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« If empowerment cannot be measured, it will not be taken seriously in development policy and programming. » (Narayan, 2005) Cet extrait d’un ouvrage édité par un expert de la Banque mondiale permet de portraiturer une conception de l’empowerment en jeu depuis plusieurs années dans cette institution comme dans une série de politiques publiques nationales, européennes et internationales. Dans ce cadre, l’idée d’une participation des citoyens pauvres s’accompagne, pour résumer en un trait, d’une logique d’action centrée sur l’individu responsable, d’un souci de les intégrer dans un univers de type marchand et d’instruments d’évaluation et de mesure destinés à saisir l’efficacité des dispositifs participatifs. Notre contribution peut se résumer ainsi : interroger le visage managérial ou gestionnaire de cette catégorie et le mettre en perspective à partir de conceptions prenant appui sur des définitions différentes du pouvoir et des capacités. Cette conception de l’empowerment a progressivement fait oublier une conception civique qui porte une critique de la distribution du pouvoir jugée injuste et une défense d’une voix politique pour les groupes dominés. Cette forme d’expression civique a été empruntée par des organisations féministes, antiracistes et gayes ; elle a été appropriée par des publics structurés en associations de patients et en collectifs, principalement dans les domaines urbain et environnemental ; et déployée par des dispositifs participatifs, sans oublier les partis politiques de gauche et de gauche radicale. Si les mouvements sociaux aux États-Unis, dans les années 1960-1970, constituent l’espace de référence des formes plus critiques prises par l’empowerment, une série d’initiatives militantes et participatives en Amérique latine, en Europe, mais aussi en Asie laisse voir une certaine transversalité à l’idée d’asseoir des capacités et de renforcer le pouvoir des publics à partir d’une logique civique. Au-delà des années 1960-1970, les traces contemporaines d’une telle conception civique de l’empowerment, que ce soit dans certains mouvements sociaux ou à travers certaines formes de participation, restent aussi à élucider.

Pourtant, la notion d’empowerment pose problème. Son traitement semble embarrasser la littérature des sciences sociales et politiques, particulièrement au sein de la francophonie qui doit faire face à un défi méthodologique de traduction d’une catégorie de pensée ancrée dans la culture de type anglo-saxonne[1], traduite par capacitation au Québec et par certains auteurs (Genard, 2007 ; Cantelli, 2007), et ailleurs par autonomisation, pouvoir d’action (Biewener et Bacqué, 2011 : 85). La non-traduction du terme est aussi souvent adoptée par des acteurs et des institutions qui souhaitent maintenir la focale braquée sur le pouvoir et sur les mécanismes d’appropriation par les citoyens ordinaires. Loin d’approfondir ici le questionnement réflexif, poser ces enjeux importants permet de manier avec nuance non seulement la notion elle-même, passible de toute une série d’interprétations (Bacqué et al., 2005 : 29), mais aussi les contextes et les environnements dans lesquels elle s’inscrit. Nous ne proposons pas un suivi systématique de ses innombrables occurrences dans l’espace politique ; son périmètre, qui désigne un renforcement de la capacité d’action d’un individu ou d’un groupe, est très large et se double d’une prolifération dans le vocabulaire politique.

Il serait toutefois dommage de s’en tenir à un tel constat pour conclure à l’impossibilité de mener une enquête sur l’empowerment. Plutôt que d’en apporter une définition a priori, il convient de considérer les différentes manières dont elle peut être étudiée au sein de la littérature spécialisée. Plusieurs approches appréhendent la référence à l’empowerment dans les politiques publiques en soulignant la domination d’une responsabilisation individuelle et d’une conception managériale. Dans cette perspective, des auteurs proches de Michel Foucault étudient les dispositifs de lutte contre les inégalités aux États-Unis en termes de gouvernementalité néolibérale (Cruikshank, 1999 ; Dean, 2010). De la même manière, des travaux analysent plusieurs tendances politiques indiquant une plus grande responsabilisation et des formes d’empowerment des patients comme étant le reflet d’une conception consumériste et individualisante face aux inégalités de santé (Anderson, 1996 ; Salmon et Hall, 2003). On retrouve le même type d’analyse concernant la référence à l’empowerment dans les organisations internationales en relation avec le féminisme (Griffin, 2009 ; Biewener et Bacqué, 2011) et le développement (Hibou, 1998).

