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Problématique : L’État(-nation), le peuple et le territoire

Cette note de recherche s’inscrit dans le cadre des réflexions visant à cerner les manières dont les modes de mise en ordre de la vie citoyenne propres à l’État(-nation) moderne sont maintenus et reconduits dans les discussions contemporaines sur l’appartenance et la citoyenneté dans les sociétés de tradition libérale. Comme l’a proposé James Tully (1999), la tendance à concevoir l’organisation politique normale et souhaitable sous le prisme de l’unité et de l’homogénéité est inscrite à même les principaux courants de pensée sur lesquels se fondent le constitutionnalisme et les institutions politiques modernes. L’État territorial, entendu comme un ensemble institutionnel et juridique s’appliquant uniformément à un peuple souverain territorialement circonscrit, représente dans ces circonstances l’idéal à partir duquel sont entendues et jugées les revendications d’autonomie et celles ayant pour objet « la reconnaissance ». Ces démarches pourtant récurrentes apparaissent alors comme exigeant un traitement différencié et exceptionnel par rapport aux standards modernes du politique (Henders, 2010). Elles peuvent être accommodées sous la règle générale, mais ne semblent pas pouvoir la contester de manière décisive ni forcer véritablement sa remise en cause. La situation normale reste associée à celle d’un peuple pour l’essentiel homogène disposant légitimement et en exclusivité d’institutions souveraines territorialisées (Nootens, 2010). L’État-nation unitaire, comme principe d’organisation politique hégémonique et « impérialiste » (Tully, 2008b : 127-165), exerce ainsi une importante emprise sur ce qu’il est possible d’imaginer et d’« autoriser » quant à l’habilitation politique, c’est-à-dire quant aux diverses conditions qui apparaissent devoir être remplies pour participer à la vie citoyenne en tant que membre égal ou plus ou moins subordonné.

Le paradigme libéral culturaliste domine largement les propositions théoriques contemporaines cherchant à dépasser le cadre unitaire de l’État moderne (voir Haque, 2012). D’après un de ses principaux défenseurs, il serait, depuis l’épuisement du débat entre libéraux et communautariens, devenu majoritaire et presque « consensuel » dans les discussions portant sur l’aménagement du pluralisme dans les sociétés multinationales de tradition libérale (voir Kymlicka, 2001a ; 2001b). Dans cette note de recherche, j’aborderai principalement deux contributions différentes au développement de cette position – celles de Margaret Moore et de Michel Seymour – à partir du questionnement suivant : quelles sont les modalités selon lesquelles sont attribuées, dans les propositions libérales culturalistes, les positions qui peuvent être légitimement occupées quant à la (re)définition du sens des espaces citoyens ? Je suggérerai que les propositions libérales culturalistes, à l’image de celles de Moore et de Seymour, reconduisent une hiérarchisation de facto des appartenances qui repose en fin de compte sur le fait contingent de la naissance, reproduisant les limites du modèle unitaire qu’elles cherchent à dépasser. Cette reconduction apparaît liée au fait que la question de la contingence n’est traitée dans ces approches que sous l’angle restreint de la polémique entretenue avec les critiques instrumentalistes universalistes au sujet de l’authenticité et de la valeur démocratiques des identités culturelles et nationales. Après avoir situé le cadre de ce débat et avoir analysé plus en détail les propositions qui en découlent chez Moore et Seymour, je présenterai, à partir de la discussion d’Hannah Arendt sur la situation des apatrides, certaines pistes pour une problématisation différente de la question de la contingence du lieu de naissance et des appartenances. Cette problématisation mettrait en jeu une conception moins déterminée de « la diversité », qui en fait une (voire la) condition de la vie politique plutôt que l’exception diffuse qui la traverse et qui doit être classée et encadrée. Elle vise à dégager une partie des réflexions sur l’appartenance et la citoyenneté des formes entendues de la communauté politique ou du « peuple » et de la reproduction convenue des mises en ordre des différents groupes qui seraient dits la composer.

L’objectif de cette discussion n’est pas de proposer un autre modèle capable de mieux reconnaître et organiser ce qu’on désigne couramment comme « la diversité profonde des sociétés contemporaines ». Outre que le format de cette note se prêterait mal à un projet aussi ambitieux, ma réflexion souhaite plutôt identifier et dégager des espaces où inscrire, à même une conception courante de l’habilitation citoyenne, des critiques partielles et situées des hiérarchies et des inégalités qui y sont reconduites. Le but est donc de tracer les grandes lignes d’une compréhension répandue de l’organisation de la vie politique – le libéralisme culturaliste – d’une manière qui expose ses limites quant aux problématiques relevant de la contingence de la naissance[2]. Une telle lecture peut contribuer à l’ancrage de propositions critiques plus substantielles et étayées à même un des langages dominants de l’habilitation politique qui, malgré ses limites, est déjà sensible à la nécessité de dépasser le modèle unitaire classique.

