Abstracts
Résumé
L’article s’intéresse au traitement original du thème de l’amitié dans la problématique de la vie affective développée dans le sillage d’une certaine phénoménologie, dont les toutes premières articulations se trouvent – paradoxalement – chez Heidegger. La portée n’en est mesurée qu’à la lumière d’une interprétation par Agamben et quelques représentants de la phénoménologie française récente, lectures qui permettent à son herméneutique d’échapper à la critique formulée par Arendt quant à son refus obstiné de la pluralité. Décelant dans cette littérature une notion d’amitié s’imposant comme tâche politique, l’article interroge son potentiel en vue d’une nécessaire pensée de la communauté.
Abstract
The article is an inquiry into the original developments on the theme of friendship around the issues of the affective life that evolves in the wake of a certain phenomenology, whose very first articulations are—paradoxically—to be found in Heidegger’s work. The scope of such developments is only evaluated according to Agamben’s interpretation as well as that of some of the French phenomenologists, readings that allow Heideggerian hermeneutics to avoid Arendt’s criticism regarding its obstinate denial of plurality. While discovering in those writings a notion of friendship as a political task, the article assesses its potential as regards a necessary “community” thinking.
Article body
Soyons donc ennemis en toute certitude et en toute beauté, ô mes amis ! Nous lutterons divinement les uns contre les autres !
Nietzsche, 1885, Ainsi parlait Zarathoustra
Ce mot du Zarathoustra de Nietzsche opère une étrange identification entre deux notions que toute bonne entente distingue spontanément, et la philosophie politique à plus forte raison : amitié et inimitié. À plusieurs égards, la ligne de démarcation entre les affects sociaux et antisociaux est même tenue pour fondatrice de la communauté politique. Depuis les premières réflexions systématiques sur la question, la polis n’unit-elle pas les égaux dans une réciprocité garantie par une passion commune pour les choses de la cité ? Aristote (1994) croyait l’amitié si proche parente de la justice qu’elle eût dispensé de toute délibération. Rien de problématique à ces belles conjectures, ni à toute pensée fondationaliste du commun, du moins jusqu’à ce que les communautés politiques ne se dotent des moyens les plus sophistiqués de la science et des technologies pour produire et sauvegarder ce fragile espace où les semblables se reconnaissent et nourrissent leur affection mutuelle, protégés, par une frontière imperméable, de toute intrusion de l’autre, réel ou imaginé. Aussi est-on fondé de penser que la polémique proposition de Nietzsche anticipe une question qui occupe la pensée politique du siècle dernier de manière plus sérieuse et plus urgente que l’exégèse de la plus lointaine tradition philosophique. La pensée moderne n’a-t-elle pas pour ferment cette idée d’une harmonie naturelle, destination transcendante à accomplir par la marche de l’histoire, ou que le progrès des sociétés aurait corrompue ? L’expression la plus assumée de cette nostalgie se trouve sûrement dans l’affirmation de la polarisation ami-ennemi comme fondatrice du domaine politique (Schmitt, 1992 [1963]). Quelques décennies avant le déploiement systématique de ces idéologies activant toute l’imagerie de communautés – d’oeuvre ou de sang – supposées perdues ou à venir, l’énigmatique exhortation de Nietzsche dénonce pourtant clairement à la fois l’hypothèse d’une sympathie première, défaite par une adversité inhérente aux forces de la civilisation, et la doctrine juridique qui oppose des communautés électives à un dehors étranger et hostile, dont la ligne de démarcation est parfois aussi volatile qu’arbitraire. Si l’on croit ne plus devoir s’inquiéter de ce que la « défense des sociétés » engendre à nouveau l’abjection connue au XXe siècle, les stratégies actuelles visant à protéger ou à restaurer les prétendues conditions de la démocratie et de la paix sociale ne dédaignent pourtant pas la violence et ne tarissent pas d’inventivité pour assurer le contrôle et la surveillance, dans la même mesure où, réciproquement, l’invasion d’un capitalisme corporatiste et financier, ignorant toute frontière nationale, oeuvre à la dissolution de toute solidarité traditionnelle et des dispositifs de protection propres aux conquêtes de la social-démocratie. Alors que la vie, les relations et les communautés se liquéfient, comme dit un anthropologue des temps présents (Bauman, 2005), la droite, parfois réactionnaire, et parfois – curieux alliage – « progressiste », s’impose de plus en plus comme option véritable avec laquelle les forces sociales et politiques sont tenues de composer. Alors la question du sens de la communauté, que la critique sociale de gauche n’a certainement pas épuisée, est plus que jamais remise à l’ordre du jour, et avec elle cette vieille question du sens de la politique.
Aussi m’apparaît-il fertile de mener quelques réflexions à la fois sur les conditions de possibilité de l’être-en-commun et sur le sens qu’une telle expérience peut revêtir dans l’existence. L’engouement actuel pour les thèmes de l’amitié et de l’amour dans un certain nombre de perspectives théoriques, notamment dans les usages récents du spinozisme par les études marxiennes, les phénoménologies de l’action et les éthiques du soin et de la vulnérabilité, mais également dans l’ensemble des débats sociologiques et politologiques visant à redéfinir la notion d’espace public, me fournit à la fois un prétexte et un terreau pour faire travailler des questions philosophiques capables de tracer des voies nouvelles où pourra être réfléchi, je l’espère, le sens de la politique. Je propose ici un travail qu’on pourrait dire propédeutique à l’élaboration de cette question, qui pourrait d’abord se poser comme suit : qu’est-ce que « faire communauté » ? Comment procéder au préalable à une enquête capable d’en interpréter le sens ? La théorie politique a fourni à ce problème, depuis le dernier demi-siècle, un riche développement conceptuel. Des rejetons de la théorie critique que sont les théories de l’intersubjectivité communicationnelle, à la sociologie de l’espace public et la nouvelle philosophie française, qui déplorent le déclin de la citoyenneté, le péril de la démocratie et l’obscurcissement de l’espace public, il en va d’autant d’efforts, cela me semble – et c’est là une faiblesse qui leur est inhérente –, qui ont trouvé leurs principaux motifs dans ce qui fut perçu comme un double aiguillon. Le premier est celui de l’effet corrosif que l’expansion des marchés mondiaux exerce sur l’expérience individuelle et collective, réduisant chacun à l’impuissance et vouant toute oeuvre commune à la destruction planétaire et à la ruine des facultés humaines. La seconde source d’inquiétude à laquelle une certaine sociologie critique et la nouvelle philosophie française sont occupées à répondre consiste en cet ensemble de théories – qu’il serait approprié d’appeler plutôt cette « théorie d’ensemble » – dont l’effet sur les sciences de l’esprit, depuis un demi-siècle, a été celui d’un rouleau compresseur, dévaluant l’expérience du sujet devant l’action des structures de l’inconscient, niant toute participation individuelle à la connaissance au profit d’une dissémination originelle et de la perte radicale de toute identité. S’il n’y avait au coeur de cette refonte de la théorie le fondement d’une pratique permettant d’explorer l’espace du partage des existences singulières, une proposition visant à émanciper l’expérience communautaire des schémas transcendantalistes et immanentistes, l’exigence d’un acte de communication qui ne se laisse asservir à aucun principe fondateur niant ou pondérant la différence, il faudrait donner raison aux inquiétudes de la philosophie politique contemporaine qui y voit la continuation dans la théorie du discours idéologique d’une société du spectacle (Debord, 1967). Si mon intention n’est pas d’ouvrir cette polémique, le fait de rappeler sur quelle problématique elle s’est ouverte me permet d’exposer quelques précisions sur les prétentions que je poursuis, qui sont de soutenir qu’il est tout à fait envisageable de mener cette double tâche d’opposer une résistance à la liquéfaction des relations substantielles de toute communauté politique par les forces du marché et d’approfondir la liquidation de l’ensemble des hypothèses portées par la métaphysique de la subjectivité et la philosophie politique qui en découle. Aussi m’apparaît-il plus assuré de prendre le relais de la critique du sujet assumée par une pensée poststructuraliste en insistant sur la dimension philosophique et herméneutique de la recherche, à savoir l’interrogation sur le sens que prend la présence concrète d’autrui dans l’existence. C’est par un retour à l’ontologie fondamentale élaborée par Heidegger que j’estime devoir commencer pour aménager l’espace conceptuel capable de recevoir un tel projet analytique. Je n’ignore pas le risque qu’il y a à faire dériver de son langage une notion de communauté. Aussi est-ce avec lui et contre lui qu’il pourra s’avérer possible de se saisir des potentiels enfouis dans ces affections qui lient les êtres les uns les autres, bien que celles-ci y demeurent explicitement dédaignées. Avec lui, car le diagnostic qu’il pose sur la nature des périls auxquels expose la période actuelle d’achèvement de la métaphysique est inégalé, et si des sentences cryptées révélant son adhésion à une extrême-droite politique ne cessent d’être déterrées, sa destruction de l’ontologie ne manque pas d’éclairer les conditions morbides dans lesquelles les communautés modernes se comprennent et s’« administrent » (Heidegger, 1958). Contre lui, car s’il a accompli le prodigieux travail de situer dans le monde les sources de la connaissance et de la vérité, ce n’est pas sans succomber à ce vieux préjugé, comme Hannah Arendt (1983 [1958]) l’a déploré, qui consiste à faire de la quête d’authenticité l’oeuvre du penseur solitaire et de refuser, selon son expression, l’éclairage du monde commun.
