Abstracts
Résumé
L’article présente les résultats du premier sondage mené auprès de participants de la blogosphère politique québécoise. Les données tirées de l’enquête permettent de tracer le profil sociopolitique des blogueurs politiques québécois, d’identifier leurs habitudes « bloguistiques », leurs visions de la démocratie et les motivations qui les guident dans leur activité de rédaction en ligne. Les conclusions indiquent que, d’un point de vue politique, les blogueurs québécois se démarquent de l’ensemble nord-américain mais également de la société québécoise en général. Ce double constat d’une blogosphère politique québécoise « distincte » s’explique en majeure partie par le statut minoritaire de la nation québécoise.
Abstract
Based on data collected through an online survey conducted in April 2008, this paper proposes the first detailed sociopolitical profile of political bloggers in Quebec. Specifically, the research provides a detailed assessment of Quebec bloggers’ motivations to blog, their political involvement in online content dispersion and social networks as well as their participation in offline formal and informal political and civic activities. This description helps to better understand the specificities of an emergent and ever-growing community of politically active citizens. Additionally, the research draws contrasts with previous studies of the U.S. political blogosphere and indicates that Quebec’s blogosphere represents a “distinct society” in the North American context due to its minority status on the continent.
Article body
Après l’âge d’or des formations politiques et la montée des médias de masse comme la télévision et la radio durant le deuxième âge de la communication politique, le troisième âge, caractérisé par le développement et l’adoption croissante d’Internet, et plus récemment d’une myriade de médias sociaux comme canaux de communication (Bimber, 1999 ; Jarvis et Blumler, 2005 ; Herrnson et al., 2007), a directement contribué à la restructuration des délibérations publiques aux États-Unis, au Québec, ainsi que dans plusieurs autres démocraties occidentales (Blumler et Kavanagh, 1999 ; Dahlgren, 2005 ; Xenos, 2008). En effet, ces plates-formes de communication en ligne ont graduellement redéfini le schéma traditionnel de communication de masse en offrant la possibilité à des acteurs politiques autrefois considérés comme périphériques de consulter, de produire et de diffuser rapidement de manière synchrone ou asynchrone, à moindre coût, des informations politiques multiformes (Norris, 2002 ; Benoit et Benoit, 2005 ; Foot et Schneider, 2006 ; Rackaway, 2007). Ceux-ci peuvent ainsi joindre une conversation politique précédemment contrôlée par un nombre restreint de groupes ou d’acteurs dominants, par exemple les politiciens, les journalistes ou les groupes de pression (Delli Carpini, 2000 ; Blumler, 2001 ; Chaffee et Metzger, 2001 ; Agre, 2002).
Ce faisant, ces nouveaux outils participatifs de communication politique tels les blogues, les réseaux sociaux (Facebook, Google+), les sites de partage de fichiers (YouTube, Dailymotion, Flickr) ou de microblogage (Twitter, Tumblr) auraient contribué à la démocratisation de la sphère publique en réduisant les inégalités entre les acteurs désirant participer à la vie démocratique de leur nation (Bimber, 2001 ; Foot et Schneider, 2002 ; Kahn et Kellner, 2004). Ils ont également mené à l’éclosion d’un espace public de délibération déterritorialisé où les citoyens peuvent consulter de manière autonome un nombre croissant de sources d’information diversifiées (Lenhart, 2005, Dahlberg, 2007 ; Reese et al., 2007). Conséquemment, le pouvoir des journalistes d’influencer l’ordre du jour politique se trouverait partagé avec un auditoire qui possède de plus en plus de moyens d’expression publique, en particulier par le biais des médias sociaux (Lowrey et Anderson, 2005 ; Chadwick, 2007). Samuel J. Best et Brian S. Krueger (2005) avancent même que les outils de communication et de mobilisation politique en ligne sont maintenant en compétition directe avec les médias traditionnels.
L’émergence de ces nouvelles ressources politiques web offrant un traitement alternatif de l’actualité politique coïncide d’ailleurs avec la baisse, confirmée par plusieurs études, du niveau de confiance de la population américaine envers les médias traditionnels (Johnson et Kaye, 2004 ; Kaye, 2005)[1]. En effet, un nombre croissant d’organisations et d’individus utilisent régulièrement des blogues, des réseaux sociaux et d’autres espaces en ligne offrant des contenus multiformes comme à des fins de communication et de mobilisation politique (Kim et al., 2007 ; Williams et Gulati, 2007 ; Chadwick, 2007 ; CEFRIO, 2008). Une étude menée à la fin du mois de décembre 2007 souligne d’ailleurs que près du quart (24 %) des internautes américains avaient regardé au moins une vidéo politique durant les élections primaires de 2008 (Pew Research Center for the People & the Press, 2008).
Blogues et blogosphères
Les blogues peuvent être définis comme des espaces de publication en ligne accessibles à l’ensemble des internautes, soumis à peu de contraintes financières et éditoriales, permettant aux citoyens de publier en ligne des commentaires ou des fragments d’information multiformes, mis à jour régulièrement, présentés dans un ordre chronologique inversé et incluant des hyperliens pointant vers des sources d’information accessibles sur Internet (Blumler et Kavanagh, 1999 ; Drezner et Farrell, 2004 ; Johnson et Kaye, 2004 ; Bar-Ilan, 2005 ; Trammell et Keshelashvili, 2005 ; Ferguson et Griffiths, 2006 ; Schmidt, 2007 ; Sweetser et Kaid, 2008). La blogosphère s’articule autour d’un noyau central composé de blogues « A-list », c’est- à-dire des blogues influents, disposant d’un lectorat important et fréquemment cités par des médias traditionnels ainsi que par d’autres blogueurs à l’aide d’hyperliens (Herring et al., 2005 ; Su etal., 2005). Par exemple, aux États-Unis en 2007, le blogue collectif démocrate Daily Kos était consulté quotidiennement près de sept millions de fois, ce qui est plus important que l’auditoire de 5,7 millions que recueille chaque jour la chaîne télévisée d’information Fox News (Ward et Cahill, 2007) et que le lectorat de certains journaux américains de moyen tirage comme le Chicago Tribune (Graff, 2007).