L’historicité du nationalisme comme « forme de vie » et la (dis)qualification de ses prétentions démocratiques

La mise en évidence, dans le sillage des lectures modernistes, de l’historicité des nationalismes contemporains a pour conséquence d’ouvrir à l’investigation les vastes processus de formation, de diffusion et de transformation des discours nationalistes. Benedict Anderson (2006 : 6) notait déjà que le fait qu’une communauté soit « imaginée » ne signifiait pas nécessairement qu’elle soit fabriquée de toutes pièces, qu’il s’agisse d’une fausse communauté empêchant des formes plus authentiques de solidarité de se réaliser. Cette remarque ne suffit pas cependant à résoudre la tension entre la profonde résonnance populaire du nationalisme (Smith, 1999) et le « gigantesque travail pédagogique » (Thiesse, 2006 : 195) sous-tendant les complexes discursifs que désignent les « identités nationales » contemporaines. D’une part, l’idée de la nation comme foyer majeur d’attachement et d’allégeance et comme principe au fondement de la communauté politique apparaît tout à fait résiliente. À ce titre, le nationalisme – « the most universally legitimate value in the political life of our time » (Anderson, 2006 : 6) – fait intégralement partie du sens commun du monde moderne[3]. Il le caractérise, à terme envisageable et de manière largement hégémonique, comme « forme de vie » au sens de Ludwig Wittgenstein, c’est-à-dire qu’il relève de quelque chose comme de la certitude, qu’il représente en quelque sorte ce donné « qui doit être accepté » dans nombre de discussions quotidiennes sur le monde politique (2004 : 316 ; 2006 : 104, § 358). D’autre part, l’attestation de la forte résonance du nationalisme dans le monde contemporain – suivant l’expression de Michael Billig (1995), sa « banalité » – va de pair avec la reconnaissance de son historicité. C’est le réputé caractère « imaginé » de la nation comme communauté de destin, la reconnaissance de ses aspects contingents, construits, produits, reproduits, imposés, contestés, mythifiés, subvertis, niés, inventés et réinventés.

La tension entre ces deux caractéristiques des nationalismes contemporains est exposée dans leur appréciation différenciée comme instruments politiques d’une élite ou comme expressions authentiques, plus ou moins organiques et en tout cas démocratiques des aspirations politiques d’un « peuple ». L’interprétation dichotomique des discours nationalistes comme essentiellement instrumentaux ou authentiques constitue ainsi, avec le débat entre les approches primordialistes, ethnosymbolistes et modernistes, un des axes principaux par lesquels se différencient les théories du nationalisme (voir O’Leary, 1998 : 77). Elle règle les échanges entre les approches instrumentalistes universalistes et libérales culturalistes. Ce faisant, elle confine leur traitement de la question de la contingence des sentiments d’appartenance à une nation à une discussion d’abord normative portant sur la (dis)qualification de leur prétention à la représentation démocratique d’une population.

Les auteurs s’inscrivant dans la tradition universaliste instrumentaliste ont beaucoup insisté sur l’aspect utilitaire de discours identitaires plus ou moins « inventés » dans les dynamiques politiques. Pour plusieurs d’entre eux, les discours nationalistes doivent être compris à la lumière des nouveaux critères de légitimité politique de la modernité et des transformations de la mobilisation qu’ils impliquent (voir Ozkirimli, 2000 : 104-127). Dans la mesure où les institutions reconnaissent et encouragent les mobilisations sur la base des « identités », elles les perpétueraient comme principe de distinction et de division plutôt que de favoriser la cohabitation. Pour Bruce Berman, par exemple, les aménagements institutionnels basés spécifiquement sur la reconnaissance des identités alléguées participent au maintien de pratiques antidémocratiques et conflictuelles. Initiée par et pour une élite dont elle aide à consolider le pouvoir, la mobilisation sur la base des identités ethniques rend « extraordinarily difficult to forge transethnic mobilization around issues of class, poverty, and insecurity or lay the basis for a stable and enduring process of democratic development » (2009 : 458). Dans cette perspective, les identités n’apparaissent pas comme un fondement légitime de l’organisation spatiale du politique, même à l’intérieur d’un système fédéral ou de gouverne partagée (ibid. : 445). Elles détournent la population d’enjeux plus urgents, comme la représentation démocratique et la distribution des richesses, et du développement d’une réelle « civic political culture » (ibid. : 449).

Les remarques comme celles de Berman, qui exposent les limites des institutions basées sur la présomption que des « identités culturelles » structurent ou reflètent pour l’essentiel les intérêts d’une population, rendent notamment compte des enjeux de pouvoir à l’oeuvre dans les représentations dites identitaires. Plutôt que d’y lire des formulations objectives et nécessaires des aspirations d’une communauté ou d’un peuple, les mises en récit hégémoniques apparaissent devoir être décortiquées de manière à apprécier l’état et la teneur de la délibération au sujet d’une collectivité à un moment donné. Qu’une importante partie d’une population croit que son intérêt premier passe par l’organisation sur la base d’une identité plus ou moins exclusive ne signifie d’ailleurs pas, dans cette perspective, qu’il s’agisse effectivement de la mobilisation la plus bénéfique pour elle ; encore moins qu’elle puisse mener à un arrangement viable dans un monde infiniment complexe et pluriel.

