valeurs (en termes d’idéaux) dont ils sont porteurs. Puis, dans un second temps, nous allons rattacher ces modèles à différentes traditions religieuses. Pour ce faire, nous allons partir d’une situation d’appartenance commune, où le noyau central est le christianisme. Nous montrerons premièrement que le cas de la France, étant lié à l’appartenance renforcée des valeurs prédominantes du groupe (le christianisme devenu dans ce cas le catholicisme), génère un référent identitaire de citoyenneté une et indivisible, ou plutôt républicaine. Deuxièmement, nous montrerons que le cas de l’Angleterre, étant lié à l’appartenance renforcée de valeurs alternatives (réformisme protestant) à celles du groupe prédominant (christianisme anglican), génère un référent identitaire de citoyenneté multiculturelle. Enfin, nous montrerons que le cas du Québec, étant lié à l’appartenance renforcée d’un tri sélectif (catholicisme, mais imprégné d’une culture anglo-saxonne et protestante), génère un référent identitaire de citoyenneté interculturelle.

Modèles d’éducation à la citoyenneté

L’éducation à la citoyenneté doit être considérée, selon Kathy Bickmore (2006), comme un phénomène clé de la construction sociale des sociétés. En effet, les auteurs s’entendent généralement pour dire que l’éducation à la citoyenneté a historiquement servi à maintenir la cohésion sociale au sein des États-nations, lesquels trouvent origine dans la conception westphalienne de l’État (Robertson, 2007) où « identité nationale » et « citoyenneté » semblent inextricablement liées de manière organique (Green, 1997). Dès lors, l’idée centrale selon laquelle la dimension religieuse influence plus ou moins directement l’esprit de la citoyenneté est cautionnée par la fameuse formule cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion). Soulignons de plus que, à partir de cette période, amorcée au seizième siècle, ce sont historiquement « les Églises européennes [qui] étaient chargées de l’état civil, c’est-à-dire de l’enregistrement des naissances et des décès » (Davie, 2010 : 58). Ainsi s’est progressivement forgé un rapport intime entre l’identité nationale et l’affiliation religieuse.

Par ailleurs, un simple survol des différents curriculums nationaux nous permet de constater que les programmes d’éducation à la citoyenneté diffèrent sur plusieurs aspects. À cet égard, et pour cerner directement ce travail à travers les cas à l’étude, nous allons partir de la typologie de François Galichet (1998) pour reformuler trois modèles.

Le modèle républicain

Le modèle républicain d’éducation à la citoyenneté incarne grosso modo celui que Galichet (1998) nomme « mimétique ». Ce modèle est profondément ancré dans la tradition française, où la IIIe République, par l’intermédiaire de son école « laïque, gratuite et obligatoire », avait mis en place le Livre des instituteurs (communément appelé le Code Soleil), lequel avait pour fonction exacte de condenser en un seul ouvrage « tout ce qu’un jeune maître nouvellement sorti de l’École normale avait besoin de connaître sur ses fonctions » (ibid. : 35). Principalement, cet ouvrage présentait la « morale professionnelle » que se devait d’incarner l’instituteur, lequel, en tant que maître, réfléchit le modèle parfait du bon citoyen. Ce modèle implique alors que l’enfant apprenne en imitant le maître, ou plutôt la loi morale, laquelle est concrètement incarnée par celui-ci. À cet effet, Jules Ferry, dans sa Lettre aux instituteurs (1896), avance que la morale qu’il s’agit d’enseigner consiste en « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques ».