Comprendre les formes et les forces politiques du présent afin d’opposer une résistance aux insidieuses modalités de leur contrôle et de leur asservissement appelle aussi une patiente interrogation herméneutique et phénoménologique. Je propose donc, à travers une appréciation de l’usage récent de la notion d’amitié dans la pensée politique, de secouer ce préjugé qui a consisté à subordonner la communauté à la quête d’une harmonie perdue ou à venir. Prenant au sérieux l’injonction nietzschéenne à cultiver cette salutaire rivalité qui oppose les amis, j’aspire à témoigner d’une articulation importante de l’histoire des idées, où la résurgence de la question d’autrui est constitutive d’une critique radicale des fondements métaphysiques des formes d’identité et de rapport à soi associées aux plus abjectes tentatives d’actualiser une appartenance commune dans des formes politiques réelles.
Cette hypothèse d’interprétation engage une exploration en deux temps. Je propose, dans un premier, de procéder à une enquête phénoménologique sur les structures fondamentales de l’être-ensemble. Il s’agit, plus précisément, de situer dans l’affect la condition d’une pluralité émancipatrice, fondée dans les lectures originales que proposent Jacques Derrida (1994) et Giorgio Agamben (1990) du projet heideggérien. Dans un second temps, l’originalité du thème des rapports affectifs, repris dans une part importante de la philosophie continentale contemporaine nourrie au bassin de la phénoménologie existentiale, révèle une réflexion sur la communauté où je tente d’apprécier la thématisation d’une notion d’amitié s’imposant désormais comme tâche politique. La revalorisation de l’altérité qui semble se jouer dans le retour d’une préoccupation pour le caractère partagé du monde, notamment permise par le dépassement que fait Arendt de l’herméneutique de son maître, me mène à l’énonciation du projet d’une ontologie plurielle. Il s’agit de voir se dessiner et de participer à la formulation d’une critique et d’un dépassement de la forme de l’individualité, qui, je soutiens, nie la communauté en son principe, qui est de ne pas en avoir.
Du rôle de l’affect dans l’existence
Si la pensée de Heidegger n’offre qu’une sombre perspective sur l’espace commun, son analytique existentiale n’en expose pas moins les contours et, en insistant sur les écueils de toute assomption identitaire de la vie publique, indique la place et l’articulation qu’une telle dimension revêt dans l’expérience. Le travail du penseur, son originalité sur le plan de l’histoire des idées, consiste à relocaliser au sein du monde les sources de la connaissance et de la vérité. Aussi pour la première fois ce qu’il nomme la « publicité » apparaît comme structure fondamentale de l’être-au-monde. Or, si sa pensée n’est pas réputée traiter d’amitié ou des autres modalités relevant du spectre entier de la vie affective, une lecture attentive n’y décèle pas moins une élévation de la passion à un statut ontologique. En deçà de toute distinction entre amour et amitié, une certaine aimance originelle y est décrite comme ouverture fondamentale, où se fonde la condition d’un être-avec-autrui dans lequel au « On », source d’obscurcissement de ce qui est public, se substituerait un rapport renvoyant chaque être singulier à cet impératif qui, selon la formule de Heidegger, incombe au Dasein (l’être-Là), d’« avoir à être » son être propre (Heidegger, 1985 [1927]). C’est par suite d’une extrapolation, et non sans infliger quelque torsion à ce penseur de l’individuation absolue devant la mort, que j’ose dégager de l’oeuvre de 1927 une notion d’authenticité qui transite par ce partage originel de l’existence, à la faveur d’une appréciation originale de conséquences qu’il n’est pas abusif de nommer politiques. Suivant l’éclairage de Derrida (1994) et d’Agamben (2003), j’en fais le ferment d’une pensée de la communauté comme exposition des singularités les unes aux autres. C’est alors sans excès interprétatif que, ainsi posée, l’explicitation de la sollicitude comme existential promet une ouverture de la question de l’affection mutuelle et du plaisir partagé, mais également celle, plus essentielle à tout traitement de l’espace public, de la parole. Dans le langage d’Arendt, qui n’use de son maître que pour le dépasser, il s’agit de prémunir le dévoilement du qui d’un usage du langage qui recouvre la singularité des êtres qui parlent et la gomme dans un bavardage, toujours idéologique ou propagandiste. Je propose que la pensée de Heidegger expose d’ores et déjà tout l’espoir que ses héritiers, Arendt la première, ont par la suite pu recueillir.
L’obscurcissement de ce qui est public
Ce que l’avènement de la phénoménologie met en lumière, c’est que la tentative de penser un sujet isolé de tout commerce avec les autres s’avère nécessairement un échec. L’intuition que Edmund Husserl explore dans le cours de la cinquième Méditation cartésienne (2001 [1947]), avant de mener des recherches systématiques sur l’hypothèse d’une intersubjectivité transcendantale comme seul fondement possible d’une science objective de l’être, fait également l’objet d’une des premières démonstrations d’Être et Temps, à savoir celle d’un caractère partagé de l’être-au-monde, bien que, cette fois, participant des structures fondamentales d’une irréductible facticité existentielle (Heidegger, 1985 [1927]). Envisagé dans toute la concrétude de ses rapports quotidiens au monde, le Dasein comme être de souci se révèle éminemment public, découvre le penseur, au sens où l’être-avec-autrui est constitutif de l’être-Là (Da-sein). « Sur la base de ce caractère d’avec propre à l’être-au-monde, le monde est à chaque fois toujours déjà celui que je partage avec les autres. Le monde du Dasein est monde commun. L’être-à est être-avec avec les autres. L’être-en-soi intramondain de ceux-ci est être-Là-avec » (Heidegger, 1985 [1927] : [118-119][1]). L’être-au-monde ne rencontre pas que des étants-objets auxquels il se rapporte à la manière des choses appartenant au domaine de l’utile, mais des étants humains qui présentent, eux aussi, le caractère du Dasein. Heidegger en fait une structure fondamentale du Dasein.
De prime abord, aucun indice ne permet de célébrer une théorie de la communauté sur la base de cet être-les-uns-avec-les-autres. Si l’autre Dasein appartient au rapport au monde le plus intime à chacun, c’est en tant que source d’obscurcissement. Disciple rebelle, Arendt ne cessera de lui reprocher d’attribuer à la structure ontologique d’être-avec le péril de la déchéance du Dasein par rapport à ses possibilités existentielles, alors qu’elle lie cette déchéance à des circonstances historiques spécifiques (Barash, 1995 ; Taminiaux, 2006 [1992]) . « Le public obscurcit tout et il fait passer ce qu’il a ainsi recouvert pour ce qui est bien connu et accessible à tous » (Heidegger, 1985 [1927] : [127]), voilà sa sentence. L’univers de significativité dans lequel se meut quotidiennement le Dasein serait parfaitement indifférent à sa singularité essentielle, qui ne se dévoile que dans l’horizon de sa mortalité, laquelle est sans cesse dérobée au Dasein du fait de sa publicité. L’expérience de l’être-avec-autrui la plus commune, saisie conceptuellement grâce au « On », occulterait la temporalité originaire, rendant le monde public apparemment accessible à chacun à tout moment par un découpage du « temps du monde » en une succession infinie de « maintenants » mesurables et quantifiables. La publicité embrouille donc le Dasein et l’éloigne de sa propre prise en charge existentielle, laquelle ne s’avère pas moins, en raison de la structure fondamentale d’être-Là-avec du Dasein, nécessairement prise en charge pour autrui et pour les autres. Car malgré ce pessimisme quant au caractère ontologique de cette déchéance, il faut apprécier le mouvement fondamental dont Heidegger est responsable dans l’histoire des idées, qu’est la relocalisation dans le monde du fondement de toute décision, ou prise en charge (Entscheidung). La publicité est à la fois la condition de cette prise en charge et de l’oubli de cette virtualité. La question qui se pose est donc de savoir quelles modifications doit subir cet existential pour correspondre à un être-avec qui, au lieu d’obscurcir les singularités essentielles, en assure l’actualisation.