Le nombre de blogues accessibles sur Internet a crû rapidement au cours des dernières années. Selon les données du Centre francophone d’informatisation des organisations (CEFRIO), on comptait en 2010 plus de 141 millions de blogues sur Internet et près de 95 000 nouveaux carnets seraient mis en ligne toutes les 24 heures. Au Québec, où 2,3 millions de citoyens fréquentent la blogosphère, le développement et la consultation des blogues seraient toujours en croissance. Le CEFRIO rapporte pour l’année 2009-2010 une augmentation de 18 % de leur lecture et de 36 % des contributions (entrées de blogues et commentaires) qui y sont rédigées (CEFRIO, 2010).
La littérature révèle également l’existence d’une grande variété dans les objectifs communicationnels de ces carnets. Selon Barbara Kaye (2005), les blogues peuvent être considérés comme une nouvelle forme de journalisme en ligne, ce que d’autres présentent comme une manifestation de « journalisme citoyen » (Bentley et al. ; 2005 Gillmor, 2008). Ces plates-formes permettent à leurs utilisateurs de critiquer ou de corriger la couverture des médias traditionnels et les déclarations d’acteurs publics, ou leur servent de porte-voix virtuels afin d’exprimer de manière indépendante opinions, idées et désaccords (Johnson et Kaye, 2003 ; McKenna et Pole, 2004 ; Kaye, 2005 ; Trammell et al., 2006 ; McKenna, 2007 ; Ward et Cahill, 2007). Ces canaux de communication sont apparus sur la scène politique virtuelle aux États-Unis en 2001 et ont progressivement accru leur influence au sein du système politique (Sweetser et Kaid, 2008). Les blogues à caractère politique ont entre autres dénoncé le comportement de nombreux politiciens démocrates et républicains (Ashbee, 2003). Leurs charges ont éventuellement attiré l’attention des médias de masse américains qui ont vérifié et repris à leur tour les accusations des blogueurs (Johnson et Kaye, 2004 ; Drezner et Farrell, 2008 ; Sweetser et Kaid, 2008).
La recherche sur les blogues et leurs auteurs
Depuis 2003, de nombreux chercheurs ont pris pour objet d’analyse les blogues et leurs auteurs. Malgré ce point commun, ces recherches, issues de différentes disciplines, ont des visées fort diversifiées. Néanmoins, l’examen de la production scientifique des dix dernières années révèle que peu de chercheurs ont réalisé des sondages auprès des blogueurs. Les profils sociopolitiques des participants de blogosphères politiques nationales sont donc rares. Parmi les études qui s’inscrivent dans cette démarche, on trouve celle d’Aaron Braaten (2005), qui a dressé un portrait sommaire de la blogosphère canadienne, sans toutefois s’intéresser spécifiquement aux blogueurs politiques. De la même façon, Hans Kullin (2005 ; 2006) a mené un sondage afin d’établir le profil social et politique des blogueurs en Suède. L’analyse de Michael Keren (2006) sur le contenu de neuf blogues mis en ligne dans six pays différents, dont le Canada, présente une virulente critique des blogueurs, décrits comme des êtres isolés, repliés et mélancoliques, dont le pouvoir politique est inexistant. Keren, dont les données ne sont fondées sur aucun entretien, livre un regard très parcellaire et incomplet de la blogosphère mondiale. Plus récemment, les analyses de Royce Koop et Harold Jansen (2009) de même que celles de Greg Elmer et de ses collègues (2009) se sont penchées sur les fondements de la délibération démocratique et sur le niveau d’engagement partisan au sein de la blogosphère politique canadienne. Par le biais d’analyses d’éléments (hyperliens de recommandation ou de partage) du contenu de blogues politiques associés à des regroupements partisans dans la blogosphère, ces travaux font ressortir l’existence d’un espace délibératif imparfait, superficiel et partisan.
Au Québec, le CEFRIO (2010) expose dans son rapport NETendances 2010 que 33 % des adultes québécois ont déjà consulté un blogue et que 16 % contribuent à des carnets en ligne. Ces analyses précisent que les blogueurs canadiens, québécois et suédois sont le plus souvent des hommes, âgés entre 20 et 40 ans et détenant un diplôme universitaire. Toutefois, aucune recherche canadienne n’a encore directement sondé les auteurs des blogues politiques afin de déterminer leur portrait sociopolitique, leurs intentions communicationnelles ou leurs motivations à tenir ces carnets. Notre analyse vise à combler ce manque dans l’état des connaissances sur le web politique.
Questions de recherche
Notre recherche a d’abord pour objectif d’identifier les caractéristiques propres à ceux qui composent cette « cybercommunauté citoyenne ». De plus, nous voulons comprendre le rôle que cette communauté joue dans la dynamique de communication politique et électorale au Québec. À quelle conception de la démocratie adhèrent les membres de la blogosphère ? Quel apport pensent-ils y faire et comment évaluent-ils l’impact de leurs contributions sur le déroulement de la vie politique ? Notre démarche d’enquête est avant tout inductive et exploratoire. Elle cherche à délimiter les pourtours d’une communauté de citoyens encore très peu connue avant la réalisation de cette étude.
Méthodologie
Notre étude sur les participants de la blogosphère politique citoyenne du Québec a été réalisée par le biais d’un sondage en ligne. Le questionnaire comportait 58 questions divisées en sept sections abordant, entre autres, le contenu politique des carnets ainsi que les caractéristiques sociodémographiques, les motivations, les intentions de communication et le comportement politique des blogueurs. L’enquête d’opinion s’est déroulée du 15 avril au 1er mai 2008, à l’aide d’un questionnaire électronique sécurisé hébergé sur le site Internet du Groupe de recherche en communication politique (GRCP) de l’Université Laval. Tous les répondants de l’étude devaient être citoyens canadiens d’âge adulte (donc ayant le droit de vote) qui tenaient un blogue dont la majorité des contributions traitait d’enjeux politiques. De plus, les répondants devaient mettre à jour leur blogue au moins une fois par semaine. La taille réelle de la population à l’étude (les blogueurs politiques au Québec) est inconnue, mais nous anticipions néanmoins qu’elle soit plutôt restreinte (probablement moins de 125 blogueurs politiques actifs au Québec au moment de l’étude). Cette évaluation semble être confirmée par deux sites de mesure de fréquentation des blogues québécois : www.tlmeb.com, qui répertoriait 65 blogues politiques québécois collectifs ou individuels en avril 2008, et www.topblogues.com, qui recensait à la même période 121 blogues consacrés à la politique. D’ailleurs, les 30 premières positions répertoriées sur les deux sites sont presque toutes occupées par les mêmes carnets web.