Poser que les représentations hégémoniques de « la nation » puissent être anthropologiquement infondées et politiquement peu prometteuses (voire préoccupantes) n’a cependant pas suffi pour assurer la pérennité de l’idéal civique universaliste comme nouvel étalon normatif de l’organisation de sociétés plurielles et divisées. Les critiques du libéralisme universaliste ont tôt fait de remarquer les biais culturels des modèles étatiques dits purement civiques, proposant qu’ils contenaient nécessairement leur lot d’illusions quant aux limites et à la contingence des cadres de référence desquels ils sont issus (Nielsen, 1999 ; Yack, 1999). Cette remise en perspective veut en quelque sorte qu’il n’y ait pas de principes universels auxquels puiser pour remplacer les identités « construites » qui structurent l’organisation des communautés nationales – que les institutions politiques sont irréductiblement teintées de culture(s). À partir de ces considérations, plusieurs propositions que je nommerai « libérales culturalistes » ont entrepris, contre la disqualification des identités proposée par la perspective universalisante, la réhabilitation de l’identité nationale comme expression légitime d’un peuple.

Le libéralisme culturaliste et la nation comme lieu privilégié d’aménagement de la démocratie

La démonstration de l’idée que la nation est une entité (historique) réelle éthiquement et politiquement significative est centrale dans le projet libéral culturaliste (voir Miller, 2006). Les travaux de Margaret Moore et de Michel Seymour apparaissent intéressants à cet égard, dans la mesure où ils cherchent tous deux à dépasser les limites alléguées de l’État territorial classique. Il s’agira ici de les lire à titre de versions parmi d’autres (et par ailleurs originales) des conventions culturalistes libérales appliquées aux sociétés multinationales et plurielles. Les contributions de Moore et Seymour ne sont peut-être pas les plus fréquentées de ce créneau. Néanmoins, dans le cadre de la présente discussion, elles semblent particulièrement pertinentes du fait qu’elles abordent explicitement la question des « identités » sous l’angle de leur réhabilitation suite aux lectures instrumentalistes de l’historicisation du nationalisme[4]. Ainsi, dans les deux cas, la revalorisation du caractère démocratique des mobilisations nationales se fait précisément contre ce qui est considéré comme un abus de la logique de la déconstruction. Pour Moore,

[a]lmost all serious scholars of nationalism agree that national identities are socially constructed. The problem is, however, that the fact that national identities are socially constructed does not imply that they are easy to deconstruct—indeed, the evidence runs in the opposite direction—or that they should be treated less seriously […] These sweeping historical/sociological accounts of the constructed nature of these identities give us no reason to dismiss or ignore them. Indeed, for the most part, a close reading of these arguments suggests the likelihood that these forms of identities and attachments are not likely to go away in the foreseeable future. They are not illegitimate attachments “created” by elites in some insidious sense, but reflect the aspirations that members of a group have to be collectively self-governing.

2006 : 23-24

Pour la philosophe, les approches constructivistes n’impliquent donc pas la disqualification du nationalisme comme une idéologie « fausse », mais invitent plutôt à étoffer une théorie normative qui rendrait explicite sa profonde valeur morale – notamment quant à la poursuite de la solidarité et de la justice sociale – et viserait à préserver les institutions dans lesquelles ce fonds moral s’est incarné (2001b : 3-13). Le même type d’argumentaire est formulé dans les travaux de Seymour, alors qu’il souhaite rétablir la valeur démocratique « objective » du discours nationaliste :

Toujours en vertu du libéralisme politique, un peuple n’existe pas sans vouloir-vivre collectif et sans conscience nationale. Il faut que la population se représente comme formant une communauté […] Il ne s’agit pas d’entités fixes ayant une existence essentielle qui reste la même à travers le temps, ayant des propriétés essentielles et auxquelles nous sommes attachés de façon involontaire. Cela dit, le peuple n’est pas qu’une communauté imaginée, une pure fiction de l’esprit. Il a une existence objective bien réelle au travers de ses institutions publiques communes.

Seymour et Royer, 2009 : 162-163 ; je souligne

Les deux démarches font ainsi valoir, contre l’idée que les identités nationales ne sont que des fictions illégitimes, la pertinence des espaces nationaux en tant que modes historiquement privilégiés de la délibération démocratique.