D’autres approches interrogent les acteurs collectifs et les dispositifs qui défendent une conception de l’empowerment civique, notamment les enquêtes portant sur la revendication d’un Black empowerment aux États-Unis comme outil de lutte politique pour la communauté noire et de dénonciation des inégalités structurelles de la société américaine des années 1960-1970 (Boxill, 1984 ; Bok, 1992 ; Levy Simon, 1994 ; pour les années 1980, voir Bobo et Gilliam, 1990). Des travaux, nord-américains principalement, interrogent les relations entre une série de dispositifs participatifs contemporains et les modalités de renforcement des capacités démocratiques ; au sein de la science politique, Archon Fung analyse, dans son ouvrage Empowered Participation (2004), des dispositifs institués dans les corps de police et les écoles à Chicago au prisme de leur capacité à renforcer la capacité d’agir des citoyens et de la solidité des conditions institutionnelles (reprises sous la notion d’accountability). Dans une veine sociologique, Nina Eliasoph (2011) étudie les enjeux et les limites d’un engagement civique basé sur des relations de proximité à partir d’une enquête de terrain réalisée auprès de plusieurs organisations communautaires de soutien aux jeunes.

Cet état de l’art est synthétique et largement incomplet. Toutefois, il montre que le premier défi consiste à étudier les mises en pratique et les dispositifs qui font référence à l’empowerment, selon des arrière-plans variés et considérés séparément dans la littérature. Le processus de spécialisation des sciences sociales, source indéniable de cumulativité, ne semble permettre qu’un portrait partiel de la catégorie d’empowerment. Jacques Donzelot a pointé l’angle mort qui se dégage d’une telle perspective :

Il faut, certes, porter à sa décharge [Barbara Cruikshank] qu’elle analyse les programmes californiens de Welfare-to-work qui sont plus des contraintes à travailler dans les conditions très dures que des moyens d’élever la capacité de pouvoir des individus sur eux-mêmes et avec les autres. Mais le choix de ces programmes caricaturaux peut aussi valoir comme indication d’une volonté de cultiver exclusivement une posture critique, de ramener toute technologie de pouvoir à un procédé de soumission et non d’élévation. Or, le terme d’empowerment renvoie à une gamme si large de pratiques et d’usages variés que l’on peut regretter une lecture si limitative et si réductrice. C’est toujours la même culture de la posture de radicalité. Bref, est-ce que cette ambivalence politique de la notion de gouvernementalité ne la condamne pas à servir « idéologiquement », selon les circonstances, alors même qu’elle se veut l’antidote d’une lecture idéologique des formes de gouvernement ?

2005 : 88

Cette réflexion de Donzelot rappelle l’importance de saisir la variété des théories politiques qui configurent des formes spécifiques de capacités et des types de pouvoirs, invitant à une démarche sensible au pluralisme[2]. Notre contribution s’inscrit pleinement dans un tel programme.

Le deuxième défi consiste à disposer d’une stratégie d’enquête appropriée pour élucider ces théories politiques. Des travaux ont déjà proposé une généalogie de la catégorie empowerment, en suivant spécifiquement sa place au sein du travail social aux États-Unis (Levy Simon, 1994) ou dans le domaine du développement (Calvès, 2009). Notre article déplace la focale et cherche à analyser deux grandes conceptions de l’empowerment, gestionnaire et civique, considérées selon nous comme deux philosophies politiques du pouvoir et des capacités. Une telle stratégie prolonge plusieurs enquêtes sur la pluralité des argumentaires de responsabilité, des types de capacités et des formes d’engagements figurant l’empowerment (Périlleux et Cultiaux, 2007 ; Kuokkanen et Leino-Kilpi, 2008). L’enquête mérite sans doute d’être élargie à d’autres terrains[3] tels que le Black economicempowerment en Afrique du Sud[4] post-apartheid (Genre-Grandpierre, 2004), la place attribuée aux États-Unis, au capital social, au « développement personnel » à travers diverses pratiques spirituelles (type New Age), sportives (Cross-Fit), alimentaires, de simplicité volontaire ou l’« empowerment à la française » (Ehrenberg, 2010 : 324-325). Cette dernière acception, loin de faire consensus, rend compte, dans un contexte de responsabilisation accrue des usagers, d’un État social actif en Europe (et au-delà), à ne pas confondre avec l’essor de dispositifs participatifs en relation avec des formes plus individualisées de renforcement des capacités des personnes en situation de précarité. Ce qui peut ainsi être considéré comme une troisième conception de l’empowerment, congruente avec un modèle d’État réflexif, ne sera pas considéré, car nous l’avons étudié en profondeur dans d’autres enquêtes (Cantelli, 2007 ; Cantelli et Genard, 2007). Plusieurs questions traduisent notre entrée spécifique et orientent le choix des terrains : Quelles sont les différentes théories politiques sous-jacentes à l’empowerment ? Dans quels contextes et comment l’empowerment se décline-t-il en tant que processus politique de revendication d’un pouvoir et de capacités politiques au nom d’acteurs collectifs ? Comment l’empowerment paraît-il sous-tendu par une théorie politique des capacités s’appuyant sur une lecture gestionnaire ?