Afin de procéder à un échantillonnage qui tienne compte des particularités de notre objet d’étude, nous avons privilégié une technique mixte non probabiliste combinant dans un premier temps un choix raisonné et une méthode « boule de neige » et, dans un deuxième temps, un appel de volontaires. L’échantillon typique par choix raisonné était constitué de blogueurs « alpha » sélectionnés parce que leurs carnets faisaient partie des plus populaires sur les sites d’évaluation de la fréquentation de blogues québécois mentionnés précédemment ou parce qu’ils étaient couramment cités dans la couverture médiatique consacrée au déroulement de la campagne électorale provinciale de 2007, dans la blogosphère. Nous avons ainsi retenu une liste de 22 blogueurs alpha auxquels nous avons envoyé un courriel d’invitation à participer au sondage. Les blogueurs qui acceptaient de répondre au sondage étaient ensuite priés de faire suivre l’adresse électronique du questionnaire à trois autres blogueurs politiques qu’ils connaissaient ou dont ils consultaient les blogues et qui répondaient également à nos critères de sélection initiaux. Nous avons enfin demandé aux blogueurs alpha d’annoncer sur leur carnet la tenue de l’étude de même que l’adresse du questionnaire web. Pour compléter notre échantillonnage, nous avons envoyé un courriel d’appel de volontaires à quatre journalistes québécois dont les blogues sont très lus afin qu’ils relayent notre appel de participants dans leurs reportages.
La mise en place de ce scénario combiné d’échantillonnage correspond à la norme actuellement en vigueur dans l’étude de communautés d’internautes politiques. En effet, la plupart des analyses antérieures utilisent aussi des techniques d’échantillonnage non probabilistes croisées (voir entre autres Efomiva et Hendrick, 2005 ; Herring et al., 2005 ; Lenhart, 2005 ; Reese et al., 2007). Fernanda B. Viégas (2005), précise que l’appel de volontaires est une technique particulièrement efficace sur le web, étant donné la nature « virale » des blogues qui permet d’atteindre un large échantillon assez rapidement. Les autres techniques d’échantillonnage adaptées à la recherche sur les blogues ou leurs auteurs (par délimitation des communautés virtuelles, par fournisseurs de services, annuaires de blogues ou moteurs de recherche, etc.) ne permettaient pas de cibler des caractéristiques précises à l’intérieur de notre population limitée. Par ailleurs, le recrutement des participants par l’envoi d’un courriel de sollicitation est aussi pratique courante dans certaines recherches précédentes (Koh et al., 2005 ; Li, 2005).
Au terme de nos deux semaines de recrutement, 56 répondants ont complété le sondage, dont 16 de nos 22 blogueurs alpha (73 %). Quarante répondants de l’étude (71 %) ont été recrutés par notre procédure virale d’appel de volontaires ou par la couverture médiatique générée par notre courriel aux journalistes. Compte tenu de la taille limitée de la blogosphère politique québécoise, nous estimons que ce taux de réponse permet de dresser un portrait illustratif des tendances et des orientations dominantes au sein de cette communauté en 2008.
Qui blogue sur la politique au Québec ?
À l’instar d’autres communautés web déjà recensées, la blogosphère politique québécoise est principalement composée d’hommes assez jeunes et scolarisés. Le profil type de nos répondants est celui d’un homme (89 %), âgé entre 18 et 35 ans (54 %), ayant fait des études universitaires (54 %), sur le marché du travail (63 %) et dont le revenu annuel est supérieur à 25 000 $ (64 %). En ce sens, nos données correspondent assez fidèlement au profil sociologique de l’ensemble des blogueurs québécois produit par le CEFRIO en mars 2008 (88 % d’hommes, 44 % des blogueurs entre 18 et 34 ans, 37 % ayant complété des études universitaires, 50 % sur le marché du travail et 73 % dont le revenu est supérieur à 20 000 $). On remarque toutefois de légères différences entre le blogueur politique et les autres membres de la blogosphère en général. L’analyse menée par Amanda Lenhart et Susannah Fox (2006), entre autres, montre que la blogosphère américaine présente une communauté plus jeune (54 % des blogueurs âgés de 30 ans ou moins) et plus féminine (46 % sont des femmes) que celle formée par les blogueurs politiques.
L’enquête a également permis de relever l’historique de la présence des répondants dans la blogosphère québécoise et leurs habitudes de rédaction. Première constatation, les blogueurs politiques ayant participé à l’étude sont depuis longtemps rompus à l’exercice de carnetier. Plus de 83 % de nos répondants tiennent un blogue politique depuis plus d’un an, dont 34 % depuis plus de trois ans et 14 % depuis plus de cinq ans. L’usage du médium est en croissance, puisque 16 % des répondants participent à la blogosphère politique depuis moins d’une année (dont 5 % depuis moins de trois mois). La très grande majorité d’entre eux ont tenu moins de trois blogues (86 %) depuis leur arrivée dans la blogosphère politique. Les répondants semblent également prendre leur activité de blogueur politique très au sérieux. Ils y investissent temps et efforts et participent même à la production de blogues collectifs, souvent destinés à promouvoir un courant idéologique ou à diffuser des contenus partisans. Par exemple, plusieurs d’entre eux utilisent leurs carnets pour réagir de façon souvent très partisane à des décisions gouvernementales, des propos tenus par des politiciens ou des articles de journaux. Les blogueurs consultés consacrent ainsi en moyenne un peu plus de 23 heures par semaine à la mise à jour de leur blogue, 62 % d’entre eux mettent en ligne des contributions politiques sur leur blogue principal au moins une fois semaine (32 % trois à cinq fois par semaine, 5 % au moins une fois par jour) et 38 % collaborent à des blogues collectifs. Enfin, l’acte d’alimenter un blogue est avant tout privé, puisque 89 % de nos répondants disent rédiger leurs contributions de la maison sur leur ordinateur personnel.
