Une des mutations les plus profondes de l’époque contemporaine est la revalorisation de la participation dans les processus de discussion et de décision publiques. Cette mutation est porteuse si elle s’inscrit dans l’essence même de la démocratie, c’est-à-dire si elle contribue à asseoir et à renforcer le pouvoir dévolu aux citoyens. Que la logique dominante des penseurs et des décideurs soit représentative ou participative, « dans la perspective démocratique, le peuple est considéré comme le meilleur juge pour exercer le pouvoir, c’est-à-dire pour décider, par la délibération, de son présent et de son avenir en tant que communauté politique » (Holeindre et Richard, 2010 : 7). Représentative ou participative, la démocratie considère le pouvoir comme reposant entre les mains citoyennes ; mais, à l’époque contemporaine, il est impératif d’interroger la gamme des capacités permettant d’incarner en propre ledit pouvoir. C’est sans doute un des principaux défis de notre temps, comme nous l’avons discuté dans l’introduction de ce dossier. Dans ce dossier précisément, le pouvoir est donc mis sous la loupe de plusieurs expériences dont la plus-value n’est pas d’accumuler les analyses de dispositifs pratiques, créneau de recherches déjà bien ancré, mais bien de décomposer et de décliner l’articulation entre participation et pouvoir, capacités et exercice de la citoyenneté. Les dispositifs investigués ici oeuvrent comme autant de laboratoires permettant de décrypter les interactions entre pouvoir et capacités, entre ordre et critique. À la lumière de cadres théoriques diversifiés et de cas d’études mobilisés dans les différentes contributions, peut-on conclure que la distribution du pouvoir entre citoyens et décideurs est modifiée ? Peut-on induire que le pouvoir connaît des recompositions liées à une modification des capacités dont les citoyens disposent à travers les dispositifs qui sont ici analysés ? Nous proposons de répondre à ces questions en mobilisant deux grands axes de comparaison (institutionnalisation–mobilisation et individuel– collectif) permettant de confronter les résultats des différentes contributions. Cette façon de procéder permet d’organiser la réflexion sur la recomposition du pouvoir et des capacités critiques à l’aune de la participation contemporaine avant de conclure sur les jeux de temporalités. Le continuum institutionnalisation–mobilisation permet d’apprécier dans quelle mesure le processus participatif en question est codifié et répond à des logiques spécifiques. La notion d’institutionnalisation réfère à des processus qui seront généralement institués par des acteurs ou des autorités publics ou qui présenteront un degré élevé de codification et de formalisation (sélection des participants, enjeux à débattre circonscrits, temps alloués limités, etc.). Le processus de mobilisation spontanée sera quant à lui le fait d’acteurs de la société civile qui cherchent à changer une situation considérée comme problématique. Généralement, les termes dans lesquels ladite situation est définie ne permettent pas, aux yeux des acteurs, de l’aborder directement. En ce sens, la mobilisation vise à en modifier les termes et à proposer un « cadrage » différent pouvant mener à des actions qui, dans un cadre trop institutionnalisé, n’auraient pas été possibles ou même envisagées. Cette piste, considérant la participation de manière décloisonnée à travers un continuum mobilisation–institutionnalisation, prolonge une série de travaux qui repensent à la fois les agencements institutionnels (Tournay, 2011), les liens entre institutions et critique (Boltanski, 2009), les formats de mobilisation (Bonny et al., 2012) et la théorisation des collectifs (Trom et Kaufmann, 2010). Le continuum individuel–collectif cherche à identifier la conception de l’acteur véhiculée par le processus de type participatif. Certains processus favorisent une dynamique qui renforce des capacités sur le plan de l’individu. C’est notamment le cas des mini-publics, qui mettent beaucoup l’accent sur la capacité du citoyen à délibérer et, surtout, à former des opinions « éclairées » (Warren et Pearse, …
Appendices
Bibliographie
- Boltanski, Luc, 2009, De la critique, Paris, Gallimard.
- Bonaccorsi, Julia et Magali Nonjon, 2012, « ‘La participation en kit’ : l’horizon funèbre de l’idéal participatif », Quaderni, no 79, p. 29-44.