Par ailleurs, il faut noter que la IIIe République ne fait guère exception, mais confirme plutôt la règle. En effet, le ministère de l’Éducation nationale (2011) français publiait sous la présidence de Nicolas Sarkozy un texte identifiant le modèle français comme étant « l’exception mondiale », où le républicanisme et la citoyenneté sont directement reliés par l’entremise de l’appartenance nationale[4]. D’ailleurs, n’oublions pas que la République ne reconnaît toujours que le peuple français sur son territoire (Schnapper, 2004). Les élèves doivent alors être élevés au rang de citoyens français, et cela implique par conséquent un « État-instructeur » fort, lequel forme ipso facto « l’État-nation français dont la pérennisation impliqu[e] alors la transcendance, par l’éducation, de toutes les singularités culturelles et religieuses dont les enfants hérit[ent] en privé » (Bruder, 2002 : 44). Daniel Bruder montre que, ce faisant, l’école tend à prendre « la forme d’un véritable catéchisme où la Patrie fait figure de nouveau Dieu » (ibid. : 43). C’est en ce sens précis que ce modèle mérite à nos yeux le qualificatif de républicain.

En bref, le modèle républicain d’éducation à la citoyenneté fait systématiquement appel à la reproduction plus ou moins exacte d’un modèle de moralité citoyenne, où les enfants apprennent en imitant le maître incarnant « l’État-instructeur ». Pour ce modèle, ce n’est donc ni la place ni la fonction de l’école de simuler ou de reproduire des situations sociales pour instruire le futur citoyen, puisque ce dernier s’élèvera au regard du modèle présent au-devant de la classe et non par autoapprentissage.

Le modèle multiculturel

Le modèle multiculturel d’éducation à la citoyenneté s’insère dans la catégorie du modèle analogique de Galichet (1998), tout comme il se veut essentiellement en accord avec le cas anglais. Contrairement au modèle républicain, le modèle multiculturel suggère que l’éducation à la citoyenneté s’exerce davantage de manière pragmatique. En effet, l’idée est sommairement que la classe devienne une microsociété où les élèves doivent apprendre ensemble, et démocratiquement, à régler les problèmes et les différends qui surviennent. Ce modèle renvoie alors à « la libre expression de l’individu, à l’initiative et à l’activité autonome, [à] la critique du principe d’autorité, [à] l’expérimentation du ‘self-government’, de la coopérative scolaire, [et montre] qu’il y a une affinité évidente entre les idéaux pédagogiques de ces courants et les idéaux démocratiques » (ibid. : 53).

De plus, si le modèle républicain présente la caractéristique selon laquelle son système éducatif est fortement centralisé (Mc Andrew et al., 1997), le modèle multiculturel se veut davantage souple et multiforme. En effet, le modèle anglais n’offre depuis l’Act of 1988 que de vagues lignes directrices en ce qui a trait au curriculum national, laissant les cursus d’éducation à la citoyenneté varier d’une institution à l’autre, voire d’une classe à l’autre, si ce n’est qu’ils doivent préparer l’élève aux expériences que les adultes vivront éventuellement chaque jour (Fogelman, 1997). D’ailleurs, un groupe de chercheurs provenant de trois régions (Angleterre, Écosse et France) montrent que le système anglais d’éducation à la citoyenneté est principalement orienté par une approche pluraliste, voulant familiariser les enfants aux effets de la mondialisation et de la globalisation, notamment par rapport à une certaine atténuation des frontières nationales (Collectif, 2009). Selon cette étude, au sein même de la société britannique, l’accent est surtout mis sur la diversité (identités nationales, régionales, religieuses et multiculturelles).

Le modèle interculturel

Le modèle interculturel, incarné par le cas québécois, présente une forme intermédiaire entre les modèles républicain et multiculturel. D’une part, la réforme du système éducatif québécois présente clairement le professeur tel un guide entre l’élève et les connaissances (Legault, 2010), où, à l’instar du modèle multiculturel, la classe se veut organisée en accord avec les principes et les valeurs démocratiques. En effet, en réaction au nouveau contexte social et scolaire impliquant une forme de reconnaissance du caractère interactif du travail enseignant (Tardif et Lessard, 1999), la réforme scolaire entreprise au tournant de l’an 2000 propose de modifier substantiellement le rôle de l’enseignant, où une

nouvelle conception de l’apprentissage qui fait de l’élève le principal artisan dans le processus d’apprentissage exige de nouvelles approches pédagogiques et façons de faire auprès des élèves. Le maître doit adapter son enseignement en fonction de la progression de chacun des élèves ; il doit se centrer sur l’élève-apprenant afin de modifier son rapport aux savoirs et de favoriser ainsi leur acquisition

Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001 : 23

D’autre part, les programmes d’« histoire et éducation à la citoyenneté » de la 3e et de la 4e secondaire mettent l’accent, trop prononcé selon certains (Létourneau, 2011), mais trop peu selon d’autres (Bouvier, 2007 ; Seymour, 2007), sur la spécificité québécoise à travers l’histoire du Canada. Par exemple, en 3e secondaire, l’idée d’appartenance nationale, l’enjeu de l’affirmation nationale ou encore les différentes conceptions de la nation et du nationalisme sont développés selon le guide de Progression des apprentissages au secondaire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011). De plus, notons qu’en 4e secondaire, l’appartenance à la société québécoise, la tradition catholique des Québécois, l’institution qui exerce le pouvoir législatif dans la structure politique du Québec comptent parmi les principaux éléments qui sont développés, selon le guide (ibid.). Ce faisant, à l’instar cette fois du modèle républicain, le curriculum est défini au niveau national et s’applique à l’ensemble des institutions scolaires du Québec. Tous les professeurs chargés des programmes d’histoire et éducation à la citoyenneté doivent donc aborder l’ensemble des éléments présentés dans le guide.

Dans cette optique, le modèle interculturel doit être posé comme une forme intermédiaire entre les deux précédents modèles. L’élève ne doit effectivement pas être brimé dans sa liberté intellectuelle et individuelle d’apprentissage par un cadre trop rigide (l’enseignant comme guide entre élève et connaissances), mais les références identitaires et normatives concernant l’histoire et la citoyenneté sont bien présentes, sans toutefois que l’appartenance nationale unique ou première soit considérée comme condition sine qua non à l’effectivité de la citoyenneté. Voir le tableau récapitulatif de l’approche pédagogique prônée ainsi que des valeurs portées par les différents modèles que nous avons élaborés.

Traits marquants des modèles d’éducation à la citoyenneté[5]

Traits marquants des modèles d’éducation à la citoyenneté5

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Les situations d’appartenance et les traditions religieuses

Nous allons maintenant mettre en lien ces différents modèles avec l’horizon de la chrétienté, avec le protestantisme, puis avec un catholicisme sui generis, autant de traditions religieuses qui ont en commun l’appartenance au noyau central de la chrétienté. À cet égard, nous allons subséquemment aborder la religion en tant que fait socioculturel, c’est-à-dire au titre d’un fait social et symbolique influençant plus ou moins directement les conceptions normatives et morales ambiantes, et ce, sur le plan tant individuel que collectif, pour des communautés données et à une époque donnée.

La chrétienté

La chrétienté représente pour toutes les situations analysées le noyau central et commun d’appartenance. Le christianisme, seconde religion monothéiste à voir le jour, se veut une religion universaliste, potentiellement en mesure d’unifier l’ensemble du monde à travers son ecclésia (la communauté des croyants) (Baschet et Iogna-Prat, 2010). Centralisée, l’Église catholique comme incarnation de la chrétienté opère également une séparation absolue entre clercs et laïcs, où « les affaires ecclésiastiques relèvent exclusivement des clercs et ne peuvent souffrir d’aucune ingérence des laïcs ». Cela a pour effets directs l’affirmation et la consolidation de l’autorité pontificale, où la sacralisation des clercs s’accomplit à tous les échelons, du prêtre de paroisse jusqu’au pape (ibid. : 133). Cette forme de chrétienté fait donc d’ores et déjà un fondement incontournable de l’idée d’unité sacrée et centralisée[6].