La démarche de Moore s’attache à défendre le caractère vraisemblablement irremplaçable de l’attachement communautaire et de la délibération démocratique tels qu’ils sont déjà investis dans les groupes dits nationaux. Pour elle, ce type de communauté a une valeur morale immédiate, puisque « its members represent (ideally) a common good, arrived at through debate and deliberation and a fair decision-making rule » (2006 : 38). Moore ne souhaite pas simplement rétablir la crédibilité démocratique des mobilisations au nom de la nation face aux critiques « antinationalistes ». Elle cherche également à établir la primauté morale et pratique de la territorialité telle qu’elle est conçue sous l’égide de la nation et de la théorie « consociationnelle » contre la délibération « déterritorialisée » telle qu’elle pourrait découler, selon elle, du cosmopolitisme moral. Suivant sa lecture, la conception cosmopolitique de la démocratie s’appuie sur l’idée voulant que « decisions should be either acceptable to all those who are affected by them, or made through a process inclusive of all those who are affected » (ibid. : 34). Pour l’auteure, ce principe est inapplicable, notamment parce qu’il est trop inclusif – « it seems to potentially include everyone » (ibid. : 35). Sur le plan de la légitimité morale, il contesterait des dispositifs démocratiques nationaux largement éprouvés, basés sur le principe de l’autodétermination des peuples, sans permettre de retraduire l’attachement dont ils sont investis à travers des institutions transnationales-étatiques. La même valeur « inhérente » à l’autodétermination fonde les rapports aux ressources naturelles d’un territoire, dont le contrôle par les nationaux serait limité par un « droit à la subsistance » qui justifie la redistribution des pays riches vers les pays pauvres (Moore, 2012).

Moore reconnaît elle-même que deux limites alléguées de la « consociation » auraient à être confrontées : « it is elitist and reifies territorial communities » (2006 : 38). Ces critiques semblent en outre cibler les limites de ce que l’idée de démocratie représentative ayant pour modèle la communauté nationale territorialisée permet d’imaginer quant à l’habilitation exclusive ou hiérarchisée à un territoire. En effet, si l’on peut sans doute défendre l’idée qu’une population peut légitimement vouloir maintenir les institutions politiques auxquelles elle est attachée là où elle vit, la question des limites ou des conditions du partage de ce droit légitime doit certainement être explorée. D’une part, selon les contextes, la détermination des frontières de la communauté légitimement concernée apparaît presque immanquablement problématique et à négocier, sauf à considérer comme naturelles des frontières historiquement contingentes, perméables et en tout cas contestables, ou à s’en remettre à l’autorité d’une force souveraine capable de faire respecter sa décision. C’est le problème classique de l’« indétermination » du dêmos[5]. Pour Moore, il peut être possible de le contourner en considérant que la conscience « subjective » qu’ont les gens du « peuple » auquel ils appartiennent est claire et qu’il est possible de maximiser leur satisfaction à cet égard en traçant des frontières et des institutions appropriées à ces sentiments d’appartenance (1997 : 905-907, 910-912). Sa proposition esquive du coup la question de la gestion de la fluctuation de ces conceptions « subjectives » à travers le temps et, plus important, elle réaffirme que les institutions politiques légitimes appartiennent d’abord et avant tout aux citoyens et citoyennes qui peuvent formuler de manière claire et univoque leur appartenance à une ou l’autre des communautés au nom desquelles seront partagés les territoires, les ressources et les institutions souveraines. D’autre part, il faut pouvoir prendre acte de la hiérarchisation interne des sociétés envisageant la vie démocratique sous le paradigme de la communauté nationale et dont les conditions d’appartenance, qu’elles soient formulées ou non par des « élites nationalistes » plus ou moins nombreuses et autoritaires, sont généralement déterminées en fonction de pratiques hégémoniques justifiées au nom de l’intérêt des majorités[6].

À ce sujet, Moore (2001a) insiste plutôt sur les aspirations des cultures nationales à favoriser la cohésion sociale, la solidarité et la confiance nécessaires à la justice sociale et à la délibération démocratique. Dans cette perspective, si l’assimilation coercitive n’est pas envisageable, il apparaît évident pour elle « that state action should be in the public interest » et que « [t]here is no public interest in preserving diversity » (ibid. : 190). La reconnaissance, la valorisation et la protection des pratiques culturelles dites de « la diversité » exigent au préalable qu’on évalue leur incidence sur le maintien d’une « identité commune » nécessaire à la cohésion sociale, que « la diversité » passe par le filtre des critères institués de l’appartenance. Outre que ces postulats sur les liens entre « la diversité » et sa subordination à une image robuste de la collectivité, en regard de l’articulation de la solidarité et de la cohésion, reposent sur des bases argumentatives et des indices empiriques discutables (Norman, 1995 ; Salée, 2010 : 160-161), ils reconduisent plus ou moins explicitement le principe voulant que l’appartenance à une collectivité doive expressément être médiée par l’inscription dans les paramètres reconnus d’une « identité collective » bien définie exprimant des aspirations consensuelles. Cette approche fait ainsi reposer sur les pratiques minoritaires le fardeau de la solidarité et du maintien d’une sorte de « lien social ». Elle ne semble pas exclure l’idée de blâmer les citoyens identifiés comme différents, marginaux ou en décalage avec les normes de la majorité pour leur propre exclusion et les frictions qu’elle peut entraîner. En tout cas, elle me semble laisser en l’état une conception de l’appartenance dans laquelle la remise en question et la rénovation en acte des pratiques hégémoniques ne sont pas constitutives de la vie citoyenne, mais y sont au mieux tolérées, encadrées et gérées.