Pour répondre à ces questions, nous adoptons une perspective comparative élargie[5]. Nous articulons plusieurs cas d’étude sur des services de la Banque mondiale, sur des acteurs en relation avec les institutions européennes et sur les mouvements sociaux noirs aux États-Unis dans les années 1960-1970. Notre argument n’est pas de les comparer terme à terme ni d’établir un bilan de l’ensemble des politiques menées au sein de ces ensembles institutionnels de nature différente. L’articulation de ces cas consolide notre programme de recherche[6] visant à une sociologie politique des capacités et des compétences (Genard et Cantelli, 2008 ; 2010) tout en ouvrant des pistes originales susceptibles de saisir finement ces conceptions de l’empowerment soutenant des définitions de la participation différentes. D’une part, ces cas cristallisent des configurations variées d’acteurs, d’institutions et d’arguments (Cefaï, 2002) qui révèlent et contrastent les différentes manières de penser la participation et de renforcer les capacités des publics qui s’appuient sur des conceptions civiques et gestionnaires de l’empowerment. D’autre part, la combinaison d’espaces européens et nord-américains, de temporalités allant des années 1960-1970 aux années 2000, permet non seulement de questionner la domination des formats gestionnaires sur plusieurs scènes et arènes d’action publique déclinant cet esprit participatif (Blondiaux, 2008 ; Bacqué et Sintomer, 2011), mais aussi d’approfondir l’étude de la catégorie empowerment à partir d’appuis critiques et d’une théorie politique dont l’esprit est lié à la revendication d’un pouvoir et de capacités politiques au nom d’un collectif et d’une communauté[7]. Ces appuis critiques ont été mentionnés dans la littérature sur la participation, mais de manière allusive, avec des approximations (Cling et Roubaud, 2008 : 63) et sans que cela ne constitue la focale de l’enquête (Genre-Grandpierre, 2004 : 96 ; Bacqué et al., 2005 : 30 ; Eliasoph, 2011).

Précisons les terrains d’enquête et les matériaux empiriques. L’Empowerment Team au sein de la Banque mondiale est étudiée à partir des documents de travail, des rapports, des instruments d’évaluation et de mesure de l’empowerment disponibles au public sur le site Internet. Cette contribution ouvre une première phase et sera suivie par une immersion ethnographique au sein de ce service. La Direction générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne et la Health Consumer Powerhouse (HCP) sont examinées au départ de formulaires, de documents publics et de textes législatifs faisant mention explicite d’une conception de l’empowerment épousant, à l’instar de la Banque mondiale, une forme gestionnaire. Concernant les formes civiques engagées par l’empowerment, le contexte des mouvements sociaux féministes et antiracistes des années 1960 aux États-Unis constitue le principal terrain analysé à partir d’un corpus d’archives de textes et de témoignages signés par des figures militantes.

Nous questionnerons d’abord les conceptions gestionnaires de l’empowerment. Ces dernières, en lien avec la nouvelle gestion publique (new public management), traitent et considèrent le pouvoir à partir du renforcement des capacités faisant l’objet de mesures et de quantification. Les cas de la Banque mondiale et d’acteurs en relation avec les institutions européennes seront discutés. Dans un second temps, les conceptions civiques de l’empowerment comportant une dimension critique seront interrogées. Le mouvement des droits civiques aux États-Unis sera particulièrement étudié tout en ouvrant la réflexion sur la possibilité d’y intégrer des actions et des démarches contemporaines. Enfin, la conclusion revient sur les principaux enseignements de notre démarche et ouvre plusieurs perspectives de travail.

Des conceptions gestionnaires de l’empowerment

La définition de l’empowerment et la définition des outils susceptibles de mesurer et d’évaluer son efficacité peuvent être considérées comme deux opérations interdépendantes. C’est à travers une série de rapports et d’ouvrages, soutenus par une expertise scientifique internationale et diversifiée (économie, sociologie, science politique, etc.), qu’une progressive structuration du contenu de la notion d’empowerment voit le jour. Publié en 2000, le premier volume de Voices of the Poor (Narayan, 2000) constitue une étape importante dans la politique menée par la Banque mondiale qu’il importe de situer plus largement dans un contexte de mise à l’épreuve du système de Bretton Woods :

La dénonciation de plus en plus virulente et généralisée des conséquences de l’ajustement structurel, la progression de la pauvreté dans de nombreux pays en développement, les crises financières des années 1997-1998 en Asie et en Amérique latine notamment, l’aggravation du fardeau de la dette, et la crise de légitimité des institutions de Bretton Woods qui en résultent amènent graduellement ces dernières à recentrer leur discours sur la question de la pauvreté.