C’est à l’énigme de la libération qu’achoppe la lecture d’Être et Temps, car c’est au départ dans le monde de la préoccupation quotidienne qu’apparaît autrui, monde toujours entaché d’inauthenticité, de préoccupation pour les objets envisagés dans leur ustensilité ou, bientôt de manière généralisée, dans leur objectivité. La dimension solipsiste et individualisante de la compréhension de l’être-au-monde semble bien priver l’oeuvre de toute visée pratique, ou praxique. Comme le remarque Jean-François Courtine, cela constitue une détermination fondamentale de la pensée heideggérienne et doit guider la compréhension de ce que le philosophe nomme Fürsorge (sollicitude ou assistance)[2], qui caractérise phénoménologiquement la rencontre avec d’autres Dasein (Courtine, 1990 : 337). L’être-l’un-avec-l’autre sera le plus souvent déterminé par des modes déficients telle l’indifférence, et s’il revêt parfois aussi des modes positifs, sa sollicitude concerne avant tout une préoccupation concurrente pour les choses « à-portée-de-main ». Celle-ci consiste alors dans la prise en charge pour l’autre de ce dont il a à se préoccuper, afin de le tenir dans la dépendance ou dans l’assujettissement. C’est une forme de domination où se confondent assistance sociale ou politique, bienveillance, compassion[3], protection et soin : autant de manières de préserver autrui de cette angoisse qui appelle la résolution envers les possibles qui s’y révèlent. Mais cette domination n’épuise pas les modalités de la sollicitude.
En face d’elle existe la possibilité d’une sollicitude qui ne se substitue pas tant à l’autre qu’elle ne le devance en son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le « souci », mais au contraire et proprement pour le lui restituer. Cette sollicitude, qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide l’autre à se rendre transparent dans son souci et à devenir libre pour lui.
Heidegger, 1985 [1927] : 122
Affirmation étonnante de Heidegger, écrite comme à l’emporte-pièce au coeur d’un chapitre destiné à introduire l’inévitable déchéance du « On ». Non seulement la nature de cette sollicitude ne reçoit guère plus de précision, mais encore n’est-elle suggérée que comme possibilité. Éventualité d’autant plus incertaine que son évocation est immédiatement suivie, dans le programme d’ontologie fondamentale dont Être et Temps se veut l’analytique préalable, de la mise en garde contre la déchéance du Dasein dans le mode le plus commun, médiocre, de l’être-avec. Loin d’appeler à une relation factuelle au sein du monde, confirme Courtine, le concept de sollicitude positive est détaché du monde commun de la déchéance pour être enraciné dans la quête d’authenticité « soit [dans] la [poiésis], soit [dans] la résolution du Dasein, face à son pouvoir-être, c’est-à-dire face à la mortalité, et par là même coupé de tous les autres, essentiellement “irrelatif”, “ab-solu” » (1990 : 338). L’analyse existentiale, telle qu’elle se profile dans l’horizon de la déchéance, entacherait d’une difficulté incontournable l’impératif du Dasein d’avoir à être son être au sein de l’être-en-commun. Puisque autrui n’est rencontré que dans le monde quotidien de la préoccupation, ce, précisément, qui doit être mis en suspens dans la prise en charge existentielle, la possibilité du parler authentique échoue toujours sur le bavardage et la possibilité d’une rencontre émancipatrice est presque toujours esquivée par le Dasein sous l’empire des forces répressives de l’être-en-commun, et plus récemment de ce projet qu’on appelle la société.
La structure du Dasein comporte pour Heidegger trois existentiaux fondamentaux, unifiés dans le souci : la tonalité affective, la compréhension et la parole (die Rede). Que ces deux derniers aient partie liée à la présence d’un autre Dasein semble aller de soi. « L’entendre constitue même l’être-ouvert primaire et authentique du Dasein pour son pouvoir-être le plus propre, en tant qu’entente de la voix de l’ami que tout Dasein porte avec soi. » (Heidegger, 1985 [1927] : [163]) La « sollicitude devançante-libérante » décrite plus haut se laisserait-elle enfin entrevoir comme amitié, un phénomène propre à l’être-au-monde qui renfermerait les structures constitutives de « l’entendre » ? Jacques Derrida se saisit de ce bref passage pour affirmer, dans la poursuite de son oeuvre de déconstruction de la métaphysique de la présence, que la « voix de l’ami » qu’évoque Heidegger est bien celle de l’autre Dasein. Il ne s’agit pas d’une phénoménologie de l’amitié, mais assurément d’une proposition selon laquelle le Dasein, par son être même, porte la « voix de l’ami ». L’analyse préalable de l’être-avec-autrui que cette affirmation suppose, souligne Derrida, ne relève d’aucune des sciences de l’homme ou de la société : « C’est le Dasein qui porte l’ami dans sa voix ou plutôt dans l’écoute de cette voix, et non la psukhé, ni l’homme ni le moi, ni le sujet conscient ou inconscient. » (1994 : 353) Une autre connaissance est nécessaire.
L’ami, l’entente, la polémique
Qui est donc cet ami ? Ici, comme ailleurs, le lecteur ne dispose que d’énigmatiques sentences, en apparence contradictoires, que l’effet de la traduction ne contribue pas à clarifier. Le Dasein a été défini selon une structure d’être partagé, ou d’être-avec-autrui, l’ami pourrait-il ne nommer que la voix de la conscience, d’autrui qui se trouve au coeur même de la conscience, comme son ouverture et sa condition ? Il faut relire la phrase sur l’« entente de la voix de l’ami que tout Dasein porte avec soi » dans son idiome original : « als Hören der Stimme des Freundes, den jedes Dasein bei sich trägt ». « Bei sich » signifie littéralement : auprès de soi. Or, la langue allemande, langue conceptuelle, recense un autre usage philosophique de l’expression. À l’achèvement de la grande logique hégélienne, le même bei sich désigne « le concept pur en tant qu’il se conçoit soi-même » (ibid. : 344). De la simple marque d’un rapport spatial, le bei sich en vient à signifier proprement « en soi », c’est-à-dire dans son essence propre et pleinement accomplie. S’il faut entendre une résonance de cette désignation essentielle chez Heidegger, celle-ci révèle chez le Dasein une topologie précise : il appartient à son être de se trouver dans le Là, toujours déjà là, où il porte (trägt) cette voix de l’ami. Le verbe tragen, découvre Derrida, est mal rendu par le français « porter ». Selon ce dernier, Heidegger le lie au Austrag, qui signifie la différence, et rappelle ainsi ce grand impensé de la philosophie occidentale. Heidegger pourrait donc insinuer que la voix portée est véritablement celle de l’autre, non seulement l’autre Dasein, mais l’autre en tant qu’il est autre. Cette altérité constituerait alors le fond même où se constitue le Dasein.