Par ailleurs, l’examen de la pratique « bloguistique » de nos répondants révèle une information étonnante qui contredit aussi les conclusions d’analyses précédentes réalisées aux États-Unis. Les données présentées au tableau 1 indiquent qu’une majorité de blogueurs politiques québécois (57 %) assument leur véritable identité (nom et prénom) lorsqu’ils diffusent des contributions politiques, alors que, selon Lenhart et Fox (2006), 55 % des blogueurs américains n’afficheraient pas leur véritable nom sur leur blogue. La littérature américaine soutient même que l’anonymat joue un rôle de premier plan dans les délibérations politiques sur Internet. Les pistes d’explication avancées posent que cette discrétion volontaire permet aux blogueurs de se protéger d’éventuelles représailles ou d’atteintes discriminatoires quant à leur âge, leur genre, leur orientation sexuelle, leur profession ou leurs affiliations politiques ou sociales (Bonchek, 1997 ; Chaffee et Metzger, 2001 : 366 ; Pappacharissi, 2002 ; Bohman, 2004 ; Johnson et Kaye, 2004 ; Kwak et al., 2004 ; Albrecht, 2006). Notre analyse montre en conséquence que les blogueurs politiques québécois semblent assumer plus ouvertement leurs propos et leurs opinions politiques dans la blogosphère que leurs collègues américains.
Les préférences politiques
Les blogueurs politiques québécois se distinguent aussi des blogueurs américains du point de vue de leur idéologie politique. En effet, alors que les blogueurs politiques américains sont reconnus pour être davantage conservateurs et identifiés à la droite libérale (voir entre autres Adamic et Glance, 2005), la cartographie de la blogosphère politique québécoise révèle une communauté composée de citoyens en grande majorité au centre ou à gauche de l’échiquier politique. Plus précisément, 63 % des blogueurs québécois se décrivent principalement comme progressistes, sociaux-démocrates, socialistes, communistes ou libertaires/anarchistes, alors que seulement 21 % s’identifient plutôt à la droite libérale, conservatrice ou libertarienne.
Autre fait propre à la réalité politique québécoise, 66 % des répondants se disent favorables au projet de souveraineté politique du Québec, contre 21 % qui s’opposent à cette option (13 % n’ont pas émis d’opinion). Cette proportion d’appuis à la souveraineté dépasse très largement les seuils recensés dans la population québécoise, qui fluctuaient de 2003 à 2008 entre 39 % et 54 % d’appuis (Léger Marketing, 2008). Ce très fort appui à la souveraineté du Québec pourrait également expliquer l’intérêt marqué des répondants à privilégier la sphère politique provinciale québécoise dans leurs contributions.
Cependant, ces résultats quant à l’identité partisane et au soutien au projet souverainiste des blogueurs québécois doivent être envisagés prudemment. Ils pourraient être le fruit d’un effet de sélection lié au choix de la technique d’échantillonnage de l’étude. Plus précisément, il se pourrait que la diffusion virale de la procédure de recrutement ait favorisé un échantillonnage de répondants apparentés idéologiquement (en particulier des blogueurs souverainistes plus à gauche). Nous avions néanmoins envisagé initialement cette probabilité et avions choisi de contacter des blogueurs alpha identifiés à tous les partis et courants politiques en présence au Québec. Il se pourrait toutefois qu’un effet de sélection se soit manifesté.
Les « hypercitoyens »
De nombreuses études américaines (entre autres Kavanaugh et al., 2005 ; 2006 ; Kerbel et Bloom, 2005 ; Fergusson et Griffiths, 2006) présentent le web participatif et les blogues comme de nouveaux créneaux de communication et d’action politique permettant à des citoyens cyniques et désabusés par le système partisan traditionnel de participer différemment à la vie politique. Qu’en est-il alors des blogueurs politiques québécois ? L’étude a relevé divers indicateurs de participation politique[2] allant des plus traditionnels (vote, contribution financière et adhésion à un parti politique) aux plus alternatifs (adhésion à des organisations citoyennes, boycott, militantisme web). Nos données remettent quelque peu en cause le nouvel archétype américain du blogueur politique éloigné de la sphère partisane. Bien que 36 % et 32 % des répondants disent ne pas s’identifier respectivement à un parti politique sur la scène provinciale et fédérale, 88 % et 84 % affirment avoir voté aux élections provinciales québécoises de 2007 et aux élections fédérales canadiennes de 2006. Ces données présentent des proportions de participation électorale beaucoup plus importantes que dans l’électorat général québécois[3]. Ainsi, le vote est considéré par nos répondants comme un geste important de participation politique. Les données présentées au tableau 2 corroborent partiellement ces chiffres, mais révèlent aussi que plusieurs blogueurs politiques québécois pratiquent des formes de participation autres que celles qui sont liées aux scénarios d’implication politique plus traditionnels comme la participation à des organisations non partisanes (groupes communautaires, organisations syndicales, mouvements citoyens et groupes politiques informels), le boycott d’entreprises, la participation à des manifestations politiques publiques ou encore le militantisme en ligne.
Les données révèlent que les participants de la blogosphère politique québécoise sont des citoyens nettement plus engagés politiquement que la moyenne de la population. Le tableau 2, qui met en parallèle les activités pratiquées par les répondants de l’étude et celles de la population québécoise en général, démontre que les blogueurs politiques québécois sont très engagés dans toutes les formes de participation politique et d’engagement citoyen. Il serait même possible de les qualifier de citoyens « hyperactifs » politiquement ou d’« hypercitoyens ». Ces données viennent également rejeter l’hypothèse d’un capital social déclinant de Robert Putnam (2000) qui pose que l’utilisation croissante du web contribuerait au désengagement civique et politique au sein de populations occidentales. Les réponses des blogueurs qui ont participé à l’étude illustrent en fait une communauté de citoyens très actifs politiquement, tant en ligne que dans le monde « réel ».
