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  • Gilles Labelle

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Claude Lefort (1924-2010) peut être considéré comme l’un des plus importants auteurs contemporains à avoir tenté d’élaborer ce qu’il désignait lui-même comme une « pensée du politique ». Pensée originale, située à l’écart, on peut d’emblée l’indiquer, d’entreprises allant apparemment dans le même sens : à la fois de celle, à la facture très classique, de Leo Strauss (1992) ; de celle associée à John Rawls (1987), qui emprunte tout à la fois au libéralisme, au kantisme et au pragmatisme (du moins suivant l’interprétation de Richard Rorty, 1988) ; ou de celle des penseurs « communautariens » qui ont cherché à la contredire (Taylor, 1998) ; ou encore de celle de penseurs associés (sûrement un peu injustement, puisque cela fait abstraction des différences entre eux) à ladite « French Theory » (Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, etc.) (Cusset, 2003). L’oeuvre de Lefort se partage en deux grandes périodes. D’abord, de 1948 à 1958, Lefort a été l’un des principaux animateurs, avec Cornelius Castoriadis, de la revue et du groupe « Socialisme ou barbarie ». Dans un contexte, celui de la guerre froide, où le puissant Parti communiste vise à occuper tout l’espace politique et intellectuel à gauche, « Socialisme ou barbarie », qui ne regroupe qu’un petit nombre de membres ou de sympathisants et ne rejoint qu’un nombre très limité de lecteurs (Gottraux, 1997 ; Raflin, 2005), oriente son travail suivant trois axes de réflexion qui auront plus tard un impact considérable auprès de la gauche et de l’extrême-gauche antistalinienne (voir par exemple Cohn-Bendit, 1968) : i) une critique et l’ébauche d’une théorie du totalitarisme, à un moment où c’est généralement en de tout autres termes, du moins à gauche, que les régimes nazi et stalinien sont analysés ; ii) un effort afin de comprendre les transformations du capitalisme au vingtième siècle et en particulier dans l’après-Deuxième Guerre mondiale (formulation du concept de capitalisme bureaucratique) ; iii) un effort afin de préciser le contenu du socialisme (pour reprendre le titre d’une série de trois articles de Castoriadis [1955, 1957, 1958]), dans le sillage principalement des courants dits « conseillistes » (accent sur les conseils ou soviets comme lieux d’auto-organisation de la classe révolutionnaire). Après la rupture en 1958 avec le groupe et la revue « Socialisme ou barbarie » et la critique du marxisme dans laquelle il s’engage alors, Lefort amorce un long travail de réflexion sur le politique, qui se manifeste comme recherche (faisant par là retour à l’acte de naissance de la philosophie politique dans l’oeuvre de Platon) portant sur la différence des régimes, le totalitarisme et la démocratie paraissant constituer les deux pôles opposés en lesquels culminent les possibles de la modernité politique. Loin cependant de se limiter à cette opposition, le travail de Lefort pose bien plus globalement la question des conditions d’existence dans le monde moderne de l’homo politicus, c’est-à-dire d’un « type humain » associant l’exercice de la liberté à une quête de la justice et plus globalement de ce que les Anciens désignaient par la « bonne vie ». Mais n’est-ce pas le propre de la modernité que d’interdire à quiconque de s’adosser à des transcendances telles que Dieu, la Nature, le Cosmos, etc., afin de définir une fois pour toutes le « bon régime » ? À l’homo politicus sont ainsi barrés tant le chemin de la répétition ou de l’imitation de la Tradition que celui de la « liberté absolue » (pour parler comme Hegel à propos de la Révolution française), de telle sorte qu’il se trouve condamné à faire « oeuvre », c’est-à-dire, …

Appendices