Il n’en irait pas d’une amitié abstraite ni d’un concept philosophique, insiste Derrida, pas plus que des amis en général. La grammaire de la phrase le présente bien au singulier, mais ne permet pas de croire qu’il s’agisse d’un être déterminé, subtilité qui « lui conf[ère] une sorte d’unicité qui n’exclut pas la pluralité » (ibid. : 345-346). C’est un ami singulier dont l’effet sur le Dasein est tel qu’il parvient à ouvrir son écoute. Derrida est donc fondé à le faire appartenir à l’existential de la parole (Rede), lequel se rapporte à un « entendre », au sens d’une compréhension ou d’une thématisation. Si l’écoute précède nécessairement toute entente, ce n’est pas qu’elle se réduise au phénomène acoustique, purement physiologique, que partagent la plupart des grands animaux. L’« ouïe » originaire qu’évoque Heidegger est celle de la double signification que confère la langue allemande au verbe hören : celle d’entendre et celle d’obéir, ou d’appartenir. La « voix de l’ami » participe de l’ouverture première et originaire, c’est-à-dire de l’assignation du Dasein à ses possibilités existentielles :
Si elle est constitutive de l’ouverture du Dasein à son pouvoir-être le plus propre, cela signifie qu’il n’y a pas de Dasein sans elle, pas de propriété, voire de proximité à soi du Dasein sans ce « bei sich tragen » de l’autre différent, de l’autre-différent comme ami mais de l’autre. Le Dasein n’a une oreille et ne peut donc écouter que dans la mesure où, « bei sich », il porte l’ami, la voix de l’ami. Pas d’oreille sans ami. Pas d’ami sans oreille.
ibid. : 356
C’est donc plutôt l’oreille qui définit l’amitié, plus que toute référence aux définitions traditionnelles. Heidegger ne se débat pas avec la philia et ne polémique ni avec Platon ni avec Aristote. Il s’inscrit d’emblée dans la recherche d’une expérience plus originelle que tout ce que la philosophie post-socratique a su thématiser (Derrida, 1994 : 355). Avant toute distinction entre l’amour et l’amitié, il traite d’une aimance originaire qu’il désignera par le grec phileîn (infinitif du verbe). La « voix de l’ami » désignerait, selon l’entente de Derrida,
la figure d’un partage et d’une appartenance originaire, d’un Mitteilen [communication] ou de tout ce qui est, comme le dit Heidegger dans ce passage « partagé » avec l’autre dans le Mitsein du discours, de l’adresse et de la réponse. L’appartenance commune, dans la différence, est aussitôt inscrite, comme une sorte de socius originaire, dans ce qui passe à travers l’oreille, du Hören, l’écoute, à la Hörigkeit comme écoute obéissante (l’autre-ami, l’autre en tant qu’ami est déjà là, sa voix du moins a déjà résonné, comme s’il dictait une sorte de loi au moment où le Dasein en vient à son propre pouvoir-être), et à la Gehörigkeit, à l’appartenance.
ibid. : 356-357
L’ami serait ainsi ce qui ouvre le Dasein et lui assigne son lieu propre dans la coappartenance de l’être. Le Dasein se met à l’écoute du Mitdasein (l’être-Là-avec), dont la voix peut aussi bien être celle de l’opposition et de la confrontation. Le phileîn, libéré de tout idéal, de toute érotisation du lien affectif, n’exclut pas la polémique, bien que le sens que lui donnait Héraclite était celui d’un accord. Comme l’explique Derrida, le phileîn est un « s’accorder au légein du lógos, l’entendre et lui répondre » (1994 : 371). Il correspond, dans son moment héraclitéen, au lógos, qui est rassemblement de l’être, homologie. Heidegger ferait donc valoir une équivalence entre le phileîn et la phúsis (la nature), en rétablissant la notion d’aimance originaire de la réduction que lui aura infligée la métaphysique platonico-aristotélicienne de la philia et de l’éros. Ainsi le phileîn demeure l’harmonie unificatrice de l’être dans ou par la parole, d’où peut surgir l’appel à la philo-sophie. Le phileîn, qui désigne aussi bien l’émerveillement devant la phúsis, est pour autant porteur d’un sophón originaire, or c’est précisément ce sophón dont se revendique la sophistique, qui travestit, par la mise en marché de son intelligence rhétoricienne, le sens de la sagesse originaire, qui est écoute, obéissance et appartenance premières à l’être compris comme lógos et comme phúsis. Voilà d’où surgit, pour certains, l’impératif de sauver l’harmonie originaire du sophón perdu (ibid. : 382-383). Et voilà encore d’où il vient qu’il faille revenir au moment pré-érotique, précédant la distinction entre amour et amitié aussi bien que celle des différents types de philia, pour définir l’aimance première et originaire évoquée dans Être et Temps comme « voix » capable d’ouvrir et de rassembler le Dasein sur son propre fondement. Voilà que commence à s’entendre enfin tout ce que « porte » l’utilisation heideggérienne du tragen (porter) : « Offrir de façon originaire, c’est accorder à l’autre ce qui lui revient [qui lui est dû] parce que cela appartient à son être [ou à son essence] dans la mesure où cela porte [ou supporte, comporte, trägt] son essence[4]. » (ibid. : 387) L’écoute de l’ami qu’il porte toujours déjà en lui ou auprès de lui est donc essentielle au pouvoir-être propre du Dasein.
Si le lógos et le phileîn sont retrouvés dans une appartenance commune, ce n’est pas pour autant qu’ils sont exempts de conflictualité. Voilà ce que Derrida dégage d’un séminaire d’été à Fribourg, tenu en 1935, où le philosophe déclare que le lógos et le pólemos sont le même. En pleine période nazie, Heidegger fait de la notion d’Auseinandersetzung, qu’on peut traduire par le combat ou le débattre l’un avec l’autre, l’essence du Mitdasein (Derrida, 1994 : 392-394). Dangereuse sentence qui pourrait bien hypothéquer l’argument ontologique en faveur du phileîn comme sóphon originaire. Or ce combat, précise le penseur de la déconstruction, ne consiste pas en celui d’une guerre qui détruirait l’unité de l’être. Il en assurerait a contrario le rassemblement. Le pólemos, ou l’agonistique originaire, reçoit bien plutôt le statut d’origine de la présence, de producteur ou de gardien de l’étant en totalité, des humains comme des dieux (ibid. : 408). « La schize produite par le pólemos doit aussi rassembler, ajointer, conjoindre, allier, conjuguer, maintenir ensemble ce qu’elle sépare ou ce qu’elle espace. » (ibid. : 410) Le combat, absolument originaire, structure première où pourront survenir les Dasein, précède les combattants eux-mêmes. Il en ira de leur essence d’être unis par l’inimitié originaire. Nietzsche le savait lui aussi.
Heidegger n’entre donc pas en contradiction, vingt ans plus tard, en affirmant l’identité de la philia et du lógos, même si cette affirmation doit impliquer une appartenance commune de la philia et du pólemos. L’inimitié originaire renfermerait la possibilité de la réconciliation : « Non pas […] réconciliation dans l’amitié, mais […] réconciliation entre l’amitié et l’inimitié, une réconciliation portée dans la même épreuve, dans la mêmeté-non-identique de l’expérience » (Derrida, 1994 : 417). D’où l’appel à écouter la « voix de l’ami » que le Dasein porte (supporte ou comporte) et qui parle d’un lieu étranger, autre, mais dont l’écoute, seule source d’unité, ouvre la demeure de l’humain.
Cette philopolémologie, selon l’expression forgée par Derrida, renseigne sur la structure de l’être-au-monde, auquel appartient une différence irréductible. L’ouverture première du Dasein consiste en un rapport à l’autre qui est entente originaire. Ainsi le sens de cet ami semble servir davantage à définir l’existential de la compréhension qu’à produire les normes du rapport au prochain. Les perspectives de communauté qu’ouvre ce traitement énigmatique, du reste, sont pour le moins incertaines. Dans quel mode de relation peut-il se traduire ? Il est encore impossible de le dire, et cela pour deux raisons au moins. D’une part, outre les sentences isolées évoquées plus haut, le philosophe n’a pas directement consacré de travaux aux phénomènes de l’amour et de la sympathie comme tels. De l’autre, il faut user de prudence lorsqu’on espère tirer d’une telle ontologie le sens d’une communauté véritable. La politique, comme on sait, est dans l’oeuvre de Heidegger une des articulations les plus obscures et les plus sujettes à mésinterprétation, pour ne pas mentionner que l’unique engagement politique qu’on lui connaisse s’inscrive au sein des événements les plus sombres de l’histoire allemande et qu’il n’a jamais été démenti. Arendt a abondamment insisté sur son désaveu impardonnable du monde commun. C’est donc contre lui qu’il est nécessaire de poursuivre l’analyse des replis de son oeuvre.