Nous avons également demandé aux répondants de l’enquête d’indiquer quelle était leur principale source d’information politique. Les études électorales recensent habituellement dans les sociétés occidentales de forts taux de réponse en faveur de l’information télévisée (70 % à 80 %) et des seuils encore marginaux quant à l’utilisation d’Internet comme source privilégiée d’information. Puisque nous étudions une population d’internautes, nos données présentent néanmoins une distribution complètement inverse face aux sources d’information privilégiées par les répondants. Le tableau 3 montre que 59 % des participants de l’étude s’informent en premier lieu sur Internet, par le biais de sites de médias traditionnels, de blogues politiques citoyens ou de portails d’information indépendants. Seulement 7 % des répondants disent s’informer en priorité à la télévision, une tendance qui corrobore les données d’analyses antérieures, mais qui marque une rupture radicale entre la dynamique de cueillette d’information des blogueurs politiques québécois et celle de la population générale, tout comme de la population internaute plus traditionnelle.
Tableau 2
Participation politique et sociétale, Québec 2000-2008
Sources :
GRCP, 2008 |
n = 56 blogueurs politiques québécois |
Étude électorale canadienne (ÉÉC), 2004 |
n = 1048 (sous-échantillon québécois) |
International Social Survey Programme (ISSP), 2004 |
n = 311 (sous-échantillon québécois) |
World Value Survey (WVS), 2000 |
n = 458 (sous-échantillon de Canadiens francophones) |
Hall et al., 2004 |
n = 2948 répondants québécois |
Enfin, toujours au chapitre de l’action politique, nous avons demandé aux répondants s’ils considèrent que leur blogue est un exercice de participation politique qui contribue à la vitalité démocratique. Sans surprise, 77 % des blogueurs ont répondu par l’affirmative, avançant que leurs carnets contribuent à l’échange d’idées, à la diffusion d’information, à assurer la liberté d’expression et à stimuler la prise de parole ; 69,7 % des participants ont même indiqué croire que leur blogue contribue au débat politique en général.
Ces résultats tracent le portrait d’une communauté sophistiquée et engagée sur le plan politique. Malgré la manifestation d’un réalisme certain chez les blogueurs face aux possibilités d’incidence concrète de leur communication politique sur divers publics, nos données dépeignent un groupe dont les membres disent participer activement à la vie démocratique par le biais de leur blogue, mais également par divers autres créneaux de militantisme politique traditionnels ou novateurs.
Blogueur politique. Pourquoi ?
L’approche des « usages et gratifications » est née en opposition au modèle dit « hypodermique » des effets supposés directs des médias. Cette théorie stipule que les usagers des médias, plutôt que de subir passivement leur influence, s’en servent afin de répondre à une vaste gamme de besoins qui sont souvent dictés par des objectifs précis. Jay Blumler et Elihu Katz (1974) ont établi cinq types de besoins pouvant être assouvis par l’utilisation des médias : le besoin d’évasion, d’interaction sociale, la recherche d’identification, l’information (fonction éducative) et le besoin d’être diverti. Cette approche a été utilisée par de nombreux chercheurs dans l’évaluation de l’utilisation et de l’impact des technologies de l’information et de la communication (TIC) auprès de leurs usagers. Parmi ceux-ci, mentionnons Lenhart et Fox (2006) ainsi que Dan Li (2005) qui se sont fondés sur l’approche des usages et gratifications pour questionner les blogueurs américains à propos des motivations qui les guident. La littérature indique que les blogueurs sont avant tout motivés par des besoins personnels tels que le désir de prendre la parole, d’appartenir à une communauté, de devenir un citoyen mieux outillé, de participer au débat public ou de s’exprimer. De manière plus large, cette tendance démontre que l’implication politique de certains citoyens au Québec et dans plusieurs démocraties occidentales est guidée par une mentalité post-moderne basée sur l’entrepreneurship politique (highly-entrepreneurial political engagement). Certains chercheurs du web politique posent que cette conception de l’engagement devrait jouer un rôle de premier plan dans les processus de participation politique au cours de la prochaine décennie (Gil De Zuniga et al., 2012).
Plus précisément, les blogueurs politiques québécois ont affirmé être surtout incités par le désir de participer au débat public (12,5 %), celui d’exprimer une opinion ou de prendre la parole (28,1 %) ou d’améliorer une compétence civique (11,5 %). Ces données font voir une communauté politique engagée, prête au débat et au partage d’information. Le tableau 4 établit aussi que cette communauté comprend des individus désirant devenir de meilleurs citoyens, plus éloquents, plus instruits, plus réfléchis. Cette dernière conclusion, plus inattendue, semble de bon augure pour la pérennité de la blogosphère citoyenne et de la vie démocratique au Québec.
Cela étant, l’intuition première voulant que le blogueur politique soit un militant qui désire à tout prix convaincre et modifier le cours de la vie politique est infirmée non seulement par notre propre étude, mais aussi dans les conclusions d’autres recherches portant sur les blogueurs canadiens (Braaten, 2005), suisses (Kullin, 2005 ; 2006) ou américains (Nardi et al., 2004). Les principaux objectifs de communication qu’énoncent les répondants correspondent parfaitement aux motivations invoquées pour bloguer sur la politique. Les données du tableau 5 démontrent que la majorité des blogueurs produisent des interventions politiques dans le but d’informer (51,8 %), de persuader (41,1 %) ou d’échanger et débattre (32,1 %) avec leurs lecteurs. La prise de parole ou l’expression d’un point de vue personnel est un objectif de communication important pour 21,4 % des répondants, ce qui fait écho aux 48,2 % qui sont motivés à bloguer par la possibilité d’exprimer publiquement une opinion, une idée. Seulement 14,3 % des répondants disent que le militantisme est leur principal objectif de communication, un résultat étonnant compte tenu des proportions importantes de blogueurs politiques qui disent d’emblée tenir un propos partisan dans leurs interventions (50 %) et militer au sein d’organisations politiques partisanes ou citoyennes (60 %). Ces conclusions font ressortir que l’activité « bloguistique » s’inscrit dans une perspective de citoyenneté active et comprenant de nombreuses autres formes de participations politiques plutôt que dans une action indépendante, autonome et unique d’engagement. Bloguer s’ajoute à d’autres pratiques politiques ; cela ne les remplace pas.