Le réformisme protestant

Le grand schisme qui frappa de plein fouet la chrétienté fut notamment inauguré par Martin Luther lorsque ce dernier, en opposition directe avec Rome quant à la question de la vente d’indulgences, posa en 1517 ses fameuses 95 thèses aux portes de l’église du château de Wittemberg (Nemo, 2002). L’action de Luther résultera en la remise en cause de l’autorité souveraine de Rome sur le salut des chrétiens. En effet, Luther affirmait que le salut ne devait plus passer par Rome ni par le clergé, mais plutôt par la foi chrétienne elle-même, laquelle est immédiate et relève expressément du ressort de l’individu en tant que tel, sans aucun intermédiaire. Autrement dit, ce qui légitime le groupe n’est plus une « Sainte-Église », mais plutôt « l’individu (et les groupes d’individus) aux prises avec le texte biblique » (Fath, 2010 : 972). Ce faisant, et logiquement, l’ecclésia peut potentiellement être aussi hétérogène que le sont ses croyants.

De plus, si pour la chrétienté catholique le clerc était traditionnellement un être fondamentalement distinct des laïcs – où il ne pouvait pas se marier ni avoir des enfants, par exemple, le nouveau prêtre pour les protestants, que l’on appelle pasteur, n’est qu’un primus inter pares, c’est-à-dire qu’il n’est aucunement différent des laïcs par son statut (Fath, 2010). En outre, Sébastien Fath montre que le courant protestant remet en cause les miracles comme faits établis, les considérant plutôt comme des métaphores, tout comme il admet « que la Bible est le fruit d’une élaboration historique, et reconnaî[t] qu’elle compile différents genres littéraires » (ibid. : 973).

En bref, ce qui caractérise le protestantisme consiste, d’une part, en l’idée qu’il y a absence d’autorité institutionnelle verticale, puis, d’autre part, en celle que l’individu est lui-même exégète des textes sacrés. L’Angleterre incarne alors relativement bien ce courant où, bien qu’au départ cela renvoie à un enjeu plutôt anecdotique – le roi Henry VIII rompit effectivement avec l’Église de Rome en 1534 parce que cette dernière lui refusait de divorcer d’avec Catherine d’Aragon (Gosselin et Filion, 2007) –, l’Église anglicane s’accorde avec la théologie protestante et le système presbytéro-synodal, en conservant cependant en partie l’idée d’une certaine structure hiérarchique (Tincq, 2010). À ce sujet, Jean Mercier (2011) souligne que l’Église, même pour l’anglicanisme, ne consiste pas en une « structure sacrée ». Nous posons ainsi le cas de l’Angleterre comme caractéristique d’une situation d’identification alternative face à l’appartenance centrale de la chrétienté catholique. En effet, et tel que l’indique dès lors l’esprit de son référent, le réformisme protestant puise sans aucun doute dans la source chrétienne, tout en prenant soin de rejeter les éléments qui ne se conjuguent plus avec ses valeurs et idéaux.

Le catholicisme post-schismatique

Ce schisme provoqué par Luther a pratiquement gagné toute l’Europe du Nord. Il a aussi eu une forte résonnance en France avant d’être officiellement écarté par la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Refusant catégoriquement l’hérésie protestante, le catholicisme se veut, encore plus clairement après le concile de Trente, comme cette « branche du christianisme dont les fidèles se reconnaissent dans l’autorité doctrinale et morale de la papauté installée à Rome » (Fouilloux, 2010 : 111). Si la chrétienté se réclamait déjà de la dimension universelle, notons que « catholicisme » se veut lui-même un substantif synonyme d’« universalisme » (ibid.).

En résumé, le catholicisme veut occulter l’apparence d’hétérogénéité de la famille chrétienne causée par les Réformes. Rome, le foyer culturel et doctrinal du catholicisme, vient alors revendiquer « à son profit l’ensemble de la tradition chrétienne, voire de la monopoliser, en proclamant l’Église dont elle est la tête, seule véritable Église de Jésus-Christ sur terre » (ibid. : 111).