L’amour comme ouverture au monde : l’espoir de Heidegger
Tout traitement des thèmes de la sympathie et de l’amour semble d’emblée dévalorisé par rapport au pessimisme qui se dégage du chapitre où se trouvent néanmoins les évasives sentences que Derrida explore selon les procédés de la déconstruction. Et cet effort serait sans doute resté marginal s’il n’avait été repris par Giorgio Agamben. Dans un essai sur le concept d’amour chez Heidegger, il explore l’hypothèse selon laquelle le silence que Heidegger conserve sur l’amour et l’amitié n’est peut-être qu’apparent (Agamben, 2003). Une reprise et un approfondissement de l’existential de la tonalité affective révèle la clé des apories de l’ontologie paradoxale de Heidegger.
On sait par quel geste philosophique l’autotranscendance du Dasein, c’est-à-dire son ouverture en deçà de la subjectivité et de la connaissance, constitue un élargissement du concept d’ego transcendantal forgé par Husserl. Être et Temps nous apprend entre autres que l’ouverture à l’étant s’effectue toujours selon une certaine tonalité affective (Stimmung). L’ouverture au monde est donc de l’ordre d’un pathos et non d’un rapport cognitif de sujet à objet. C’est de l’émotion fondatrice du rapport de la conscience au monde, c’est-à-dire de la façon dont le Dasein éprouve son Da, qu’origine la thématique de la facticité. L’ontologie fondamentale de Heidegger s’avère une « herméneutique de la facticité » en ce sens qu’elle constitue d’emblée une explicitation de ses modes d’être quotidiens et mondains – c’est-à-dire factices, parce qu’affectivement modalisés. Le concept de facticité correspond en effet à une articulation essentielle de la pensée heideggérienne, et toute intelligence de l’idée d’authenticité doit être précédée d’une appréciation de la portée dont il est investi. À preuve, découvre Agamben, la notion de « vie factice », qui sert d’abord l’exploration de la réalité humaine, n’est substituée que vers la fin des années 1920 par le terme de Dasein : « C’est l’é-motion de la vie factice qui constitue celle-ci, de telle sorte que la vie factice, en tant qu’elle vit au monde, ne produit pas elle-même proprement son mouvement, mais vit le monde comme le en-quoi (worin), le de-quoi (worauf) et le pour-quoi (wofür) de la vie. » (Cité par Agamben, 2003 : 22) Ce mouvement se caractérise par une « dispersion évasive » (Verfallenheit) détournant le Dasein de son essence, qui réside dans son existence (ainsi que l’affirme la formulation bien connue : « Das Wesen des Daseins liegt in seiner Existenz »), et d’où lui vient l’impératif d’avoir-à-être son être propre. Or, précisément, « c’est parce qu’il a à être sa guise que le Dasein y demeure déguisé : enfoui dans ce qui l’ouvre, caché dans ce qui l’expose, obscurci par sa lumière même » (ibid. : 30-31). Voilà la raison pour laquelle l’étude des ambiances affectives permet de dégager la possibilité réelle d’un rapport qui libère pour l’expression du qui unique et inimitable de chaque Dasein. Ce détour par le concept de facticité doit permettre de faire comprendre le rôle de l’amour, dont la place et l’articulation propres sont maintenant comprises par rapport au mode d’être qu’est l’impropriété originelle du Dasein.
Agamben dénote chez Heidegger une différenciation entre l’affect, d’une part, et les passions, de l’autre. Au nombre de ces dernières, il compte l’amour et la haine, qui y occupent une place privilégiée (Agamben, 2003 : 38-39). Alors que l’ensemble des affects saisissent l’être du Dasein spontanément, l’amour et la haine s’y trouvent déjà présents dès l’origine, ainsi que l’exprime l’extrait suivant tiré du cours sur Nietzsche de 1936 :
Cette étreinte (Ausgriff) dans la passion ne fait pas que nous transporter au-delà de nous-mêmes, elle rassemble notre être sur son propre fondement (auf seinem eigentlichen Grund), elle n’ouvre celui-ci que dans ce rassemblement, de telle sorte que la passion est ce par quoi et dans quoi nous prenons pied en nous-mêmes (in uns selbst Fuss fassen) et nous nous rendons maîtres lucidement de l’étant autour de nous et en nous (hellsichtig des Seiendes um uns und in uns mächttig werden).
Cité par Agamben, 2003 : 39-40
Contrairement aux affections, qui sont aveugles à ce qu’elles révèlent, les passions ont le statut de guises fondamentales (Grundweisen) dans lesquelles et par lesquelles le Dasein fait l’épreuve de son Da, une facticité originelle que le Dasein est appelé à s’approprier. Le caractère privilégié de la passion amoureuse dans la compréhension que le Dasein a de son être est révélé dans le sens que renferme la « possibilité » chez Heidegger. Toujours originairement dans l’inauthentique, le Dasein jouit tout à la fois d’un pouvoir-être authentique. C’est de l’articulation de ce « pouvoir » (en allemand mögen, qui signifie aussi « vouloir ») qu’il est question dans ce passage de la Lettre sur l’humanisme, permettant d’apprécier la primauté ontologique de la passion fondamentale de l’amour :
Prendre à coeur une chose ou une personne dans leur essence, cela veut dire : les aimer (sie lieben) : les vouloir-pouvoir (sie mögen). Ce mögen signifie, si on le pense plus originellement : faire don de l’essence. Un tel mögen est l’essence propre de la puissance (Vermögen), qui ne réalise pas simplement ceci ou cela, mais laisse être (wesen), c’est-à-dire laisse être quelque chose dans sa provenance. La puissance du mögen est cela « grâce » (kraft) à quoi quelque chose est proprement pouvoir d’être. Cette puissance est proprement le « Poss-ible » (das eigentlich « Mögliche »), cela dont l’essence réside dans le mögen. [De par ce désir, l’Être peut la pensée. Il la rend possible.] L’être en tant que le Puissant-Voulant (das Vermögende-Mögende) est le « Poss-ible » (das « Mög-liche »). En tant qu’élément, il est la « force immobile » (die « stille Kraft ») de la puissance aimante (des mögendes Vermögens), c’est-à-dire du possible.
Cité par Agamben, 2003 : 41-42
De simple relation entre deux sujets, tel qu’il est trivialement compris, l’amour accède au statut d’ouverture originelle du Dasein. Le pouvoir-être authentique du Dasein est donc lié à l’amour, c’est-à-dire au « prendre à coeur quelqu’un ou quelque chose dans son essence ». Le texte « De l’essence du fondement » révèle une autre dimension du couple dialectique authentique/inauthentique. Le Dasein y est décrit comme à la fois en excès et en défaut de possibilité par rapport à l’étant : toujours livré à ce à quoi il fait encontre, son impuissance est radicale. La liberté du Dasein est impuissance métaphysique : une puissance passive.
Que le Dasein soit, selon sa possibilité, un soi-même et qu’il soit chaque fois facticement en conformité avec sa liberté, que la transcendance se temporalise comme événement originel, tout cela n’est pas au pouvoir de cette liberté elle-même. Mais une telle impuissance (l’être jeté) n’est pas le résultat de l’empiètement de l’étant sur le Dasein ; elle détermine au contraire l’être du Dasein comme tel.
ibid. : 46
L’amour peut donc se définir comme puissance passive d’appropriation du possible, lequel n’exprime que cette impuissance fondamentale. Le concept d’Ereignis[5] (littéralement : l’événement), qui prendra une importance centrale chez le philosophe à partir de 1936 et réglera la problématique articulation du propre et de l’impropre, doit être compris à la lumière de cette prétention première du penseur. Par l’appel à l’Ereignis, il ne s’agit pas de s’approprier, au sens de rendre propre à soi ce qui est étranger, car tel que l’a montré le détour par la notion de facticité, le propre réside dans l’impropre[6], et la liberté du Dasein est impuissance par rapport à l’étant. « La pensée de l’Ereignis n’est pas un effacement de l’oubli de l’être, mais un “s’installer” en elle et un “se tenir” en elle. Se réveiller (erwachen) de l’oubli de l’être à cet oubli même, c’est se dé-réveiller (entwachen) dans l’Ereignis. » (ibid. : 48) Le sens énigmatique du pouvoir-être propre s’éclaire soudain : s’approprier signifie « s’abandonner à l’inappropriable », comprendre et assumer sa dispersion et son retrait originels[7]. Ainsi que résume Agamben, « l’alêthéia, la vérité, est la garde de la lêthê, de la non-vérité ; la mémoire, la garde de l’oubli ; la lumière, la sauvegarde de l’obscur. C’est seulement dans l’insistance amoureuse de cet abandon, dans cette sauvegarde oublieuse de tout, que quelque chose comme connaissance et attention devient éventuellement possible » (2003 : 51). C’est à une clôture que le Dasein est ouvert, c’est l’obscurité qu’il éclaire. L’amour comme passion de la facticité met fin à la dialectique du propre et de l’impropre : ceux qui aiment, précise Agamben, « supportent jusqu’à l’extrême l’impropriété de l’amour afin que le propre puisse surgir comme appropriation de cette libre impuissance que la passion a portée à son extrême » (ibid. : 52).