Les travaux de Michel Seymour participent également, dans un registre différent, à réhabiliter les identités nationales comme sources moralement légitimes d’aspirations à l’autodétermination politique (2008 : 11 ; 2011 : 295). En proposant que le libéralisme politique a toujours supposé un « socle communautaire » qu’il ne convient plus d’occulter, Seymour souhaite inscrire la pertinence des appartenances culturelles à même la théorie libérale. Du même mouvement, en insistant sur la nécessaire « reconnaissance de la diversité culturelle profonde », il ouvre une réflexion sur « la multination comme forme possible d’organisation politique » (2000 : 119-126). L’unité de base de l’habilitation à l’autodétermination, pour ce philosophe, est le « peuple ». Il se décline en plusieurs types et exprime un « vouloir-vivre collectif » dont les « institutions publiques communes » témoignent de l’« existence objective » (Seymour et Royer, 2009 : 162-163). Dans cette perspective, il ne s’agirait pas d’accorder une valeur intrinsèque à une certaine représentation nécessairement réifiée du peuple – dont les mises en récit sont multiples, sujettes à contestation et à révision –, mais d’en reconnaître l’« identité institutionnelle » (ibid. : 168-169) ; c’est-à-dire, en quelque sorte, le reconnaître comme un lieu investi par la délibération à propos des modalités de la cohabitation et de la vie ensemble qui demeure déterminé par une certaine « structure », sinon par un « caractère » ou une substance (Seymour, 2008 : 42-44).

Seymour entend ainsi parer sa représentation de la légitimité politique des écueils de l’essentialisme qui guette les défenses trop substantielles des communautés politiques alléguées, le danger le plus immédiat étant probablement d’instituer et de reproduire la représentation hégémonique de la collectivité comme seule représentation valide. Il n’est toutefois pas certain que la proposition de l’auteur arrive à relever toutes les marques que l’héritage de la conception unitaire de l’État-nation fait peser sur les manières de concevoir la communauté politique et le « peuple » en contexte de diversité profonde. En effet, les institutions que l’on peut identifier comme « publiques » et « communes » témoignent sans doute de la persistance de volontés d’aménager une vie politique en commun. Il ne faut cependant pas perdre de vue que, même en tant que simple structure de délibération ou d’aménagement du conflit ou de territoires disputés, elles participent de la cristallisation de certaines conceptions de la communauté et peuvent reproduire d’importants écarts quant à leur représentativité – quant au pouvoir des différents membres de la collectivité de les définir. Elles représentent ainsi des aspects, peut-être les plus acceptés et reconnus, d’une « forme de vie » (voir Wittgenstein, 2004 ; 2006)[7]. Elles sont en cela des pratiques certes définitoires de la vie en commun, mais elles ne peuvent pas être pour autant tenues à l’écart de la problématisation des hiérarchies et des conflits latents ou ouverts qui marquent une société. Ce n’est certainement pas l’intention de Seymour, qui vise d’abord l’institutionnalisation du respect et de la reconnaissance mutuels par l’entremise d’une habilitation différenciée et « sur mesure » de différents groupes cohabitant sur un même territoire. La conception de l’identité civique commune en contexte multinational qu’il propose, notamment sous le concept de « nation sociopolitique » (Seymour, 1999), prête cependant le flanc à cette critique.

L’idée de « nation sociopolitique » mise sur la reconnaissance mutuelle entre différents types de peuples en fonction de leurs qualités reconnues : nations majoritaires, minoritaires, diasporiques, etc. Le rapport des membres de la communauté à l’identité civique apparaît différencié précisément en fonction de ces qualités. La majorité nationale se reconnaîtra et sera reconnue comme telle par les membres de la nation sociopolitique, dont elle représentera « une partie constitutive de [l’]identité nationale » (ibid. : 163). Cette démarche ouverte et publique de reconnaissance mutuelle est probablement tout à fait souhaitable. La détermination et l’institutionnalisation d’asymétries dans le pouvoir légitime de définir les cadres de la reconnaissance mutuelle en fonction de la localisation attribuée à un individu ou à un groupe dans la matrice des peuples constitutifs de la nation sociopolitique apparaissent cependant limitées. On peut certainement souhaiter que les gens s’identifiant d’emblée aux « majorités nationales » entreprennent de bonne foi cette entreprise de reconnaissance ; cela dit, ils possèdent de facto le contrôle de ses modalités, d’autant plus que leur héritage culturel est représenté comme le foyer principal du lieu commun où elle doit prendre forme (pour une lecture semblable, voir Mathieu, 2001 : 73-83). Conçue ainsi, la reconnaissance peut certes être un bon moyen de faire progresser les différentes aspirations à l’autodétermination sur un même territoire. Elle n’entame cependant pas vraiment le pouvoir des majorités (en conjonction avec l’héritage institutionnel, qui généralement les favorise) de dicter les limites de ce que la reconnaissance mutuelle et l’autodétermination des parties impliquent (voir par exemple Coulthard, 2007 ; Eisenberg, 2006 ; 2009).

