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Professeure à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Sandra Laugier a contribué activement au cours des vingt dernières années à introduire en France de nouveaux objets de réflexion inspirés notamment de la philosophie du langage ordinaire (Ludwig Wittgenstein, John Austin), de l’éthique particulariste (Iris Murdoch, Cora Diamond), de l’éthique féministe du care et du perfectionnisme moral. C’est à l’examen des différentes variétés de ce dernier que s’attachent les chercheurs réunis sous ses auspices dans La voix et la vertu. Avec cet ensemble, qui réunit 23 contributions issues d’époques, de disciplines et de lieux divers, Laugier prodigue une nouvelle preuve de son impressionnante capacité de rassemblement. Pour le lecteur qui hésiterait à entreprendre un parcours aux courbes nombreuses et au tracé parfois nébuleux, l’introduction générale fournit une clé de lecture qui a valeur de mise en garde : c’est la nature même de l’objet de l’enquête qui appelle la mobilisation d’une telle diversité d’approches. On apprend, en effet, que le perfectionnisme ne constitue pas une tradition ou une théorie proprement dite. Certes, il existe bien un corpus que le présent ouvrage contribue à restituer en proposant de nouvelles traductions (de « Confiance en soi » de Ralph Waldo Emerson et de « Vision et choix en morale » de Murdoch) ou des versions inédites (« La philosophie comme éducation des adultes » de Pierre Hadot) de certains de ses textes-phares, La première partie du volume a pour vocation d’éclairer cette continuité souterraine qui va d’Emerson à Henry David Thoreau, jusqu’à Murdoch et Hadot (à qui l’ouvrage est dédié), et qui sous l’impulsion en particulier de Stanley Cavell (dont la philosophie imprègne et aiguille l’ensemble de l’ouvrage) a cherché à s’affirmer comme courant à part entière. Mais cette continuité – c’est l’un des principaux objectifs de l’ouvrage de le montrer – n’a cependant pas pour foyer une vision unique de la perfection, mais plutôt une tonalité commune dans la manière d’aborder l’exigence de transformation de soi. Pour le perfectionnisme, le bien ne s’énonce qu’en relation à une voix singulière. Vraisemblablement, c’est pour s’accorder à ce principe indissociablement individualiste et pluraliste que cet ouvrage convoque une telle multiplicité d’approches.
Dans le champ de la philosophie morale, le perfectionnisme bouscule les clivages traditionnels. En témoignent en premier lieu certains rapprochements examinés dans ce volume avec l’écosophie, la théorie des capabilités, certaines variantes de la sociologie critique, le pragmatisme et les versions antiques et contemporaines du souci de soi. Témoigne également de la spécificité du perfectionnisme l’adoption de formes d’expression qui échappent aux frontières disciplinaires – d’où la troisième partie portant sur des oeuvres littéraires (Jane Austen, Robert Musil, John Maxwell Coetzee) et cinématographiques (Arnaud Desplechin). Aussi l’identité du perfectionnisme se laisse-t-elle plus difficilement saisir que les courants utilitaristes, déontologiques ou de l’éthique de la vertu. Avec cette dernière, il dénonce les abus d’une théorie qui réduit indûment le champ moral à l’interrogation sur la justice de l’action ou du choix des individus. Le perfectionnisme déplace le curseur vers les dispositions, les manières ou les « textures d’être » (Murdoch) de l’individu, et s’interroge sur les moyens dont il dispose pour atteindre un état supérieur de soi. Au rebours de l’éthique de la vertu, cependant, l’exigence de perfectibilité mobilisée par le perfectionnisme ne suppose aucun modèle unique de la perfection. Le perfectionnisme se réduit à une seule injonction : se suivre soi-même, élaborer une mesure personnelle de la perfectibilité. Être à la hauteur de cette exigence implique une capacité à suivre sa constitution propre, mais aussi à se rendre intelligible à soi-même. C’est sur cette base que s’explique l’attention rigoureuse prêtée à l’expression et aux mots. Voix et vertu sont indissociables : le souci de soi est souci pour ce que l’on dit et veut dire. Paradoxalement, ce n’est donc que dans l’expression de ce qui compte pour lui (Diamond) et dans l’expérience d’une transformation intérieure unique que l’individu peut constituer le foyer d’universalité en morale. C’est ce dont atteste la définition qu’Emerson donne du génie : « Croire en votre propre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au plus secret de votre coeur est vrai pour tous les hommes – là est le génie. Exprimez votre conviction profonde, et son sens deviendra universel. » (p. 34) La confiance en soi (self-reliance), ressort perfectionniste par excellence, est néanmoins inséparable de l’insatisfaction. Distincte du regret, elle ne consiste pas dans la dévalorisation des états imparfaits d’un moi qui n’aurait de véritable dignité qu’une fois sa finalité entièrement accomplie. L’insatisfaction est plutôt l’expression d’un scepticisme méthodologique qu’il conviendrait d’appliquer à l’idée même de perfection. Comme le rappelle Denis Guénoun, le perfectionnisme ne suppose pas un moi idéal, un état définitif du moi ; pour Cavell, chaque état du moi est ultime. C’est, en somme, par cette combinaison complexe de confiance et de scepticisme que le perfectionnisme d’inspiration émersonienne prétend échapper aux formes dévoyées du perfectionnisme – les éthiques monistes de la vertu d’un côté et les manuels de développement personnel de l’autre.