La conception de la liberté énoncée dans la Lettre sur l’humanisme est réitérée dans les écrits ultérieurs de Heidegger, mais on peut croire qu’elle faisait déjà fond à la rédaction d’Être et Temps, publié en 1927. On trouve clairement énoncée l’essence de l’amour dans les échanges épistolaires de Heidegger avec la jeune Hannah Arendt, qui ont débuté en 1925. Il lui demande : « Qu’est-il en notre pouvoir de faire sinon de nous ouvrir l’un à l’autre et de laisser être ce qui est ? De le laisser être de telle sorte que cela nous soit joie pure et source vive d’où jaillisse chaque jour nouveau en notre vie. Être allègrement ce que nous sommes. » (Cité par Piazza, 2003 : 89). Quelques semaines plus tard, une autre lettre confirme le statut ontologique de l’amour :
Sais-tu que c’est ce qu’il y a de plus difficile, entre toutes choses, ce qu’il est donné à un être humain de porter ? […] Pour tout le reste, il y a des voies et des secours, des garde-fous pour s’y repérer, tandis qu’en l’occurrence être dans l’amour (in der Liebe Sein) = être contraint à son existence la plus « propre » (in die eigenste Existenz). Amo signifie volo ut sis, a pu dire saint Augustin : je t’aime – je veux que tu sois ce que tu es.
ibid. : 90
L’intimité libère chacun pour sa propre guise, révèle Valeria Piazza. C’est tout le mystère et l’étrangeté de l’existence de l’autre qui sont ouverts, car l’amour est exposition de/à ce qui se retire : « la conscience de cette intime extranéité qui permet de saisir la possibilité de l’autre » (ibid. : 95). Foi en l’être de l’autre, l’amour le contraint à sa liberté. Pour Piazza, l’élucidation du concept de Mitsein par ces occurrences d’une pensée de l’amour révèle la structure d’union originaire du Dasein avec celui d’autrui. Restituant au rapport de sollicitude positive sa dimension relationnelle, il saurait enraciner l’ontologie heideggérienne dans une visée praxique, ce que Courtine ne lui accordait pas.
Le rapport est ici pensé par Heidegger comme le fait de garder, de conserver l’être de l’autre qui nous est dévoilé, sans vouloir le posséder ou le connaître comme quelque chose que l’on sait, mais en nous soumettant à la condition où nous nous trouvons tous les deux, en laissant être ensemble notre être et son être, docilement. C’est seulement si nous nous tenons l’un en face de l’autre selon cette dimension que notre rapport peut être amour véritable, c’est-à-dire peut « dévoiler ce qui se tient caché » selon la structure de l’a-lêthéia.
Piazza, 2003 : 102
La simple possibilité de l’amour, remarque Agamben, renverse la compréhension courante du nihilisme contemporain, voulant que l’humain n’habite plus que l’impropre et l’infondé. Au contraire, il révèle une ontologie tragique : « il est plutôt celui qui se passionne proprement à l’impropre, celui qui, unique parmi les vivants, peut son impuissance » (2003 : 53). Voilà le sens de l’utilisation heideggérienne de la notion grecque d’a-lêthéia. L’amour consistant en une ouverture au pur être ainsi, ou « tel quel ». Ce n’est pas l’identité (l’association à la même chose) qu’ex-pose l’amour et son langage, ni un prédicat particulier de l’être aimé, mais l’ipséité (la chose même, l’être même, l’ensemble de ses prédicats).
L’idée de lier l’amour à la dimension praxique de l’existence, c’est-à-dire à la vie politique, ne va pas sans nombre de contradictions. Sur ce point, Arendt est sans équivoque : la passion qui unit les amants les préserve des tourments du monde public, mais, du coup, les prive aussi de sa lumière. Une telle quête d’authenticité succombe à ce vieux mépris de la tradition pour le monde commun. L’amour est marqué d’un caractère impolitique, mais pour Arendt, qui vise un réel dépassement de la tradition, il ne possède pas moins une issue heureuse dans la venue au monde d’un être nouveau, dont il est à l’origine. Elle confirme ainsi que la possibilité de l’inédit, du singulier, essentielle à l’établissement d’un espace du commun, procède bien de quelque passion, mais par le détour de la condition humaine de natalité.
De l’authenticité à la communauté
Une discussion rigoureuse visant à établir le rapport entre amitié et communauté et à dégager par suite des conséquences pour une pensée politique qui puisse guérir les blessures causées par les violences extrêmes perpétrées au xxe siècle au nom d’un sens de l’humanité ou d’une destination transcendantale des communautés pourrait exiger une distinction entre les degrés d’implication affective que caractérisent l’amour, d’une part, et l’amitié, de l’autre. Or, la différence entre l’amour sensuel des amants et l’affection platonique des amis ne fait pas partie de la discussion parce que la frontière qui les sépare, qui distingue les comportements que prescrit celle-ci et que proscrit celui-là, m’apparaît davantage l’effet que la cause d’une certaine intelligence de la communauté, celle dont il s’agit de restituer ici le sens afin d’échapper aux écueils qui parsèment le difficile chemin des projets politiques de la modernité.
Sans doute serait-il vain de se livrer ici à quelque incursion, même sommaire, dans l’étude des conceptions philosophiques de l’amitié. Comme l’amour, le thème n’a cessé d’intéresser les philosophes, de Platon, Aristote, Cicéron et Augustin jusqu’à Rousseau et Smith, en passant par Descartes, Spinoza, Montaigne. Si l’on voulait embrasser d’un seul geste le mouvement de ces conceptions, on pourrait affirmer sans risquer la caricature qu’un parallélisme peut être établi entre les éthiques de la passion véritable qui ont dominé l’histoire des idées et les différents projets de communauté qui traversent les aspirations propres à chacune des époques, à savoir une certaine volonté de fixer un fondement inébranlable, quelque référent moral sûr, à la régulation des conflits inhérents aux affaires humaines, c’est-à-dire, dans le cadre de la problématique discutée ici, de nier les incertitudes et la polémique inhérentes à la quête d’une existence foncièrement singulière et irréductiblement rebelle à toute référence identitaire.
L’objection selon laquelle la vie affective serait du domaine du privé et, pour autant, ne serait pas en mesure d’éclairer la spécificité de la politique, sera une fois de plus sans effet. Non seulement la nature des institutions vouées à assurer la régulation de la vie commune découle-t-elle directement de la compréhension qu’une société se fait des rapports humains, mais cette distinction traditionnelle entre le public et le privé, qu’on le déplore, comme Arendt (1983 [1958]), ou l’accueille avec sérénité, comme Michael Hardt et Antonio Negri (2000, 2004 et 2009), est définitivement mise en péril dans la nôtre. Je garde ce problème aux facettes multiples pour un autre temps et propose d’évaluer, avant de conclure, l’apport potentiel de la postérité heideggérienne à l’intelligence de ces affects qui appartiennent aux modalités positives de sollicitude et de leurs conditions afin de poursuivre la tâche, au moins aussi urgente, de définir l’expérience communautaire.