Ce faisant, nous comprenons que cette branche de la chrétienté apparaît au titre de l’antithèse de la mouvance protestante, où « catholicisme » désigne précisément « ce moignon de christianisme occidental resté dans le giron pontifical » (ibid. : 112). À l’instar du christianisme pré-schismatique donc, le catholicisme maintient de manière draconienne cette séparation hiérarchique et normative entre clercs et laïcs, les seconds ne pouvant recevoir le message biblique qu’à travers l’interprétation unique de Rome, divulguée et partagée par les premiers. La structure d’autorité verticale, allant du prêtre de paroisse jusqu’au pape, n’est alors nullement remise en cause. C’est dans cet esprit que nous posons le catholicisme comme faisant état d’une situation d’appartenance renforcée face au noyau central de la chrétienté, où les champs normatif, théologique et organisationnel du christianisme s’y voient renforcés et cherchent à s’y consolider.

Catholicisme sui generis

Ce que nous désignons ici par catholicisme sui generis réfère expressément au cas du Québec. En effet, la présence du catholicisme au Québec apparaît pratiquement comme une évidence aux yeux de tout historien. La mise en place d’un crucifix derrière le siège du président de l’Assemblée nationale le 7 octobre 1936 par le premier ministre Maurice Duplessis (Ruel, 2010), symbolisant le lien organique qui unissait son gouvernement et l’Église catholique, en est une illustration exemplaire. Également, La peur de Jean-Charles Harvey (2000), qui renvoie d’abord à une conférence prononcée en 1945, témoigne assez bien de l’emprise cléricale catholique sur la société canadienne-française de l’époque, tout comme cela préfigure le Refus global qui dénonce et rejette spécifiquement cette emprise.

Toutefois, tout historien sait également que le Québec, autrefois Nouvelle-France, fut d’abord colonisé par l’Empire français, avant de se trouver formellement au sein de l’Empire britannique à partir de 1763. On s’en rappellera, ce n’est pas sans embûches ni résistances que le Québec aura tout de même pu demeurer sous le giron du catholicisme ; pensons seulement au « serment du Test » c’est-à-dire un serment d’allégeance envers le roi d’Angleterre et chef spirituel de l’Église anglicane, lequel était, jusqu’à l’Acte de Québec de 1774, une condition sine qua non pour recevoir une charge publique.

Or, si le Québec présente plusieurs traits culturels d’une société au passé catholique, force est tout de même de constater qu’il est profondément minoritaire dans un continent où dominent le protestantisme et, encore plus fortement, la langue anglaise. À cet effet, nous posons l’hypothèse que cette proximité entre les mondes protestant et catholique a eu pour effet de créer des passerelles culturelles entre ces deux univers au Québec. Nous ne remettons évidemment nullement en cause le fait que le clergé catholique québécois fut tout autant fidèle à la doctrine morale et organisationnelle de Rome que celui de France. Toutefois, nous estimons que les laïcs d’héritage canadien-français se sont approprié un certain mode de vie culturel mitoyen, en puisant des référents culturels à la fois dans les sources normatives catholiques, puis anglo-saxonnes. Notre hypothèse est alors en partie appuyée par les recherches de Martin Meunier et Sarah Wilkins-Laflamme montrant notamment que le régime québécois de religiosité, s’il est culturel, est également pluraliste, car il présente « [u]ne appartenance à de multiples Églises, groupes et mouvements religieux ainsi qu’une non-appartenance déclarée d’une part considérable de la population » (2011 : 715).

C’est alors en accord avec cette idée que nous posons le cas québécois de catholicisme sui generis au titre d’une relation d’appartenance par tri sélectif face au noyau central de la chrétienté, puisant principalement son essence dans le catholicisme post-schismatique, mais également influencé par le monde anglo-saxon et protestant qui l’entoure, pour une part, et qui par ailleurs est également constitutif de sa complexité sociale interne. Nous touchons donc ici à une autre dimension importante de l’hybridité de la société québécoise, également illustrée par la co-présence du droit civil d’inspiration française et du droit public d’inspiration britannique.