Cette contradiction persiste lorsqu’on demande aux blogueurs de définir ce qu’est la blogosphère politique. Comme le montre le tableau 6, près de 60 % des blogueurs conçoivent avant tout la blogosphère comme « un espace de rencontre entre internautes qui y partagent leurs expériences de vie et leurs opinions, dont leurs opinions politiques ». La conception de la blogosphère politique comme lieu de débat ou de délibération ne rejoint que 19,6 % des répondants, alors qu’une très faible cohorte de blogueurs la définit en priorité comme un espace d’échange de messages partisans (8,9 %). Encore ici, les notions de prise de parole individuelle, de diffusion d’un message, d’une idée, sans débat ou échange véritable, semblent correspondre à la vision que se font les carnetiers de leur exercice et des fondements communicationnels de l’espace politique qu’ils partagent avec les autres blogueurs.
Mis en relation avec le constat pessimiste que font de nombreux répondants sur l’impact de leur contribution et avec le fait que 66,1 % d’entre eux disent bloguer avant tout pour eux-mêmes, c’est-à-dire afin de répondre à leurs préférences et besoins personnels, ces derniers résultats révèlent que nos répondants s’inscrivent principalement dans une démarche individualiste de communication politique. S’ils choisissent d’être producteurs d’information politique, c’est d’abord et avant tout pour combler un besoin (un désir ?) personnel d’expression, de prise de parole, plutôt que de participer à une délibération ou à un débat, des exercices collectifs de communication, ce qui est d’ailleurs confirmé par leur conception de la blogosphère, où ils préfèrent le terme « espace de rencontre » à celui de « délibération ». Une simple rencontre paraît moins liée à un idéal démocratique qu’une délibération ou un débat.
Une blogosphère politique distincte ?
Bien que les blogueurs politiques québécois partagent les motivations recensées au sein d’autres blogosphères nationales, quelques distinctions apparaissent en ce qui concerne l’évaluation que font les blogueurs de l’impact de leurs contributions. En effet, les blogueurs américains évaluent beaucoup plus positivement que les blogueurs québécois l’influence qu’ils sont susceptibles d’avoir sur les médias, la vie politique ou le vote de leurs lecteurs. Les résultats d’une enquête par questionnaire menée par Michael S. Tomaszeski et ses collègues (2009) auprès de 250 blogueurs politiques américains attestent que plus de la moitié d’entre eux croient avoir une réelle influence sur les décisions de vote de leurs lecteurs. De plus, près de 80 % des répondants de cette même étude prédisaient à ce moment que les blogues politiques allaient avoir un impact réel sur les primaires du Parti démocrate en 2008. Finalement, 60 % d’entre eux affirmaient que la blogosphère était vouée à devenir, dans quelques années, un élément central de la « médiasphère ». Notre étude démontre que les blogueurs québécois sont nettement plus sceptiques quant à leur pouvoir d’influence réel sur l’activité de la blogosphère politique, la couverture des médias traditionnels ou l’opinion publique. Ainsi, 48,2 % de nos répondants pensent que leurs interventions politiques génèrent peu ou pas d’impacts dans la blogosphère, 64,3 % croient qu’elles génèrent peu ou pas d’impacts auprès des médias traditionnels et 58,9 % perçoivent que leurs contributions politiques ont peu ou pas d’impacts sur l’opinion publique du Québec.
Cette différence que l’on constate entre les blogueurs au Québec et aux États-Unis n’est pas en soi une découverte surprenante. En effet, la blogosphère québécoise étant toujours dans sa phase d’émergence, elle demeure moins développée et active que sa contrepartie américaine. De plus, il n’existe pas encore au Québec de blogue politique d’initiative citoyenne qui soit devenu un média de référence à l’instar du Daily Kos aux États-Unis. En conséquence, le pouvoir d’influence réel de la blogosphère politique québécoise auprès des médias et de la scène politique demeure limité. Toutefois, il est à noter que plusieurs blogues ont été lancés par des journalistes et des commentateurs politiques au cours des dernières années, dont l’édition québécoise du Huffington Post.
Par ailleurs, si les distinctions relevées entre les blogosphères politiques québécoise et américaine peuvent s’expliquer sur la base de différences culturelles, il est toutefois plus étonnant de constater que les blogueurs politiques québécois forment une communauté qui se distingue également de la société dont ils sont issus. En fait, notre analyse révèle un « miroir grossissant » de la réalité politique québécoise. Les blogueurs politiques québécois présentent un profil dont les caractéristiques liées à l’affirmation identitaire québécoise (souverainisme, profil social-démocrate, engagement politique, etc.) sont exacerbées.
Qu’est-ce qui explique cette double particularité de la blogosphère politique québécoise ? Nous proposons l’hypothèse selon laquelle le caractère « distinct » de cette blogosphère serait attribuable à la situation minoritaire du Québec dans la fédération canadienne et en Amérique du Nord. En d’autres termes, nous envisageons l’existence d’un lien entre la présence d’un discours identitaire (nationaliste ou communautariste) fort au sein d’une blogosphère politique nationale et le statut minoritaire de la communauté d’origine de la blogosphère dans un ensemble politique plus vaste (fédérations multinationales ou états unitaires multiethniques). Ainsi, les blogosphères politiques de réalités nationales minoritaires similaires au Québec serviraient de canal d’expression des revendications identitaires et politiques de la communauté, de la nation. La recension d’études réalisées sur les blogosphères et les blogueurs de nations minoritaires comparables au Québec permet de vérifier le fondement de cette hypothèse.