L’amitié comme tâche politique
Jean-Claude Fraisse, auteur d’une histoire de l’amitié dans la philosophie classique, remarque à bon escient qu’il en ira différemment des communautés et des institutions si les rapports humains sont jugés harmonieux ou conflictuels, originaires ou dérivés, nécessaires ou contingents, libérateurs ou aliénants (1974 : 11-12). Les phénomènes affectifs, loin d’y être opposés, figurent au coeur de la question du politique, pour peu que l’on se garde de n’y faire résider en exclusivité que les querelles qui occupent les questions de gouvernement ou de gouvernance – dont le caractère politique serait d’ailleurs à démontrer, puisqu’il n’en va que d’autant de techniques d’administration de la vie, d’instruments de cohésion socioéconomique voire sociotechnique, ou encore, pour les plus pessimistes d’entre nous, de simples stratégies coercitives aux mains d’un capitalisme financier et corporatif désormais mondialisé, total et sans réserve. La politique, c’est une vue commune à Arendt et à Hardt et Negri, est liée à la liberté. Or il est indéniable que celle-ci s’enracine dans le caractère propre de la dimension commune ou partagée de l’existence, c’est-à-dire ce qui découle, comme Arendt a insisté, usant ici de Heidegger contre lui, et pour le dépasser, de l’humaine condition de pluralité. Voilà la base sur laquelle elle mène la phénoménologie sur des terrains bien en aval de ceux auxquels elle se bornait dans le cadre de l’ontologie fondamentale de son maître.
Repenser l’être-ensemble sur la base de la notion de singularité permet de restituer à la communauté sa dimension proprement impondérable, incommensurable : la pluralité d’êtres singuliers ouvre toujours un espace infini, or l’infini n’est jamais total. La communauté ne circonscrit l’espace de la rencontre d’êtres uniques que si elle renonce à se comprendre comme totalité, politique ou sociale, somme de ses parties individuelles – indivisibles. Le rapport politique n’obéirait à aucune communauté, identitaire ou d’intérêts, pas plus qu’à une intouchable dignité individuelle : ces entités renvoient toujours aux parties indivisibles d’un tout-société, somme de ses parties. La communauté n’instaure que le rapport d’être singulier à être singulier, qui résiste à la volonté d’actualiser une essence qu’on lui suppose immanente pour restituer à chacun l’expérience absolument non synthétisable de la mise en commun des mondes hétérogènes qu’ils sont : d’abord du fait de leur natalité, condition du commencement de quelque chose d’absolument nouveau, d’irréductiblement autre, mais ensuite du fait de la mortalité, exposition de chacun à la finitude, principe absolu d’individuation.
Sur la base de ce commencement pourtant sans archè (principe, autorité) de la naissance surgit l’exigence communautaire, l’ouverture de monde qui caractérise l’être propre de tout humain. La séparation radicale des expériences singulières s’éprouve par l’être-au-monde comme tension vers l’extérieur, vers autrui qu’aucun des concepts issus de la métaphysique du sujet ne peut recouvrir sans violence. La communauté est l’assomption de la distance infinie qui en sépare chaque Dasein, elle le révèle comme rapport à quelque chose – et non support préalable à la représentation de quelque chose. Ainsi que l’exprime Maurice Blanchot dans des lignes consacrées à Georges Bataille, son ami défunt : « Ce qui sépare : ce qui met authentiquement en rapport, l’abîme même des rapports où se tient avec simplicité, l’entente toujours maintenue de l’affirmation amicale. » (Cité par El Murr, 2001 : 210) C’est pourquoi la métaphysique du sujet exclut la communauté ainsi comprise, puisqu’elle pose un être absolu (individu ou État) et, par définition, sans rapport[8] (Nancy, 1986 : 42). Or une communauté, qui est essentiellement mise en rapport, survenance du rapport, ne peut pas être faite d’atomes. Elle n’est pensée comme totalité – organique ou historique – qu’au prix de son travestissement et de son dépérissement, car c’est l’exposition à la mort de chacun de ceux qui en sont qui en est à l’origine. Elle se joue dans l’acte de révélation de ce qui demeure toujours en retrait : l’extranéité de l’existence que l’amour dé-voile. C’est pourquoi elle n’est pas une entité supérieure (immortelle) à laquelle chacun accéderait par fusion communielle ou projet d’accomplissement téléologique. Elle se joue au contraire dans sa propre impossibilité, dans la présentation ou la restitution à chacun de sa vérité mortelle. En ce sens, elle constitue la possibilisation originelle de l’existence. « La communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » de Georges Bataille devient « communauté désoeuvrée », chez Jean-Luc Nancy (1986), et « inavouable », chez Maurice Blanchot (1983).
L’essentiel de cette critique tient en l’idée d’une extase communautaire, que l’atomisme qui sous-tend l’idéal de raison individuelle est inapte à mettre en oeuvre. L’extase est liée à l’absence de fondement de l’être compris comme tension vers l’espace infini qui me sépare d’autrui et des autres. Elle se joue dans l’abîme de la séparation. Pour Nancy, à l’origine de la communauté a lieu un clinamen, c’est-à-dire « une inclinaison ou une inclination de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre ou de l’un à l’autre » (1986 : 17). Il en va de même chez Agamben (1990), pour qui la communauté à venir est celle des « singularités quelconques » – quelconques, en latin quodlibet, c’est-à-dire l’être tel qu’il importe, tel qu’on le désire, dont la condition originelle est d’être désiré. De façon essentielle, la singularité est liée à l’amour. L’amour devient modalité de la rencontre qui libère autrui en vue de son être propre, c’est-à-dire émancipé de toute appartenance et de toute identité.
[S]i les h[umains], au lieu de chercher encore une identité propre dans la forme désormais impropre et insensée de l’individualité, parvenaient à adhérer à cette impropriété comme telle, à faire de leur propre être-ainsi non pas une identité, mais une singularité commune et absolument exposée, si, autrement dit, les h[umains] pouvaient ne pas être ainsi, dans telle ou telle identité biographique particulière, mais seulement être le ainsi, leur extériorité singulière et leur visage, alors l’humanité accéderait pour la première fois à une communauté sans présupposé et sans objet, à une communication qui ne connaîtrait plus l’incommunicable.
Sélectionner dans la nouvelle humanité planétaire ces caractères qui permettent sa survie, déplacer le diaphragme subtil qui sépare la mauvaise publicité médiatique de la parfaite extériorité qui ne communique qu’elle-même – telle est la tâche politique de notre génération.
Agamben, 1990 : 67
Puisqu’il ne s’attache jamais à une propriété particulière de l’être aimé, mais plutôt à l’ensemble de ses prédicats (son ipséité), l’amour est cet accès au simple fait que l’autre soit, à son avoir-lieu, sa transcendance (ibid. : 21). Accéder à l’avoir-lieu d’autrui, tel est à la fois l’impératif et le privilège de ceux qui forment une communauté politique.
Voilà établies les bases d’une communauté de réciprocité, à la fois imminente et impossible à fonder sur quelque principe : un être ensemble sans archè ni telos (finalité). Si elle indique une politique impossible, elle constitue sans aucun doute le point de vue duquel une critique de la politique est possible. La communauté impose un dépassement de l’individualité, et ce, en dépit de la volonté des modernes d’en faire résider le fondement dans un idéal moral de l’humanité, que celui-ci soit tiré d’une aptitude à la compassion ou issu de l’hypothèse d’une sympathie naturelle. Le rôle de l’affect dans l’expérience communautaire consiste à aménager les conditions de ce que Heidegger nomme la sollicitude qui devance et qui libère autrui pour son souci, c’est-à-dire sa propre prise en charge existentielle. Dans cette rencontre, la singularité s’ex-pose et son ex-position révèle le véritable sens de l’expérience de la politique : seule authentique modalité d’actualisation de la condition humaine de pluralité. Nancy insiste sur un tel usage de la notion de politique :
Le politique, si ce mot peut désigner l’ordonnance de la communauté en tant que telle, dans la destination de son partage, et non l’organisation de la société, ne doit pas être l’assomption ou l’oeuvre de l’amour ni de la mort. Il ne doit ni trouver, ni retrouver, ni opérer une communion qui aurait été perdue, ou qui serait à venir. Si le politique ne se dissout pas dans l’élément socio-technique des forces et des besoins (dans lequel, en effet, il semble se dissoudre sous nos yeux), il doit inscrire le partage de la communauté. Politique serait le tracé de la singularité, de sa communication, de son extase. « Politique » voudrait dire une communauté s’ordonnant au désoeuvrement de sa communication, ou destinée à ce désoeuvrement : une communauté faisant consciemment l’expérience de son partage. Atteindre à une telle signification du « politique » ne dépend pas, ou pas simplement en tout cas, de ce qu’on appelle une « volonté politique ». Cela implique d’être déjà engagé dans la communauté, c’est-à-dire d’en faire, en quelque manière que ce soit, l’expérience en tant que communication : cela implique d’écrire. Il ne faut pas cesser d’écrire, de laisser s’exposer le tracé singulier de notre être-en-commun.