Réflexion : Les modèles d’éducation à la citoyenneté et les traditions religieuses

Nous avons jusqu’à présent d’abord posé nos divers modèles d’éducation à la citoyenneté ainsi que l’approche pédagogique employée et les valeurs qu’ils portent, ensuite identifié un foyer concret où ces modèles s’actualisent et, enfin, parcouru brièvement les traditions religieuses qui se rattachent à nos trois cas d’étude. Nous entrons maintenant au coeur de la réflexion dans cet article. Pour chaque cas à l’étude, nous nous demandons ce qui a principalement influencé la genèse d’un modèle d’éducation à la citoyenneté plutôt qu’un autre. À cela, rappelons que nous avons émis, à titre d’hypothèse, l’idée selon laquelle la religion, en tant qu’héritage socioculturel, consiste en la pièce maîtresse de ce processus d’influence normative en ce qui a trait à l’élaboration d’un modèle d’éducation à la citoyenneté pour les cas français, anglais et québécois. Autrement dit, nous soutenons que la genèse de ces modèles d’éducation à la citoyenneté est prégnante d’un héritage socioreligieux. Par conséquent, nous soutenons que malgré les aspirations laïques que défend actuellement une part considérable de la société québécoise d’un côté, puis de l’autre la laïcité établie en France, les traditions religieuses consistent en une variable clé pour comprendre et expliquer la genèse des modèles d’éducation à la citoyenneté, qui plus est la genèse de conceptions de la citoyenneté. Nous soutenons ainsi la présence d’un lien intrinsèque entre l’État et le système d’éducation – ce que nous allons démontrer plus précisément à travers les modèles d’éducation à la citoyenneté – et les traditions religieuses.

Ce faisant, afin d’être en mesure d’infirmer ou encore de corroborer notre hypothèse, nous avons dans un premier temps dressé le portrait général des trois modèles d’éducation à la citoyenneté (républicain, multiculturel, interculturel), en nous référant à l’appréhension des valeurs (idéaux) dont ils sont porteurs, ainsi qu’à l’approche pédagogique qu’ils proposent. Puis, dans un second temps, nous avons déconstruit trois parcours religieux (réformisme protestant, catholicisme, catholicisme sui generis) en prenant soin d’identifier les traits normatifs marquants et particuliers de chacun. Nous avons élaboré un schéma – Situations d’appartenance des traditions religieuses face aux modèles d’éducation à la citoyenneté – pour illustrer les valeurs et les conceptions normatives qui, partant d’abord des traditions religieuses puis ensuite des modèles d’éducation à la citoyenneté, se rejoignent de manière significative.

Notre schéma montre effectivement que les valeurs et les conceptions normatives issues des situations d’appartenance aux traditions religieuses rencontrent respectivement toutes trois les différents modèles d’éducation à la citoyenneté sur l’axe des valeurs et des conceptions normatives qu’ils portent plus ou moins singulièrement. Bien entendu, ces liens inter-valeurs et inter-conceptions normatives ne sont pas des absolus, mais plutôt des similitudes que nous jugeons significatives, nous permettant d’établir de telles associations.

Situations d’appartenance des traditions religieuses face aux modèles d’éducation à la citoyenneté

Situations d’appartenance des traditions religieuses face aux modèles d’éducation à la citoyenneté

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Ce faisant, nous observons que l’universalisme des valeurs est conjointement porté par le catholicisme et le modèle républicain. Toujours pour cette même combinaison, nous voyons que si le catholicisme établit fermement une distinction hiérarchique et normative entre clercs et laïcs, le modèle républicain établit une distinction fondamentale entre le maître, détenteur absolu de connaissances, et l’élève, récepteur unilatéral de connaissances. Ensuite, nous remarquons que si le catholicisme impose une interprétation unique et doctrinale des textes sacrés venant de Rome, le modèle républicain impose à l’ensemble de sa structure éducative un curriculum unique et précis venant de son ministère de l’Éducation nationale. Enfin, nous notons que si l’ecclésia se veut homogène pour le catholicisme, la nation française est pensée par le modèle républicain comme étant « une et indivisible ».