Les blogosphères minoritaires
Le contexte politique catalan est souvent comparé à la réalité québécoise. Pour cause, la communauté autonome de Catalogne et le Québec ont en commun d’être une nation qui revendique une langue et une identité culturelle différentes de celles du pays dont elles font partie. L’étude de Josep Sort (2008) sur la blogosphère catalane (que l’auteur appelle la « catosphère ») représente un cas intéressant à comparer à notre propre analyse. Toutefois, Sort n’a pas mené de sondage auprès de blogueurs et son analyse ne traite pas exclusivement des blogues politiques.
Bien que cet auteur ne conclue pas directement à une distinction entre la blogosphère catalane et celle de l’Espagne ou d’un quelconque comparable européen, plusieurs résultats tirés de son analyse témoignent de spécificités évidentes propres à la catosphère. Les observations de Sort peuvent être regroupées sous trois principaux constats. Le premier concerne la langue utilisée par les blogueurs catalans. Plus particulièrement, ce chercheur affirme que, malgré le déclin général de l’utilisation du catalan ces dernières années, les blogues provenant de cette région de l’Espagne sont très souvent rédigés dans cette langue. Les statistiques qu’il a amassées révèlent que, toutes proportions démographiques gardées, le catalan est plus présent dans la blogosphère européenne que ne le sont plusieurs autres langues telles que le danois, le finnois et le norvégien. Il souligne aussi que le nombre de blogues de toutes langues provenant de la communauté autonome de la Catalogne est très élevé par rapport à la population. Les chiffres avancés confirment une réelle explosion de la blogosphère catalane depuis le début des années 2000.
Le deuxième constat qu’émet Sort est encore plus intéressant, car il concerne les blogues politiques. Les statistiques d’un moteur de recherche (gencat.cat) démontrent que la politique est un sujet fortement prisé par les blogueurs catalans. Plus précisément, en avril 2008, sur 1567 blogues catalans répertoriés, 811 étaient considérés comme des blogues traitant de politique. Selon Sort (2008), malgré le fait que les blogues politiques étaient relativement différents de ceux portant sur la technologie, la littérature ou sur tout autre sujet, leur forme a graduellement évolué et leur nombre a connu une croissance importante de 2005 à 2006, un phénomène que celui-ci présente comme une hyperpolitisation de la catosphère. Les blogues politiques, qu’ils soient davantage orientés vers l’engagement ou qu’ils aient une forme plus académique, sont ainsi devenus la pierre angulaire de la blogosphère catalane. Toutefois, cette tendance aurait connu un ralentissement marqué de 2007 à 2008 (Sort, 2008).
Cette dernière particularité se rapproche des résultats de notre analyse du cas québécois. Sort met en contraste cette hyperpolitisation de la catosphère avec le déclin de la participation et de l’engagement politiques constaté depuis quelques années en Catalogne. Ainsi, de la même façon que nous avons pu le constater au Québec, le chercheur catalan affirme que la blogosphère est nettement plus politisée et engagée que la population catalane en général. Il expose par ailleurs une série de facteurs susceptibles d’expliquer ces particularités de la catosphère, notamment le manque de publications en langue catalane dans les médias traditionnels et la popularité du genre et du style littéraires des blogues en général. D’autres facteurs liés au contexte médiatique, tels que la tradition journalistique riche dont jouit la Catalogne ou la crise de confiance envers les médias traditionnels, auraient aussi contribué à l’accroissement du nombre de blogues mis en ligne. Bien que l’étude de Sort ne conclue pas de manière définitive à la spécificité de la blogosphère catalane par rapport à celle de l’Espagne ou à celles d’autres nations, les constats évoqués sur la langue utilisée, la popularité de la catosphère et les facteurs expliquant cette popularité sont spécifiques à la situation catalane.
La plupart des études recensées concernant les blogosphères nationales ne s’intéressent pas directement aux profils des blogueurs, mais plutôt aux caractéristiques de leurs carnets. Aussi, lorsque ces études relèvent les spécificités d’une blogosphère, celles-ci sont expliquées par la conjoncture propre à ce territoire plutôt que par une distinction culturelle, intrinsèque à la personnalité des auteurs de blogues. L’étude d’Irene Ramos Vielba (2006) portant sur les blogosphères politiques portugaise et espagnole témoigne de ce phénomène. S’intéressant à la base aux blogues politiques comme moyen de favoriser la démocratie participative, celle-ci relève certaines distinctions entre les blogosphères des deux pays, qui sont pourtant situés dans la même région géographique et partagent des tendances communes quant au niveau de développement des TIC. Ces distinctions sont d’abord expliquées par des facteurs externes, notamment les nombreux événements politiques qui ont suscité une polémique en Espagne (les élections de 2004, la guerre en Irak et les attentats terroristes de Madrid), qui auraient plus contribué à l’expansion rapide de la blogosphère politique dans ce pays qu’à celle du Portugal. Cependant, Vielba concède que les particularités relevées entre les blogosphères espagnole et portugaise pourraient être liées, plus simplement, à la distinction idéologique ou culturelle entre les deux peuples. Elle affirme que les blogues ont tendance à regrouper des individus partageant une vision généralement commune de la politique, ce qui contribue directement au renforcement de leurs préférences et de leurs positions politiques personnelles (Vielba, 2006). Ce constat n’est pas sans rappeler la présence marquée au sein de la blogosphère québécoise de blogueurs partageant un positionnement idéologique plus campé au centre-gauche et soutenant plus ouvertement le projet de souveraineté politique du Québec.
Compte tenu du caractère novateur de l’objet de recherche, les études portant sur les blogosphères issues de nations minoritaires sont encore peu nombreuses. Les analyses recensées précédemment semblent toutefois révéler certains traits communs au sein des blogosphères politiques nationales minoritaires : la présence d’une langue d’usage propre à la nation d’origine de la blogosphère, une augmentation du nombre des blogues politiques liés à l’activité politique nationale, de même que l’existence d’un discours politique dominant et consensuel. À l’évidence, les cas comparables ne sont pas suffisants actuellement pour confirmer hors de tout doute cette tendance. Cependant, d’autres études qui s’intéressent aux blogosphères « communautaires », par lesquelles se regroupent les membres de divers groupes identitaires (groupes féministes, minorités ethniques, associations formelles ou non d’activistes ou de personnes oeuvrant à des causes caritatives, etc.), contribuent à renforcer la thèse selon laquelle les groupes minoritaires engendrent des blogosphères distinctes.