- Bonny, Yves, Sylvie Ollitrault, Régis Keerle et Yvon Le Caro (sous la dir. de), 2012, Espaces de vie, espaces-enjeux. Entre investissements ordinaires et mobilisations politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Cantelli, Fabrizio, Francis Garon et Nathalie Schiffino, 2013, « Participation et pouvoirs : pour une lecture renouvelée », PolitiqueetSociétés, [Introduction du présent numéro].
- Cefaï, Daniel, Marion Carrel, Julien Talpin, Nina Eliasoph et Paul Lichterman, 2012, « Ethnographies de la participation », Participations, vol. 3, no 4, p. 7-48.
- Chambers, Simone, 2009, « Rhetoric and the Public Sphere », Political Theory, vol. 37, no 3, p. 323-350.
- Charles, Julien, 2012, « Les charges de la participation », SociologieS, consulté sur Internet (http://sociologies.revues.org/4151) le 11 juin 2013.
- Cossart, Paula, 2012, Introduction au dossier « La participation au prisme de l’histoire ». Comparer les pratiques délibératives à travers les époques : une aberration historique, Participations, vol. 2, no 3, p. 5-47.
- de Buyne, Paul, 1995, La décision politique, Bruxelles, Peeters.
- Dewey, John, 2003, Le public et ses problèmes, Pau, Publications de l’Université de Pau.
- Dryzek, John, 1990, Discursive Democracy : Politics, Policy, and Political Science, Cambridge, Cambridge University Press.
- Fishkin, James S. et Robert C. Luskin, 2005, « Experimenting with a Democratic Ideal : Deliberative Polling and Public Opinion », Acta Politica, vol. 40, no 3, p. 284-298.
- Fournier, Patrick, Henk van der Kolk, Kenneth Carty, André Blais et Jonathan Rose, 2011, When Citizens Decide, Oxford, Oxford University Press.
- Genard, Jean-Louis et Fabrizio Cantelli, 2010, « Pour une sociologie politique des compétences », Politiques sociales, nos 1-2, p. 103-120.
- Gilbert, Claude, 2008, « Quand les débats se séparent de l’action. À propos des risques collectifs », dans Olivier Giraud et Philippe Warin (sous la dir. de), Politiques publiques et démocratie, Paris, La Découverte, p. 241-259.
- Holeindre, Jean-Vincent et Richard Benoît, 2010, La Démocratie. Histoire, théories et pratiques, Paris, Éditions sciences humaines.
- Lascoumes, Pierre et Patrick Le Galès, 2007, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin.
- Luskin, Robert C., James Fishkin et Roger Jowell, 2002, « Considered Opinions : Deliberative Polling in Britain », British Journal of Political Science, vol. 32, no 3, p. 455-487.
- Marsh, Alan, 1977, Protest and Political Consciousness, Beverly Hills, Sage.
- Parkinson, John, 2006, Deliberating in the Real World, London, Oxford University Press.
- Pateman, Carole, 2012, « Participatory Democracy Revisited », Perspectives on Politics, vol. 10, no 1, p. 7-19.
- Payet, Jean-Paul, Corinne Rostaing et Frédérique Giuliani (sous la dir. de), 2010, La relation d’enquête. La sociologie au défi des acteurs faibles, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Rosanvallon, Pierre, 2000, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard.
- Smiley, Marion, 1999, « Democratic Citizenship : A Question of Competence », dans Stephen Elkin et Karol Soltan (sous la dir. de), Citizen Competence and Democratic Institutions, Pennsylvania, Pennsylvania University Press, p. 371-384.
- Thévenot, Laurent, 2006, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte.
- Tournay, Virginie, 2011, Sociologie des institutions, Paris, Presses universitaires de France.
- Trom, Danny et Laurence Kaufmann (sous la dir. de), 2010, Qu’est-ce qu’un collectif ?, Paris, Raisons pratiques, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, no 20.
- Warren, Mark E. et Hilary Pearse (sous la dir.), 2008, Designing Deliberative Democracy. The British Columbia Citizen’s Assembly, Cambridge, Cambridge University Press.
- Young, Iris Marion, 1990, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press.
- Zask, Joëlle, 2002, « Éthiques et politiques de l’interaction. Le self-government à la lumière du pragmatisme », dans Daniel Cefaï et Isaac Joseph (sous la dir. de), L’héritage du pragmatisme, Paris, L’Aube, p. 107-129.