En somme, les approches libérales culturalistes, à l’image des contributions de Moore et de Seymour, répondent à la disqualification des discours sur les « identités nationales » formulée par les approches universalistes instrumentalistes par la revalorisation des idéaux démocratiques qui auraient été investis dans les diverses traditions nationales du libéralisme. Elles insistent implicitement ou explicitement sur l’attachement qu’y exprimerait un groupe défini culturellement envers le territoire sur lequel il vit. En dernière analyse, il semble difficile d’expliquer ce qui justifie les asymétries dans la capacité des groupes et des individus à définir le cadre des institutions formelles et partagées. De fait ou de droit, la préséance revient généralement aux représentations majoritaires et hégémoniques (qui peuvent bien entendu être formulées de bonne foi) et à l’équilibre des forces que sont capables d’instituer les positions minoritaires. Or, le fait de participer d’un groupe ou d’une culture et de s’y identifier, que l’inclusion soit basée sur quelque critère essentialiste ou sur une socialisation adéquate, relève d’abord du fait tout à fait contingent de la naissance.

Contingence, appartenance et citoyenneté : quelques pistes inspirées d’Hannah Arendt

À considérer les pratiques de la citoyenneté sous l’angle de la contingence des relations inégalitaires qu’elles maintiennent, il est sans doute possible d’imaginer de nouveaux modèles normatifs qui, s’ils étaient institutionnalisés, paraissent pouvoir les compenser, voire les éliminer[8]. Outre que ces propositions peuvent constituer des exercices de réflexion politique intéressants, elles risquent évidemment de se buter à la question de la possibilité concrète de leur mise en place. Après tout, les pratiques actuelles ne sont pas maintenues seulement parce qu’on ignore qu’elles sont injustes ; elles s’inscrivent dans différents discours de légitimation dont le maintien ne paraît pas seulement tenir à l’absence d’une morale, d’une éthique ou d’un savoir politique plus adéquats. Comme l’a noté Peter Nyers (2011), on peut par ailleurs s’interroger sur la viabilité des approches qui font de l’égalité un enjeu de gestion gouvernementale ciblée et continue, notamment parce qu’elles institutionnalisent les catégories autour desquelles s’articulent les hiérarchies qu’elles souhaitent démonter. Dans une perspective plus modeste, le constat de la contingence de la naissance apparaît pouvoir nourrir des approches critiques des pratiques de la citoyenneté telles qu’elles se vivent au quotidien sous les représentations plus ou moins amendées de l’État(-nation). Il apparaît pouvoir ébranler certaines certitudes quant aux rapports de différents groupes et individus aux exercices par lesquels les pratiques citoyennes sont ordonnées et reconnues comme légitimes.

Plusieurs auteurs ont proposé la mise en perspective de l’apparente nécessité de l’État(-nation) ou des États tels qu’ils se sont historiquement constitués et transformés pour exposer l’aspect relationnel des iniquités qui sont maintenues entre les populations des différents États. Comme le pose Geneviève Nootens, nous pouvons ainsi penser le monde comme une « communauté politique de fait » fortement inégalitaire et très peu démocratique :

un des plus grands défis qui se posent à la démocratie libérale à l’heure actuelle [est] l’inscription de tous dans une structure de domination qui influe profondément sur les perspectives de vie de chacun, mais sur laquelle beaucoup d’individus n’ont pas leur mot à dire et qui maintient une partie de la population mondiale dans le dénuement le plus complet »

2010 : 37

Or, comme le remarquent Dimitrios Karmis et Junichiro Koji, « la citoyenneté moderne est, pour la plupart des habitants de la planète, le lot inévitable de la naissance » (2009 : 105)[9]. L’appartenance à une communauté parmi les plus choyées apparaît ainsi comme une condition préalable pour aspirer aux conditions de vie privilégiées qui y sont souvent tenues pour acquises : « Dans la modernité, le lieu de naissance détermine largement les chances que chaque être humain obtient dans sa vie, sans qu’elle ou il n’y soit aucunement pour quelque chose. » (Ibid. : 110) Le sens de ces observations apparaît pouvoir être étendu aux différentes catégorisations qui organisent les rapports entre les citoyens et les citoyennes d’un même État sous le paradigme libéral culturaliste. En effet, bien que ces rapports n’aient en apparence pas la même rigidité que ceux institués par les politiques et les pratiques frontalières, ils demeurent articulés à partir de matrices d’appartenance elles aussi essentiellement contingentes[10]. Penser le dépassement de ces matrices implique d’aborder la question de la signification de la diversité dans la vie politique sous une forme qui ne nous confine pas à une discussion sur la valeur « morale » et démocratique des modes hégémoniques sous lesquels elle a historiquement été formulée, ou sur la manière dont ils permettent, à titre d’arrière-plan de la vie citoyenne, d’intégrer et d’organiser les pratiques minoritaires.