Nous observons aussi que, contrairement au catholicisme, qui a grosso modo renforcé les conceptions présentes dans le christianisme pré-schismatique, le réformisme protestant s’est plutôt détaché de ce noyau pour se doter de conceptions alternatives. Fait marquant, le protestantisme n’a plus de prêtres à proprement parler, mais plutôt des pasteurs, lesquels incarnent la formule primus inter pares, où leur statut n’est pas différent de celui du reste des croyants. Corollairement, si la distinction hiérarchique et normative entre clercs et laïcs ne vaut plus pour le réformisme protestant, le modèle multiculturel présente l’enseignant non plus comme un maître, mais plutôt à l’instar d’un guide, lequel devient un médiateur entre l’élève et les connaissances. Ce faisant, l’élève est appelé à se développer de manière autonome et les cadres trop rigides en ce qui concerne le curriculum national sont limités autant que possible. Parallèlement, notons que le réformisme protestant propose aux croyants d’interpréter directement et de manière subjective la Bible, étant donné que le salut se fait par la foi et que la foi est nécessairement une réalité face à laquelle l’individu est entièrement souverain. Nous comprenons alors que le réformisme protestant remet en cause l’autorité doctrinale et verticale venant de Rome, tout comme le modèle multiculturel remet en cause les figures d’autorité. Finalement, soulignons que si cette tradition religieuse considère son ecclésia comme étant potentiellement autant hétérogène qu’elle renferme de croyants, le modèle multiculturel présente la nation anglaise comme étant une nation parmi d’autres en Grande-Bretagne (Pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord). Cette idée a été réaffirmée avec force pendant la campagne référendaire écossaise de l’été 2014 dans les discours des principaux politiciens unionistes comme David Cameron et Gordon Brown invitant les Écossais à demeurer dans la famille des quatre nations britanniques.

Pour ce qui est du catholicisme sui generis, l’élément fondamental consiste au fait que, tout comme le modèle interculturel, il puise ses fondements d’une manière mitoyenne, d’une part entre le catholicisme et le réformisme protestant (quoique nettement plus du catholicisme), d’autre part entre les modèles républicain et multiculturel. En effet, bien que le clergé catholique québécois continue d’établir formellement la distinction hiérarchique et normative entre clercs et laïcs, le modèle interculturel en force dans un Québec où l’Église catholique ne contrôle plus les approches pédagogiques suit néanmoins le modèle multiculturel pour ce qui est de l’approche en vigueur, c’est-à-dire que l’enseignant est également perçu comme un guide face aux élèves, et non tel un maître. À cela toutefois, à l’instar du catholicisme qui impose une interprétation unique des textes sacrés, le modèle interculturel impose à sa structure éducative un curriculum national précis. Ceci dit, contrairement au modèle républicain, soulignons que le modèle interculturel, si nous nous fions à l’approche pédagogique prônée, tend à remettre en cause les figures d’autorité[7]. Enfin, si ce catholicisme sui generis conçoit l’ecclésia comme homogène, le modèle interculturel fait la promotion de la nation québécoise à travers l’éducation à la citoyenneté, sans toutefois l’opposer à toute forme de diversité ethnoculturelle.