1996 : 99-100
Politique serait donc une invitation à s’inscrire dans un réseau immortel par l’ex-position de son être singulier (parce que fini, mais avant tout par ce que venu au monde). Il implique donc une appropriation du langage, en lequel Heidegger (1964) voyait la demeure de l’être et l’abri de l’essence de l’humain. L’expérience de l’amitié comme mise en commun de mondes hétérogènes et incommensurables pourrait bien définir la structure d’une telle rencontre.
Conclusion : L’incommensurable espace de la rencontre des singularités
Aucun attribut commun ne définit les « membres » d’une communauté, que l’amitié situe à la fois dans un rapport de réciprocité et d’agonistique. Leur union, qui n’est autre que l’épreuve de leur différence, ne fait appel à aucune propriété ni appartenance commune, sinon l’appartenance à la coappartenance. Seul un mouvement d’un à l’autre les unit : celui de la reconnaissance mutuelle du propre être ainsi de chaque singularité en présence. Voilà ce qui se dégage d’une recherche menée au coeur des trois existentiaux fondamentaux de la phénoménologie heideggérienne.
S’il me faut garder pour un autre temps de retracer l’histoire philosophique de l’amitié, celle-ci pourrait s’avérer un exercice absolument fécond, capable d’instruire sur le sens donné historiquement à la vie publique. Cette enquête, si elle était menée, pourrait dévoiler que, dans la tradition philosophique, une certaine problématisation de la vie affective tend à exclure la question de la présence d’autrui dans le monde, c’est-à-dire le fait que le monde est toujours déjà celui que chaque être partage avec les autres, et que chacun n’est au monde qu’en tant qu’il se rapporte affectivement aux autres. Ce travail découvrirait par la suite à quel point le fait de déterminer historiquement un fondement à la communauté en faisant l’économie d’une analyse de cette condition, pourtant irréductible, de l’existence humaine, put s’avérer fatal. Évincée par une tradition qui cherche plutôt la nature et les conditions d’un amour vrai, la question de l’amitié semble devoir attendre l’émergence de la phénoménologie et de l’existentialisme pour que lui soit restituée une place au sein de la philosophie et que celle-ci l’envisage finalement comme la tâche politique par excellence. Il lui aura fallu soutenir ce péril extrême et en faire la traversée. S’il est possible d’attribuer, comme le propose Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité (1984), un certain refoulement du rapport à l’autre à une orientation déterminée de la pensée métaphysique, je peux par suite poser l’hypothèse que la résurgence de la problématique s’explique par une autre transformation de l’ontologie à l’oeuvre dans la pensée contemporaine. C’est ce mouvement dont j’ai souhaité indiquer le chemin.
Une pensée de la communauté basée sur l’amitié comme forme de sollicitude positive et libératrice pourrait ainsi répondre au péril de l’immanentisme comme de tous les transcendantalismes, puisque la singularité qui se découvre telle ne le fait qu’à la faveur de l’expérience d’une extériorité pure : la présence d’autrui dans une distance infinie que seule une désubjectivation rend possible. De cette expérience d’un « glissement hors des limites », dit Blanchot (1983 : 33), qui échappe à toute représentation, procède l’extase (ek-stasis), le fait de se tenir dans un dehors. Si un refoulement historique de la proximité peut être attribué à une certaine intelligence des rapports affectifs, issue de l’idéalisme dont le monde grec a engendré les premières manifestations, c’est dans le principe d’identité subjective, au fondement de la philosophie politique moderne que se trouvent les conditions de l’absolutisation de ce refoulement. Le sens moderne de la communauté a pu ainsi correspondre à la volonté d’abolir cette saine distance d’un à l’autre, à la négation de l’espace infranchissable et irréductible qui sépare les amis, et qui ne s’éprouve nulle part avec plus de vérité que dans la proximité. La visée réconciliatrice de « la communauté à venir », telle que la décrivent Agamben, Nancy et Blanchot, inspirés de Heidegger et de Bataille, exige la réappropriation de la parole : seule l’expérience de la communication révèle l’être-dans-un-dehors, permet d’assumer l’ek-stasis ou le se-tenir-hors-de-soi qui caractérise l’existence humaine.
Si cette communauté des consciences singulières apparaît si rare, si difficilement réalisable, cela tient justement à l’incommensurabilité de l’intervalle entre les humains. L’abîme infranchissable où s’érige le précaire équilibre du réel est fait de rencontres toujours souhaitées et toujours renouvelées, mais toujours menacées. Voilà l’espace où se constitue le tissu réticulaire des affaires humaines. Quelconques, sans identité et sans objet, les singularités qui se reconnaissent à partir d’une expérience – extatique, par définition – de leur être-en-commun, n’ont pour commun que leur différence, d’où résultent l’impossibilité de fonder une communauté qui soit exempte d’un antagonisme primordial, et la compossibilité de l’ouverture de mondes non pas harmonieux, mais en perpétuelle confrontation. C’est dans l’imprévisibilité instituée par la parole, discussion sans fin ni finalité, exposition des singularités, que survient la communauté. Mue par le mouvement d’une affection originaire et d’une polémique irréductible, la mésentente dont ceux qu’unissent des liens d’amitié connaissent toute la portée, constitue un espoir d’échapper aux ravages de la domination et au péril que recèle la monopolisation de la violence, et indique la voie d’une impossible politique.
Appendices
Note biographique
Émilie Bernier est politologue. Elle a obtenu un doctorat de l’Université d’Ottawa et une maîtrise de l’Université du Québec à Montréal. Elle enseigne la théorie politique à l’Université d’Ottawa et à l’Université du Québec en Outaouais. Ses plus récentes recherches s’inscrivent dans la littérature actuelle sur le communisme et explorent la phénoménologie ainsi que certaines approches post-marxistes dans l’optique d’une critique du travail et de la valeur à partir d’une interprétation des modalités de la production de subjectivité. L’article est tiré de son mémoire de maîtrise sur le traitement de l’amitié dans la philosophie politique.
Notes
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[1]
Les numéros de pages entre crochets indiquent ceux de l’édition originale allemande de 1927.
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[2]
L’allemand Fürsorge est choisi pour sa parenté avec Sorge (souci), ce qui ne peut être rendu en français.
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[3]
Arendt (1983 [1958]), qui valorise autrement la compassion, n’en fait pas moins une force antipolitique, dans la mesure où elle abolit la distance inhérente à l’action, cause de leur comparution en tant qu’égaux dans l’espace du commun.
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[4]
Source non citée, traduction de Derrida. Les passages entre crochets sont des ajouts de l’auteur.
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[5]
Heidegger (1968 [1957]) fait jouer ici la parenté avec eigen : le propre. L’événement connote donc l’appropriation. Dans l’édition de 1968, d’Identité et différence, l’Ereignis reçoit pour traduction co-propriation, qui souligne la coappartenance de l’homme et de l’être.
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[6]
« L’Ereignis est en lui-même Enteignis (expropriation), mot dans lequel est repris le grec primitif lêthê dans le sens de retrait. » (Cité par Agamben, 2003 : 48)
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[7]
Dans l’opuscule qu’elle publie en collaboration avec Agamben, Valeria Piazza décèle également l’idée « d’abandon » (Gelassenheit), qui, à partir de la fin des années 1940, se définit comme « ouverture au secret » (Offenheit für das Geheimnis), à ce qui doit rester en retrait. Le choix du terme allemand Geheimnis pour secret n’est pas innocent : le radical « Heim » renvoie au « chez soi » (2003 : 87).
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[8]
Le sujet n’a pas en lui-même de terme, d’où l’impossibilité de dire : « Je suis mort ». Au contraire, la mort de l’autre se révèle comme celle d’un je qui est nécessairement un autre. Elle est l’expérience d’une désubjectivation, au sens qu’Emmanuel Levinas (1998 [1992]) donne à cette notion.
Bibliographie
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