Calvès, 2009 : 741

Ce premier volume, dont l’engagement sera prolongé lors d’autres sommets ou conférences internationaux (sommets du millénaire pour le développement en 2000, du développement durable ou du financement du développement en 2002), contribue à objectiver et à politiser l’empowerment en tant que moteur d’une participation des personnes pauvres et en tant qu’outil politique de lutte contre la pauvreté (Cling et Roubaud, 2008 : 49-70). Dans l’avant-propos de ce premier volume, le président de la Banque mondiale de 1995 à 2005, James Wolfensohn, décrit la méthode poursuivie par ce rapport et décline une conception de l’empowerment fondant la participation des personnes pauvres sur leurs propres capacités à assumer leur responsabilité individuelle.

En 2002, la catégorisation de l’empowerment par la Banque mondiale se prolonge par un Empowerment Sourcebook coordonné par Deepa Narayan, senior advisor, et s’étoffe par la publication de l’ouvrage Measuring Empowerment (Narayan, 2005). La double opération de définition du contenu de l’empowerment et des modes d’établissement de sa mesure est indissociable de la démarche des experts de la Banque mondiale : « in order to measure and monitor empowerment, it is important to have a clear definition of the concept and to specify a framework that both links empowerment to improved development outcomes and identifies determinants of empowerment itself » (ibid. : 4). Anne-Emmanuèle Calvès, à l’instar d’autres auteurs, note que, loin d’être un bloc monolithique, « sans définition claire du terme, l’empowerment devient vite un objectif vague, un mot à la mode impossible à mettre en oeuvre sur le terrain » (2009 : 743). Les ajustements sémantiques et politiques de la notion sont – et seront encore – nombreux, certes. Mais cette critique perd de sa qualité pour s’empêtrer en considérant qu’une telle catégorie est à la fois floue, bénigne, insuffisamment objectivée et lourde de méfaits. Bien qu’étant confectionnée et retravaillée de manière constante, avec des traductions variables de la notion en français (insertion, puis autonomisation), il n’en reste pas moins qu’une conception gestionnaire sous-tend l’empowerment d’autant plus lourdement qu’elle s’ancre, nous allons le voir, dans un système cognitif de catégorisations, de classifications et de calculs qui en limite l’aspect flou et la forme vague.

Cette production de textes définissant le périmètre de l’empowerment, faisant écho à une logique de management attentive à la mesure et à l’évaluation, s’inscrit dans un mouvement de formalisation et d’ajustement d’une conception gestionnaire qui va se matérialiser sous la forme d’instruments de participation, de normes d’évaluation et de standards de mesure de l’efficacité. Un aperçu du site Internet de la Banque mondiale rend compte du développement de ces gammes d’outils qui brouillent souvent les frontières entre participation, délibération, modernisation et « managérialisation ». Le site Internet en recense et en décrit vingt dans des domaines variés, allant du budget participatif, de la transparence, aux réformes judiciaires et scolaires jusqu’au rôle des petites et moyennes entreprises dans l’innovation. En plus de Narayan, Ruth Alsop, senior social scientist, a rejoint en 2003 le service Poverty Reduction and Economic Management (PREM). La contribution de ce professeur de la University of East Anglia en Grande-Bretagne renforce l’outillage méthodologique et théorique des approches de l’empowerment. Cette conception de l’empowerment émane d’un travail réflexif d’experts dans le domaine du développement et d’un département, l’Empowerment Team au sein de la Banque mondiale, qui développe ses travaux en réseau avec plusieurs départements et acteurs depuis quelques années.