Conclusion
L’étude sur les blogueurs politiques québécois a permis de révéler que, tout comme la société dont elle est issue, la blogosphère politique québécoise constitue, en quelque sorte, une société distincte en Amérique du Nord. Par rapport à leurs voisins du Sud, les blogueurs québécois sont, entre autres, plus à gauche idéologiquement et plus pessimistes (certains diront réalistes !) face à leur pouvoir réel d’influence sur l’activité politique québécoise. Ils espèrent qu’éventuellement leur contribution ait une certaine portée, mais ils sont conscients qu’en regard du développement actuel limité de la blogosphère politique québécoise et de son lectorat intimiste (en particulier dans les médias traditionnels), leur pouvoir effectif demeure faible.
Le sondage en ligne a également permis de constater que les blogueurs politiques québécois se distinguent, sous certains aspects, de la société à laquelle ils appartiennent. En comparaison avec la population québécoise en général, les blogueurs politiques se démarquent par leur fort taux d’appui à la souveraineté et leurs habitudes d’engagement politique et civique beaucoup plus développées. Ce dernier constat nous amène à conclure que la blogosphère politique québécoise propose un reflet déformé de la réalité politique québécoise où l’affirmation identitaire et l’adhésion à des idéologies de gauche sont exacerbées.
Toutefois, compte tenu du faible avancement des connaissances dans l’examen des particularités des blogosphères politiques minoritaires comparables, il n’est pas possible de confirmer l’hypothèse selon laquelle le caractère distinct de la blogosphère québécoise serait lié au statut minoritaire de la nation québécoise. Cependant, les quelques études comparables recensées apportent un éclairage favorable à cette thèse. La réalisation d’études comparatives auprès des participants de blogosphères politiques d’Écosse, du Pays de Galles, de la Flandre, de la Wallonie, du Pays basque, de certains cantons suisses ou d’autres réalités nationales minoritaires au sein desquelles des discours identitaires nationalistes forts s’expriment permettraient de vérifier avec plus de précision la validité de cette hypothèse.
L’enquête d’opinion menée auprès des blogueurs marque une première étape dans la réalisation de notre projet de recherche sur les fondements de la blogosphère politique québécoise et de son rôle dans la redéfinition de la dynamique de communication politique au Québec. Les données pionnières et novatrices de cette étude permettent néanmoins de poser les premiers jalons d’une réflexion consacrée à l’apport de la blogosphère et de ses participants aux processus de délibération politique ainsi qu’à son incidence dans la redéfinition des rapports hiérarchiques de diffusion de la communication politique et du concept d’audience. L’étude contribue également à alimenter la réflexion disciplinaire en cours depuis quelques années sur l’incidence des pratiques politiques sur Internet dans la redéfinition des frontières du concept de participation politique, longtemps limité au comportement électoral ou au soutien partisan (Van Deth, 2001 ; Norris 2002 ; Di Gennaro et Dutton, 2006 ; Quintelier et Vissers, 2008). Selon notre étude, les blogueurs conçoivent la rédaction et la diffusion de leurs contributions comme une forme nouvelle, alternative de participation politique ; et cette activité ne se substitue pas au vote ou à d’autres actions politiques traditionnelles (signature de pétition, adhésion ou contribution financière à un parti…), elle s’ajoute plutôt à la liste des formes d’engagement politique et civique que pratiquent ces citoyens.
Appendices
Notes biographiques
Thierry Giasson est professeur agrégé au Département d’information et de communication de l’Université Laval à Québec. Il est également chercheur principal du Groupe de recherche en communication politique et chercheur membre du Centre pour l’étude de la citoyenneté démocratique au sein de la même institution. Ses recherches portent sur les usages politiques du web, les pratiques de marketing politique et la médiatisation des enjeux politiques. Il a codirigé la production de l’ouvrage Political Marketing in Canada publié en 2012 chez University of British Columbia Press.
Cyntia Darisse est chercheure associée au Groupe de recherche en communication politique de l’Université Laval. Elle détient une maîtrise en communication publique du Département d’information et de communication de cette même université. Depuis octobre 2011, elle est stratège conseil et chargée de projet au sein de la firme Léger.
Vincent Raynauld est détenteur d’un doctorat en communication de l’École de journalisme et de communication de l’Université Carleton à Ottawa. Il est également chercheur associé au Groupe de recherche en communication politique et membre de l’équipe de conseillers scientifiques de l’organisation Samara. Ses recherches portent sur les médias sociaux, la communication politique en ligne et l’engagement politique.
Notes
-
[1]
Mentionnons toutefois que des sondages récents indiquent une remontée du taux de satisfaction des citoyens américains envers les médias traditionnels. Par exemple, 59 % de la population américaine avait une vision favorable de la presse en février 2006, ce qui représente une hausse de près de 7 % depuis octobre 2005 et de 16 % depuis décembre 2004 (Pew Research Center for the People & the Press, 2006a ; Cassidy, 2007).
-
[2]
Nous considérons ici la participation politique dans un sens large, l’engagement social y compris. Pour les auteurs de cette étude, l’engagement dans un organisme communautaire ou un mouvement citoyen naît avant tout d’un choix politique, voire idéologique.
-
[3]
À l’élection parlementaire fédérale canadienne de 2006, 63,9 % des électeurs québécois ont voté, alors qu’aux élections provinciales de 2007, le taux de participation électorale au Québec a grimpé à 71,2 %.
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List of tables
Tableau 2
Participation politique et sociétale, Québec 2000-2008
Sources :
GRCP, 2008 |
n = 56 blogueurs politiques québécois |
Étude électorale canadienne (ÉÉC), 2004 |
n = 1048 (sous-échantillon québécois) |
International Social Survey Programme (ISSP), 2004 |
n = 311 (sous-échantillon québécois) |
World Value Survey (WVS), 2000 |
n = 458 (sous-échantillon de Canadiens francophones) |
Hall et al., 2004 |
n = 2948 répondants québécois |