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Près de trois ans après l’immolation du jeune Mohamed Bouazizi et la vague de destitutions en Tunisie, en Égypte et en Libye, Sami Aoun et Stéphane Bürgi, respectivement professeur à l’Université de Sherbrooke et doctorant en études du religieux contemporain à la même université, nous proposent une analyse astucieuse du Printemps arabe et des principaux concepts qui s’y rattachent. Présenté sous la forme d’un entretien (Aoun est questionné par Bürgi), l’ouvrage compte sept parties, dont quatre études de cas sur la Tunisie, l’Égypte, la Libye et la Syrie.
La première partie examine les tenants et aboutissants du Printemps arabe. Ainsi, les auteurs se concentrent à définir ce mouvement, qui fait référence aux contestations nées de « l’incapacité des régimes en place à faire face aux demandes des nouvelles générations […], tant sur le plan des conditions de vie concrètes que sur le plan d’une plus grande ouverture aux valeurs modernes » (p. 11). Le Printemps arabe fait également référence à la volonté des jeunes souvent scolarisés, mais affligés par un taux de chômage considérable, d’effectuer un déverrouillage politique des régimes en place et de « limiter leur mainmise policière sur la société civile » (p. 12). Si Aoun demeure prudent quant à la portée de ce mouvement, puisqu’il est trop tôt pour garantir la durabilité des changements sociopolitiques qui se sont produits jusqu’ici, il affirme tout de même que deux mythes ont été rejetés dans la foulée du Printemps arabe : la dictature n’est plus synonyme de stabilité et de développement dans la région, et le terrorisme n’est plus perçu comme un moyen de défense de l’islam. Les auteurs concluent cette partie avec quelques considérations d’ordre géopolitique concernant les puissances régionales, comme la perplexité d’Israël face au Printemps arabe, l’attractivité du modèle turc et la volonté de l’Iran de voir émerger de ce mouvement une force islamiste idéologiquement proche de Téhéran.
La deuxième partie de l’ouvrage vise d’abord à expliquer la naissance des protestations contre le régime de Zine el-Abidine Ben Ali, puis à examiner la victoire électorale du parti islamiste Ennahda de Rached Ghannouchi, un intellectuel qui cherche à réconcilier islamisme et modernité. Comme le souligne d’emblée Aoun, « la Tunisie représente le moment euphorique du Printemps arabe » (p. 26). Malgré les réformes économiques et sociales faisant de la Tunisie un État engagé sur la voie de la modernisation, les réformes politiques étaient toujours inexistantes. En réaction à l’oppression policière et aux violations des libertés individuelles, les jeunes tunisiens se sont sentis « humiliés par un État qui n’arrivait plus à justifier le verrouillage politique de son régime » (p. 27). Malgré la sympathie de la population tunisienne à l’égard des islamistes, Aoun fait preuve de prudence quant à leur efficacité une fois élus et affirme : « la crainte qu’après un autoritarisme laïque, nous assistions à l’émergence d’un autoritarisme islamique » (p. 32) est bel et bien réelle. Somme toute, Aoun considère que la Révolution de jasmin constitue un exemple convaincant de transition démocratique.
La troisième partie se concentre sur le cas égyptien, en commençant par l’analyse des trois facteurs qui fragilisaient le régime avant le début du Printemps arabe. Premièrement, la succession du président Hosni Moubarak s’annonçait laborieuse, dans la mesure où son fils ne faisait pas l’unanimité au sein de l’opposition et de l’armée. Deuxièmement, l’Occident a perdu confiance en Moubarak puisqu’il n’a pas assumé son rôle traditionnel de médiateur dans plusieurs dossiers : relations entre Israël et son voisinage, montée en puissance de l’Iran et séparation du Soudan du Sud. Troisièmement, la population s’est révoltée contre Moubarak, qui croyait être en mesure d’appliquer le modèle chinois, « c’est-à-dire une croissance économique forte, chapeautée par un régime autoritaire » (p. 40). L’arrivée du président Mohamed Morsi et de son gouvernement islamiste (Frères musulmans) à l’été 2012 représente sans contredit une rupture par rapport à l’idéologie de son prédécesseur. Son manque d’expérience lui coûte toutefois la confiance de la population égyptienne, notamment en raison du référendum sur le projet de constitution. Après de grandes manifestations (15 millions d’Égyptiens), Morsi sera destitué à l’été 2013, lors d’un coup d’État organisé par l’armée. Les auteurs abordent ensuite la question de l’islamisme en Égypte. Malgré le fait que la société égyptienne demeure très conservatrice, force est de constater que l’islamisation ne représente pas une priorité pour celle-ci, ni nécessairement un appui aux Frères musulmans, comme le démontre leur échec au gouvernement. Enfin, Aoun juge que la politique étrangère égyptienne manque de clarté depuis le Printemps arabe, surtout en ce qui concerne l’Iran et la Syrie, deux dossiers dans lesquels le président Morsi a fait preuve d’ambiguïté.