Toutefois, cette catégorie d’empowerment que l’on trouve au sein de la Banque mondiale ne peut pas se réduire seulement à la production d’une expertise et au développement d’outils, aussi puissants soient-ils. Et c’est aussi en cela que certaines analyses critiques de l’empowerment et de la Banque mondiale, par la sociologie politique, mais aussi par des organisations non gouvernementales, par des collectifs et des groupes militants issus du mouvement altermondialiste, négligeant le poids de la conception sous-jacente de l’empowerment, peuvent parfois paraître limitées sur le plan de leur qualité descriptive et analytique. Ne privilégiant ni une approche macrosociologique en termes de domination néolibérale ni une lecture centrée sur les jeux stratégiques entre acteurs, qui sans aucun doute contribuent à nourrir les questionnements sur ces sujets, notre contribution pose que nous sommes en présence d’une catégorie arrimée à une philosophie politique du pouvoir et à une théorie politique des capacités. L’hypothèse discutée est la suivante : l’empowerment et son opérationnalisation dans divers dispositifs (ceux de la Banque mondiale mais aussi d’autres organisations telles que l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] ou des acteurs privés, sans oublier les institutions étatiques) sont influencés par les théories libérales, en particulier celles de la justice d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998 (Sen, 2009 ; pour une discussion approfondie, voir De Munck et Zimmerman, 2008).

D’une part, la pensée politique de Sen, ainsi que les nombreux travaux d’auteurs qui s’y articulent selon des modalités variées et particulièrement les concepts de capability désignant la liberté réelle d’accomplir certaines réalisations et d’agency signifiant, pour le dire brièvement, une capacité à agir de manière autonome et responsable, ont un statut important et récurrent, statut que l’on peut repérer nettement dans plusieurs productions textuelles de la Banque mondiale en relation avec l’empowerment (Koggel, 2006). D’autre part, l’attention aux instruments de mesure et aux outils de quantification, clés chez Sen ayant également fait l’objet de critiques vigoureuses (Ogien, 2008), se trouve au coeur des démarches et de stratégies d’empowerment de la Banque mondiale. Il ne s’agit pas de poser que le corpus, large et multidimensionnel, de la théorie politique de ce penseur a été pleinement approprié par une organisation internationale. S’il y a des jeux réciproques et des formes de légitimation croisée, les choses apparaissent pourtant plus complexes. Pour preuve, sur le portail de l’altermondialisme, Sen figure parmi une liste de théoriciens et militants dans la catégorie « économistes ». Sen (1999) se montre critique et réservé, se défendant même d’avoir eu un tel rôle, en particulier par rapport à l’indicateur de développement humain (IDH) élaboré par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Notre réflexion appréhende plutôt les travaux de Sen comme une composante, non négligeable, d’un environnement qui investit (Thévenot, 1986) la conception gestionnaire de l’empowerment en l’équipant de références mêlant économie et philosophie, de grilles de lecture, de modèles politiques et d’outils statistiques.

La conception gestionnaire de l’empowerment endossée par la Banque mondiale constitue un cas singulier car situé au coeur d’une des organisations internationales dotées de ressources financières importantes et de pouvoirs conséquents. Toutefois, une telle conception semble orienter les politiques menées par d’autres organisations internationales, par une série d’États, d’entreprises privées, de sociétés de consultance et d’organismes de formation. Malgré plusieurs incursions au sein des arènes internationales et européennes (Bérard, 2009 ; Derouet et Normand, 2009 ; pour une discussion critique, voir Weisbein, 2011), la littérature de type ethnographique reste plutôt limitée. Ce type d’empowerment semble pourtant se cristalliser durablement auprès d’autres structures et institutions. Si d’autres organisations internationales (Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, etc.) ont été approchées à partir du courant d’étude critique (global political economy ; Griffin, 2009), la stratégie politique de consommation de l’Union européenne 2007-2013 est intéressante en ce qu’elle mobilise une conception gestionnaire de l’empowerment où priment les capacités à s’intégrer dans des logiques de marché, de consommation et de compétition.