S’il a pour vocation de suivre l’individu dans ce qu’il a d’unique, le perfectionnisme n’en demeure pas moins directement concerné par les questions sociales et politiques. Dans le sillage de Wittgenstein et d’Austin, Cavell insiste d’abord sur l’inscription des éléments du vocabulaire éthique dans le contexte des usages et des formes de vie. À proprement parler, le perfectionnisme engage une notion de transformation qui ne peut constituer une rupture avec le monde tel qu’il est : ce n’est que dans ce monde que l’individu peut changer. Si la conversion recherchée, qu’il convient de distinguer de la refondation, consiste à tendre vers un nouveau qui est déjà là, le perfectionnisme moral s’accorde mal, cependant, avec le conservatisme politique – un soupçon souvent exprimé à l’encontre des méthodes de la philosophie du langage ordinaire. Comme le rappelle Paola Marrati, le refus de la refondation n’est pas un conformisme. Critique de l’esclavage, de la guerre de conquête, et porteur d’une interrogation incessante sur les dimensions problématiques et conflictuelles de la légitimité des institutions et des lois, le perfectionnisme n’a eu de cesse d’accréditer le principe d’une désobéissance au pouvoir arbitraire. Le motif de cette critique politique s’accorde directement avec l’exigence morale : il n’est pas du devoir de l’individu d’obéir à une loi qui n’exprime pas sa voix. Grâce aux éclairages croisés de Marrati, Joëlle Zask et Jeroen Gerrits, on comprend que si le « je » ne se donne et ne se transforme qu’en référence à un « nous », loin s’en faut pour que cette relation se fasse dans le refoulement du désaccord et du dissensus. L’exigence par rapport à soi et l’exigence par rapport à la société et à la politique se laissent percevoir dans une visée d’amélioration qui combine, dans et par la conversation commune, des parts irréductibles et complémentaires de confiance et d’insatisfaction, de consentement et d’anticonformisme.
L’apport proprement politique du perfectionnisme (examiné en particulier dans la quatrième partie de l’ouvrage) prend la forme chez Cavell d’une critique originale de la théorie de la justice de John Rawls, et en particulier de la notion de consentement qu’elle présuppose. Dans la perspective rawlsienne, consentir à la société, c’est consentir aux principes d’abord adoptés à partir de la position originelle, puis se donner ces principes pour base dans les discussions à venir. Pour le perfectionnisme, un tel point de départ est problématique. Que faire, en effet, d’un accord qui s’est institué dans l’exclusion de certaines voix ? Et même à supposer qu’un tel accord ait validé l’exigence égalitaire, en vertu de quel principe l’individu doit-il s’interdire de retirer son consentement à un moment ou un autre de sa vie ? L’exigence morale du perfectionnisme se double d’une exigence proprement politique qui consiste en une demande d’égalité dans la conversation de la justice ainsi qu’en une ouverture permanente de cette conversation sur la légitimité de l’accord. Corrélativement, la critique perfectionniste se traduit par la remise en cause d’une méthode qui s’avère impuissante à évaluer le degré de justice des institutions et des pratiques réelles. La question politique du perfectionnisme interroge la valeur d’une méthode, celle de Rawls notamment, qui pour juger de la conformité des institutions avec les principes de justice définis dans la position originelle s’en remet pour une bonne part à l’intuition. Qui décidera de l’importance de la déviation ? Et, le cas échéant, sur quelle base une telle décision sera-t-elle prise ? Ces questions sont sous-tendues par une exigence fondamentale relative à la nécessité pour la démocratie elle-même de se doter de critères susceptibles de déterminer le seuil à partir duquel les manquements à ses propres principes deviennent intolérables. Montrer la nécessité de répondre à cette question, c’est être disposé à poser de façon adéquate le problème du consentement, c’est aussi admettre la possibilité de revendications dont l’expression s’accorde mal avec les règles prévues pour la délibération commune.
Le perfectionnisme est porteur d’une exigence de transformation indissociablement éthique et politique. Emerson, écrit Laugier, en appelle « à la construction d’un nouvel homme ordinaire, l’homme de la démocratie » (p. 349). Les revendications sociales et politiques supposent la capacité de s’interroger aussi bien sur les principes du vivre-ensemble que sur les modalités de l’expression et du souci de soi. Ces différentes exigences relatives à la capacité d’un individu à parler véritablement en son nom et à ne pas obéir aveuglément aux valeurs dominantes constituent la cible privilégiée des détracteurs du perfectionnisme. On trouve cette réserve dans la critique paradigmatique adressée par Rawls (Théorie de la justice, section 50) à un perfectionnisme dont les accents élitistes constitueraient une menace pour les exigences pluralistes des démocraties contemporaines. Les auteurs de ce collectif se font les porte-parole du refus exprimé par Cavell de cette identification du perfectionnisme et de l’élitisme. Résultant d’un certain nombre d’opérations intellectuelles jugées malhonnêtes (dont l’interprétation donnée par Rawls d’un passage clé du « Schopenhaeur éducateur » de Nietzsche), cette accusation ferait l’impasse sur la puissante revendication égalitaire du perfectionnisme et son enracinement historique dans la culture démocratique. Plus encore, ce rapprochement nous priverait de comprendre que le perfectionnisme est non seulement compatible avec la démocratie, mais qu’il est fondamentalement nécessaire à sa protection et à son approfondissement. Les contributeurs de cet ouvrage présentent volontiers le perfectionnisme comme l’unique alternative démocratique au libéralisme politique. Résolument sceptique, le perfectionnisme permettrait d’encourager certaines capacités, certaines qualités éthiques, tout en critiquant l’inanité des solutions préconisées par les nostalgiques des formes politiques et des conceptions morales pré-modernes.
Le programme du perfectionnisme est ambitieux et séduisant. On peut se demander, toutefois, si le renversement de l’antiperfectionnisme de Rawls peut suffire à dissiper les doutes sur la capacité du perfectionnisme à s’accorder avec le pluralisme éthique. Pour que le lecteur puisse en juger, une attention à la variété des voix de l’antiperfectionnisme aurait été la bienvenue.