L’essai de Hannah Arendt (2002) intitulé « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’Homme », publié en 1951 et consacré à la condition des déportés et autres apatrides après la Première Guerre mondiale, permet de penser le lien entre le fait que les États-(nations) couvrent (en principe et en prétention du moins) toute la surface de la Terre et la prégnance des formes unitaires, centralisées et « nationalisées » qui les caractérisent dans les discussions sur l’aménagement de la vie citoyenne. Pour Arendt, le fait que les apatrides, précisément sans-État, se trouvent au final « sans-droits, la lie de la terre » (ibid. : 561), expose les limites d’une rhétorique des « droits de l’Homme » qui n’ont jamais été autre chose que les droits des citoyens en règle d’un État-nation (ibid. : 571). Leur condition est tout à la fois exceptionnelle, contingente et inéluctable, « un destin apparemment aussi injuste qu’anormal » (ibid. : 562). Pour elle, la concomitance historique de la formulation des droits de l’Homme et du droit des peuples à s’autogouverner a ainsi eu pour conséquence l’inclusion des premiers dans l’application du second : « Autrement dit, à peine l’homme venait-il d’apparaître comme un être complètement émancipé et autonome, portant sa dignité en lui-même sans référence à quelque ordre plus vaste et global, qu’il disparaissait aussitôt pour devenir membre d’un peuple » (ibid.). Dans la mesure où, dorénavant, « le genre humain […] était conçu à l’image d’une famille de nation » (ibid. : 592), l’exclusion de « l’une de ces communautés fermées » (ibid. : 595) revient à être privé de la sécurité la plus minimale, à être livré à l’arbitraire, à être en pratique « expulsé de l’humanité entière », puisqu’il n’existe pas de monde à l’extérieur du régime des États-nations (ibid. : 599).

Si la situation des apatrides est exceptionnelle, elle n’est pas en rupture avec l’expérience citoyenne ordinaire. Elle témoigne au contraire des paramètres de la citoyenneté et de l’appartenance tels qu’ils sont envisagés et en bonne partie vécus sous le prisme de l’État-nation (Caloz-Tschopp, 2000). Pour Arendt, le fait que la naissance seule n’apparaisse plus comme une garantie de quoi que ce soit indique que « [n]ous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux » (2002 : 605). Au minimum, le cadre de la citoyenneté doit permettre de « lutter pour la liberté » ; c’est dire qu’il procure « une place dans le monde qui donne de l’importance aux opinions et rende les actions significatives » (ibid. : 599-600). C’est de cette place dont sont radicalement privés les apatrides. À considérer les expériences ordinaires de la citoyenneté à la lumière de l’activité politique idéale telle qu’elle est dépeinte par Arendt, il est possible de décliner, entre la privation totale du droit de « lutter pour la liberté » et la participation réciproque à une ou des collectivités à titre de membres égaux, un continuum de positions dont les actions et les paroles apparaîtront, selon les contextes, plus ou moins légitimes et significatives.

Le cadre de la vie politique, qu’il soit constitutionnalisé ou non, trouve d’abord son sens chez Arendt dans l’exercice qui consiste à se rassembler pour aménager un « monde commun ». La condition d’existence première de ce monde commun est « la pluralité », en opposition à l’isolement, l’exclusion, le conformisme et l’univocité (Arendt, 1983 : not. 99, 258-259). Dans une perspective tout inspirée par la conviction de la « contingence radicale des événements » (Bernstein, 2005 : 49 ; ma traduction), l’activité de révélation des citoyens et des citoyennes au coeur de cet exercice n’y est en principe précédée par aucune attribution de place ni soumise à aucune mise en forme ou objectivation venant en déterminer d’avance le sens (Arendt, 2002 : 258). Dans cette perspective, « la diversité » n’apparaît plus comme une caractéristique qui se détache de l’expérience citoyenne ordinaire ; elle la traverse plutôt de part en part. À considérer sous cet angle les pratiques de la citoyenneté et leur organisation telle qu’elle est encouragée entre autres par les approches libérales culturalistes, il est possible de ramener sur un même plan des pratiques qu’on a spontanément l’habitude de classer et de hiérarchiser suivant des schémas entendus. Cela permet de rendre visible la contingence sur laquelle reposent les mises en ordre ordinaires des expériences citoyennes en fonction de leur rapport à une certaine image de la majorité (nationale).

Une lecture des formes de la vie citoyenne suivant des propositions comme celles d’Arendt implique ainsi une révision profonde et continuelle des conceptions de l’appartenance telles qu’elles sont entretenues par la persistance du paradigme de l’État(-nation) comme figure normale de l’organisation politique (voir aussi Butler et Spivak, 2007). Plus largement, elle appelle à la critique sans cesse reconduite des dispositifs par lesquels sont fixées, normalisées et naturalisées les constructions politiques (Ellyson, 2008). Parce que la liberté, pour Arendt, ne se vit que de manière collective et publique en même temps qu’elle est profondément dédiée à la pluralité comme « premier fait de la condition humaine », reconsidérer l’appartenance sous ce prisme revient à questionner les appels à la transcendance et à l’uniformité pour les mesurer à l’horizon d’un « politique nécessairement autofondé, immanent et pluriel » (Couture, 2007 : 75). L’activité politique, pour la philosophe, est d’abord ancrée dans une pluralité humaine renouvelée et réinventée par chaque naissance, aussi intarissable et indéterminée qu’imprévisible. Cette manière d’entrevoir les possibles du politique demeure tout à fait sensible aux réalités et aux tensions qui, dans les approches étudiées plus haut, sont traitées sous le thème hautement chargé des « identités collectives ». Elle permet en même temps d’en percevoir les limites et d’en contourner les écueils, notamment en ce qui a trait à l’organisation a priori de la « pluralité humaine » à partir des cadres hérités de conceptions du politique qu’on cherche précisément à dépasser. Elle peut être entendue comme une invitation à essayer de comprendre les sources de l’endiguement et de la neutralisation de cette pluralité plutôt qu’à participer, à dessein ou par simple souci scientifique ou philosophique de mise en ordre, à la reproduction des dispositifs ordinaires et quotidiens de sa contention.