La Direction générale de la santé et des consommateurs traite le renforcement de capacités à agir des patients en insistant particulièrement sur la participation de ces derniers sous-tendue par une dimension responsabilisante et individuelle, sur l’intégration des consommateurs à une économie de marché et sur un modèle centré sur les outils de gestion susceptibles de renforcer la mesure de l’impact de l’empowerment. Au sein du réseau mêlant différents acteurs et institutions, mobilisant une gamme d’instruments de mesure et de concepts, il est possible de repérer les principaux opérateurs qui participent de cette conception plus libérale de l’empowerment : l’entreprise privée Health Consumer Powerhouse, la Direction générale du Joint Research Center, l’Institut pour la protection et la sécurité du citoyen, etc. Le premier acteur, la HCP, retient notre attention en ce que celle-ci propose une approche gestionnaire de l’empowerment des patients dans une série de rapports (dont celui portant sur l’Empowerment of the European Patient. Options and Implications en 2009), d’indicateurs et d’index internationaux et suédois, en agissant à l’extérieur des institutions européennes tout en y étant insérée activement. Créée en 2004 en Suède, la HCP est une entreprise privée qui analyse et mesure la performance et la compétitivité des politiques de santé menées au Canada, en Europe et plus particulièrement en Suède. L’empowerment des patients[8] est figuré comme un moyen de penser et d’agir sur le renforcement des capacités de patients dans un environnement de type marchand. Ceux-ci sont posés en tant que consommateurs individuels qu’il s’agit d’armer afin qu’ils puissent jouer pleinement dans ce marché en ayant intégré les règles du jeu. Parmi les instruments qui traduisent ce principe en actes et dont les modes de circulation internationale (classements des institutions d’enseignement supérieur élaborés par l’Université Jiao Tong de Shanghaï ou par le journal britannique Times Higher Education, programme international sur le suivi des acquis des élèves de l’OCDE, etc.) sont loin d’être négligeables (Revue française de socio-économie, 2010), on note une série d’outils de mesure, de comparaison et de classement dont la visée est de tester la capacité des politiques de santé à suivre cette voie et à s’y engager. Le jugement, moral et politique, sur l’efficacité des politiques d’empowerment paraît d’autant plus robuste qu’il se fonde sur une critériologie et sur des standards ayant vocation à rendre objectifs les résultats.

La HCP établit le 2012 Euro Health Consumer Index (EHCI) et communique le pays européen (sur 34) « champion » en la matière, les Pays-Bas avec 863 points, et, en bas du palmarès, considérée comme « le plus faible compétiteur », la Bulgarie avec 448 points. Le site Internet informe qu’un séminaire sous l’égide d’un député européen suédois issu du Groupe du Parti populaire européen (GPPE) réunit quatre orateurs : le directeur de la Direction générale de la santé et des consommateurs au sein de la Commission européenne, le vice-président des laboratoires Abbott, le directeur du European Patients Forum et le directeur de recherche de la Health Consumer Powerhouse. Ce séminaire – organisé au Parlement européen le 15 mai 2012 – présente les résultats et récompense le meilleur pays, à nouveau les Pays-Bas, donnant ainsi l’occasion au ministre de la Santé de faire un discours de remerciement. Soutenu sur le plan financier par plusieurs acteurs (European Federation of Pharmaceutical Industry, Pfizer Inc., Novartis SA et Medicover SA), ce 2012 EHCI est basé sur 40 indicateurs classés en cinq sous-disciplines.

Le point quatre de la Newsletter[9] de mars 2012 de la HCP décrit cet outil de la manière suivante, en précisant la philosophie générale qui l’anime :

Patient rights and information, Waiting times, Outcomes, range and Reach of services and Pharmaceuticals. The selection of indicators is decided in co-operation with the External Reference Panel, a group of senior healthcare experts to advise on the Index composition. The Index outcomes are presented in a user-friendly way, with traffic-light colors to tell if a country performs quite well, medium or poor. The sub-divisions are given a weight indicating how HCP looks at their respective importance, providing Outcomes and Waiting times with the highest weight. Depending on how well a national healthcare system responds to the indicator criteria a total maximum of 1000 points can be rewarded. The last winner (2009) – the Netherlands – scored 863 points while the weakest competitor, Bulgaria, scored 448 points. EHCI not only provides a status assessment for each of the 34 countries but as well gradually makes longitudinal analysis possible, as performance data have been generated since 2005. To patients and care consumers EHCI is an opportunity for lay-persons to inform themselves, to compare and to take action to achieve the best possible healthcare. To healthcare industry stakeholders this unique benchmark has an awareness and opinion forming potential. Altogether, better performance transparency and common ways to foster accountability drives healthcare quality – a win-win situation for Europe !

En plus d’une discussion plus fine sur ces outils de mesure et leurs effets réels sur la participation des patients et sur les politiques de santé, il importe autant de questionner le degré d’enracinement[10] du type de capacités promues et légitimées que les formes de participation qui en découlent. La perspective comparative élargie adoptée ici ne peut pas fermer les yeux sur les écarts entre les terrains. Les cas de la Banque mondiale – dont la présidence échoit à une personnalité américaine proche du président des États-Unis depuis 1946 tandis que la présidence du Fonds monétaire international revient à une personnalité choisie par les gouvernements européens – et de l’Union européenne ne peuvent pas être confondus ou aplatis tant ils emportent avec eux une histoire politique et institutionnelle différente. L’ouverture à plusieurs contextes et dispositifs institutionnels permet toutefois d’éviter le biais d’une approche où ces conceptions seraient d’emblée réduites à l’idéologie libérale. Notre démarche analyse plutôt les ressorts normatifs variés sous-jacents à une conception gestionnaire de l’empowerment et se matérialisant à travers un spectre large d’acteurs, d’institutions et d’arènes politiques pour mieux questionner sa théorie politique et faire voir les types de participation qu’elle légitime ou non. Ainsi la lutte contre les inégalités (de santé) et la référence aux droits (des citoyens et des patients) en tant que visée démocratique, apparaissant sous les appellations « démocratie sanitaire » (Maudet, 2002) en France ou participative health care planning (Davies et al., 2006) en Grande-Bretagne, paraissent subsumées par un souci de gérer efficacement la participation et par l’appel à un marché dont les règles sont connues[11].