Conclusion

Nous avons montré que les valeurs et les conceptions normatives portées par les modèles républicain, multiculturel et interculturel d’éducation à la citoyenneté semblent puiser leur essence normative à travers celles portées par trois traditions religieuses, soit respectivement la chrétienté universalisante reformulée dans le catholicisme post-schismatique, le réformisme protestant et le catholicisme sui generis. Rappelons que les similitudes que nous jugeons significatives au point d’être en mesure d’établir un lien entre traditions religieuses et modèles d’éducation à la citoyenneté ne sont pas absolues, mais bien relatives aux cas précis que nous avons observés, c’est-à-dire français, anglais et québécois. Autrement dit, les conclusions de cette analyse ne valent que pour ces cas, sans pour autant établir que, de manière générale, les pays à tradition catholique, par exemple, présenteraient tous un modèle républicain d’éducation à la citoyenneté. Toutefois, nous n’éliminons pas, évidemment, la possibilité qu’un tel lien général puisse être effectif, mais nous laissons simplement à d’autres chercheurs la possibilité de le découvrir. Par ailleurs, si notre étude s’intéresse spécifiquement au modèle d’éducation à la citoyenneté, nous n’éliminons pas non plus l’hypothèse selon laquelle l’esprit normatif général des curriculums d’éducation soit fortement et directement influencé par l’héritage socioreligieux ambiant. Cela dit, nos résultats ne nous permettent pas, à ce stade-ci, de développer une argumentation critique à ce propos.

Après nous être questionnés quant à nos trois cas sur ce qui a principalement influencé la genèse d’un modèle d’éducation à la citoyenneté plutôt qu’un autre, nous corroborons notre hypothèse selon laquelle la religion, en tant qu’héritage socioculturel, est une pièce maîtresse de ce processus d’influence normative en ce qui a trait à la genèse d’un modèle d’éducation à la citoyenneté pour les cas français, anglais et québécois.

Nonobstant nos conclusions, soulignons qu’une idée semble tranquillement germer dans les curriculums d’éducation à la citoyenneté de plusieurs pays occidentaux et vient partiellement brouiller les cartes en ce qui a trait au lien effectif entre tradition religieuse et modèle d’éducation à la citoyenneté. Cette idée est celle du globalisme, où la citoyenneté tend à se détacher de son référent « naturel » qu’est l’État-nation et où l’individu s’éloigne de son cadre national pour se mouvoir à travers le prisme de ce que Carlo Strenger (2013) nomme l’homo globalis. Hans Schattle (2008) soutient d’ailleurs que ce globalisme est en train de se poser comme substitut idéologique au nationalisme. Concrètement, le globalisme brise le lien organique entre citoyenneté et appartenance à l’État-nation pour le remplacer par celui de la citoyenneté et de l’appartenance à l’État de droit. Nous avons plus haut avancé que cela semblait partiellement remettre en cause le lien possible que nous avons analysé dans cet article. En effet, si d’une part le phénomène touche des sociétés aux traditions religieuses diverses, il peut d’autre part être perçu comme un prolongement des valeurs et des idéaux du réformisme protestant. Si cela s’avère juste, le modèle français, s’il reste campé sur ses idéaux, deviendra encore davantage en phase avec sa conception d’être « l’exception mondiale » et, corollairement, tentera alors de revendiquer à son profit l’ensemble de la tradition chrétienne-républicaine, voire de la monopoliser, en proclamant la République, dont elle est la tête, seul bon modèle d’éducation à la citoyenneté sur terre. Bien qu’à l’heure actuelle tout cela demeure en tous points purement hypothétique, cela ne viendrait finalement que renforcer, en un sens, nos conclusions. Dans une Angleterre qui risque de chercher davantage de cohérence avec les autres nations du Royaume-Uni sur le plan de l’éducation à la citoyenneté alors que l’État britannique entre dans une nouvelle phase de reconfiguration, dans une France en crise qui s’interroge sérieusement sur son modèle républicain et sur son avenir comme nation, dans un Québec qui cherche à mieux définir son modèle interculturel et à mieux comprendre ses rapports avec le multiculturalisme canadien (Bouchard, 2012), les forces universalisantes du globalisme entreront en débat avec divers héritages particuliers. Cela ne manquera pas de produire des synthèses originales dans les modèles d’éducation à la citoyenneté qui seront adoptés ou remaniés dans chacune de ces trois sociétés au cours des prochaines années.