La quatrième partie a pour objectif de décortiquer la situation en Libye, véritable boîte de Pandore, où le Printemps arabe s’est manifesté d’une manière bien différente des autres États. Les auteurs concentrent leur analyse autour de trois axes : la fragilité de l’unité libyenne et du régime avant le Printemps arabe, les défis que pose l’implantation d’un régime démocratique après la chute de Mouammar Kadhafi et « l’ambition [des élites libyennes] d’harmoniser l’islam avec les principes de la modernité politique occidentale » (p. 65). Malgré les turbulences de l’après-Kadhafi, comme l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye et la dissémination d’une quantité considérable d’armes en raison du conflit armé, Aoun considère que l’État libyen a fait des avancées irréversibles vers la démocratie (constitution, parlement et élections transparentes).
La cinquième partie vise à étudier les forces en présence en Syrie. Les auteurs entament leur analyse en précisant que le président Bachar el-Assad a réussi à s’accrocher au pouvoir depuis le début du Printemps arabe, contrairement à Ben Ali et à Moubarak, et cela malgré une guerre civile sanglante. Il est ensuite question de l’appui des différentes puissances étrangères, comme la Chine et la Russie, et de la menace de l’emploi de la force par le président américain Barack Obama à l’été 2013, qui a finalement révisé son plan d’action. Alors que le régime Assad et ses opposants contribuent à l’intensification de la violence, Aoun est d’avis que les puissances étrangères n’ont pas assez fait pour y mettre un frein. Véritable « otage de la stratégie de la Russie qui cherche à négocier son statut de deuxième puissance mondiale » (p. 82), la Syrie n’est pas sur le point de revenir à la situation d’avant le Printemps arabe.
La sixième partie vise essentiellement à relativiser le rôle d’un Occident « tiraillé entre ses idéaux et ses intérêts stratégiques » (p. 86) dans le Printemps arabe, à nuancer l’influence des États-Unis et à présenter le rôle d’autres États, comme le Qatar, l’Arabie saoudite et le Canada. Au sujet de l’implication des Américains, les auteurs réfutent l’hypothèse selon laquelle ils seraient les instigateurs du Printemps arabe en affirmant qu’aucun « État, pas même les États-Unis, ne peut prétendre contrôler l’histoire politique du Moyen-Orient » (p. 89). L’absence de Printemps arabe s’explique au Qatar par la prospérité de l’État et en Arabie saoudite par le wahhabisme, une influente théologie intégriste. Les auteurs analysent ensuite brièvement la stratégie d’Obama lors du Printemps arabe, à savoir la doctrine du « leading from behind », qui oblige les États-Unis à jouer un rôle indirect dans la gestion des crises internationales en refusant de déployer les soldats américains en sol étranger.
La septième et dernière partie de l’ouvrage examine une série de thèmes reliés au Printemps arabe, allant de la charia à l’antisémitisme, en passant par la relation entre l’islam et la démocratie et l’avenir des chrétiens et des minorités en Syrie et en Égypte. L’analyse de ces « thèmes de querelles », pour reprendre l’expression des auteurs, met en lumière les effets plus globaux du Printemps arabe, qui, loin de constituer un rejet de l’islam, représente plutôt une tentative de l’arrimer à la modernité. En conclusion, Aoun affirme que bien qu’il soit peu probable d’assister à un retour en arrière, il est encore trop tôt pour « évoquer son échec ou […] assurer son succès irréversible » (p. 142).
Cet entretien a le mérite d’expliquer de la manière la plus compréhensible possible les dynamiques qui sous-tendent le Printemps arabe. Cet ouvrage présente une analyse précise, concise et à la portée de tous. Afin de bien situer les lecteurs, les auteurs ont pris le temps d’expliquer le contexte dans lequel sont nées les protestations du Printemps arabe, et ce, pour chacun des États à l’étude. En outre, le ton nuancé permet de saisir toutes les subtilités de ce mouvement aux implications complexes. D’ailleurs, Aoun n’hésite pas à discuter de ses inquiétudes et de ses réjouissances concernant l’évolution du mouvement. La présence d’un plus grand nombre d’études de cas, sur le Maroc, l’Algérie et les États du Golfe, par exemple, aurait selon nous donné davantage de profondeur à l’analyse que proposent Sami Aoun et Stéphane Bürgi.