Ce type de théorie politique engageant une figuration spécifique de l’empowerment, concernant les patients[12] en l’occurrence, conduit donc l’action publique à se montrer moins attentive aux mécanismes qui permettent de donner une voix, d’élever une critique et d’augmenter un pouvoir d’agir sur les inégalités qu’au renforcement des capacités d’action inscrites dans un modèle politique libéral et assorti de techniques et de méthodes de quantification, de mesure et d’évaluation. La description de traits saillants de ce modèle permet de penser ses limites et de critiquer ses impensés : par rapport à une réflexion sur la gamme des capacités, aussi bien politique que sociale et culturelle, nécessaires à l’acquisition ou à la reprise d’un pouvoir ne se limitant pas à une seule perspective économique et par rapport à une action sur ce que sont le défaut de pouvoir (powerlessness) des personnes et de groupes ainsi que les inégalités de santé. Le débat est ouvert quant à savoir dans quelle mesure le sens critique aigu, prenant la forme de dénonciations et de contestations multiformes (appels, boycott, manifestations, etc.) notamment d’organisations non gouvernementales (ONG) internationales, d’économistes engagés (Toussaint, 2006) et de la « galaxie » altermondialiste – visant spécifiquement la Banque mondiale –, ayant pointé les méfaits, les biais et les limites, affecte la philosophie et le devenir de ces conceptions gestionnaires. C’est là un chantier à approfondir par d’autres recherches. Il reste cependant que ce sens critique, qu’il ait une visée corrective ou radicale (Boltanski et Chiapello, 1999 : 76-77), repose sur un argumentaire définissant le pouvoir et le renforcement des capacités et des droits à partir de dimensions civiques. La section suivante clarifie cette discussion en décrivant un autre visage de l’empowerment au sein duquel la participation des citoyens est contemporaine d’une redistribution du pouvoir et d’une critique radicale des inégalités.

Des conceptions civiques de l’empowerment

Je voulais des lois qui donnent un vrai pouvoir au peuple. Notre but était de renforcer la démocratie participative, d’exercer un plus grand contrôle sur les institutions politiques qui régissent nos vies. Notre slogan, c’était : Tout le pouvoir à tout le monde (All the power to all the people). Qu’on soit noir, blanc, rouge ou à rayures, ce qu’on voulait c’était une réelle implication des communautés dans l’exercice du pouvoir.

Le mot empowerment est prononcé en anglais, mais couvert par la voix du journaliste. Ce sont les mots de Bobby Seale (né en 1936), fondateur avec Huey P. Newton du Black Panther Party en 1966, lorsqu’un journaliste d’une équipe suédoise (dans un documentaire d’une heure diffusé par Arte en avril 2012) lui demande de revenir, près de quarante ans plus tard, sur son engagement civique. Le Black Panther Party peut être considéré comme la frange la plus radicale et activiste du mouvement ayant pris part à la défense des droits civiques aux États-Unis. La conception de l’empowerment voisine ici avec un idéal de transformation profonde des structures et des institutions américaines, allant de pair avec une dénonciation du racisme et du capitalisme. Cette facette est somme toute peu étudiée par la littérature sur la participation. L’histoire de ces activités politiques, démarches participatives et engagements d’un type plus radical reste largement à faire (Biondi, 2012). Il ne faut pas négliger la place importante occupée par la culture afro-américaine (musique, cinéma, théâtre, littérature) en tant que moteur de dénonciation des inégalités et d’une nouvelle distribution des pouvoirs et des capacités.