Conclusion

En définitive, cette note de recherche visait principalement à cerner les modalités suivant lesquelles les positions quant à la (re)définition des espaces de citoyenneté étaient, dans les approches libérales culturalistes, définies en fonction de critères relevant finalement du fait contingent de la naissance. Elle cherchait ensuite, à partir des travaux d’Hannah Arendt, à jeter les bases d’une problématisation de la question qui permettrait à la fois de mettre en évidence cette distribution contingente et rigide des appartenances et de penser son dépassement. D’une part, l’élargissement de la question de « la diversité » (ou de « la pluralité humaine ») suivant la discussion d’Arendt permet de la dégager des limites de l’opposition entre universalistes et culturalistes sur la valeur morale et démocratique des identités collectives. D’autre part, cette redéfinition replace la diversité des pratiques culturelles sur un même plan qui ne suppose pas la mise en ordre des pratiques minoritaires au nom de la préséance des majorités sur la définition de l’espace citoyen. Ces premières pistes de reproblématisation de la question doivent permettre aux réflexions sur « l’aménagement de la diversité dans les sociétés plurielles » de se défaire de quelques-uns des réflexes liés à l’acceptation tacite des postulats d’un ordre politique qu’elles cherchent à critiquer. Sur le plan théorique, ces quelques pistes quant à la « question de la diversité » devraient être couplées à une meilleure compréhension des mécanismes plus ou moins diffus de la violence par lesquels sont fondés et se conservent les ordres de droit (Benjamin, 2000), contre des propositions qui se limitent souvent à l’élaboration de répartitions « justes » entre corps souverains considérés légitimes. La recherche de meilleurs partages suppose souvent que l’équilibre entre les pouvoirs souverains et la « moralité » défaillante de certains acteurs constituent les principaux obstacles à la résolution des problèmes et des conflits liés à la diversité des populations sur un même territoire. Du coup, elle laisse hors de portée de la critique nombre de dispositifs qui, comme nous l’avons vu dans le cas de l’organisation hiérarchique du « peuple » en fonction de la naissance, imposent et renforcent quotidiennement l’autorité des mises en ordre souveraines des pratiques citoyennes sans référer à autre chose qu’à leur propre discours de légitimation. Elle présume ainsi que la question de la légitimité peut être réglée une fois pour toutes et qu’elle peut se résoudre de manière univoque, immuable et presque essentielle à partir de conceptions du dêmos dérivées de l’imaginaire de l’État-nation.

Par ailleurs, entreprendre ces remises en question ne sous-entend pas, dans l’esprit de ce qui a été développé dans cette note de recherche, un projet de table rase institutionnelle. Il s’agit plutôt de chercher quelques bases permettant de mettre à distance les conceptions habituelles de la citoyenneté et de l’appartenance pour formuler des lectures critiques et toujours ancrées des pratiques qui en découlent. La possibilité même de telles lectures apparaît comme un angle mort des perspectives courantes associant nécessairement la critique de l’État-nation à la défense d’un modèle universalisant, voire d’une citoyenneté globale à l’assaut de la diversité des traditions politiques locales (souvent dites « nationales »). Or, le fait que Arendt elle-même ait pu discuter, avec une sévérité égale à celle qui caractérise sa critique des droits des citoyens sous l’État-nation, d’une éventuelle citoyenneté mondiale comme de « la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons » (1981 : 94), me semble inciter à problématiser la question de la rénovation des pratiques citoyennes autrement qu’autour de l’opposition toute théorique entre l’universel et le culturel(-national), qu’il s’agisse de trancher pour un de ces pôles ou de chercher à les réconcilier. Dans cet esprit, la présente note de recherche a tenté de retracer et de désamorcer, à même certaines compréhensions courantes de la légitimité politique contemporaine, la tendance à classer et mettre en ordre a priori ce qui vient au monde, réponse classique au « fardeau » et aux « calamités » de l’action politique dans un monde résolument pluriel (Arendt, 1983 : 282-301). Devant la difficulté quotidienne de la cohabitation, la complexité du monde et sa pluralité irréductible, cette approche semble plus à même que les modèles à vocation universaliste, les solutions toutes faites et les décisions musclées, de contribuer au prolongement de chemins qui devraient se faire « en marchant ».