Résumer les conceptions civiques de l’empowerment et les modalités de participation uniquement à partir de cette acception serait abusif. Ce visage de l’empowerment et la portée critique qu’il contient relèvent d’un spectre plus large de références morales, de principes de justice et de types d’acteurs politiques qui donnent lieu à des formes différentes de participation, suivant une démarche issue de la base (logique bottom-up) bien plus que d’institutions, d’administrations et de politiques publiques (logique top-down). Les mouvements sociaux des années 1960-1970 constituent l’espace-temps de référence. Toutefois, sans avoir la place pour bâtir une interrogation approfondie, la difficile question de l’héritage actuel de ces conceptions plus civiques de l’empowerment sera esquissée à la fin de cette section.

La double référence au power et à l’empowerment est indissociable de l’émergence de nouvelles exigences démocratiques portées au sein du mouvement des droits civiques aux États-Unis dont le début peut être situé au niveau des années 1960[13]. La présence de la notion de Black power, désignant un combat plus radical (voire révolutionnaire) des Noirs pour leur émancipation et regroupant plusieurs organisations et collectifs, est essentielle si l’on veut comprendre certains aspects du spectre couvert par une conception civique de l’empowerment. Ce point est très important pour notre contribution en ce qu’il souligne un des appuis d’une théorie politique du pouvoir – très largement minorée dans les débats théoriques contemporains[14] (Haugaard, 2012 ; Pansardi, 2012 ; Read, 2012) – et permet de saisir ce qui, nettement, la distingue du socle libéral des conceptions gestionnaires décrites dans la première section de cette contribution. Le développement de mobilisations politiques fortes autour de cas concrets[15] (non-accès aux services publics, dont les transports en commun, les universités, etc.) affectant la dignité des personnes a permis de révéler au public américain les nombreuses situations d’injustice et d’inégalité pour une série de groupes dans plusieurs États américains. On comprend dès lors comment cette conception de l’empowerment se fonde sur une visée critique : « la formulation d’une critique suppose au préalable une expérience désagréable suscitant la plainte, qu’elle soit vécue personnellement par le critique ou qu’il s’émeuve du sort d’autrui. C’est ce que nous appellerons ici la source de l’indignation » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 81). Le défaut de pouvoir, le déni de droits collectifs et l’absence de reconnaissance de la communauté noire ont été publiquement combattus par des figures charismatiques telles que Martin Luther King et Malcolm X, par l’appel à une résistance pacifique par plusieurs organisations d’associations étudiantes comme le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC), par des féministes noires et des leaders politiques.

Quoique la conception civique de l’empowerment, portée par le combat autour de nouveaux droits, se révèle opérante pour étudier ces acteurs, ils défendent une théorie politique du pouvoir avec des accents sensiblement différents[16]. En effet, Martin Luther King, président de la Southern Christian Leadership Conference (SCLC) de 1957 jusqu’à ce qu’il soit assassiné en avril 1968, lutte pour de nouveaux pouvoirs politiques, économiques et sociaux à partir d’une perspective réformiste non violente et pacifiste influencée notamment par Gandhi. Cette approche, regroupant d’autres acteurs, est contestée par une perspective plus radicale, caractérisée par un appel à une transformation structurelle des institutions et de la répartition du pouvoir aux États-Unis. Les idées liées au nationalisme noir, à la lutte anti-impérialiste, aux écrits anticolonialistes de Frantz Fanon imprègnent le corpus de ces approches. Par-delà les différences importantes, on peut épingler une série d’organisations et de figures politiques telles que le leader Stokely Carmicheal et plusieurs associations étudiantes, Malcolm X, Nation of Islam et les Blacks Muslims, le Congress of Racial Equality ainsi que les Panthères noires.

Si l’antiracisme et la défense du droit des Noirs ont constitué des ressources idéologiques fortes au sein des acteurs revendiquant une prise de pouvoir et une répartition plus juste des places au sein de la société, il n’en demeure pas moins que les combats féministes (Rorabaugh, 1996), les luttes pacifistes contre la politique extérieure américaine et contre la guerre du Vietnam, les fronts radicaux – voire révolutionnaires – participent de principes de justice et d’engagements prenant forme dans cet environnement tout en traversant les frontières des États-Unis[17]. La dimension critique d’une exigence et d’une pratique politique participative, on le voit, traverse de part en part ces mouvements sociaux et ces collectifs et se décline, il faut le rappeler, à l’extérieur des institutions et des autorités politiques[18] qui sont visées par la critique. Plus, l’histoire politique, approfondie ailleurs (Balogh, 1996), exige que l’on resitue le détail de ces actions dans le climat de violence et de répression, culminant avec l’assassinat de figures politiques aussi importantes que Martin Luther King (le 4 avril 1968) et Malcolm X (le 21 février 1965).

La description de ce visage de l’empowerment resterait largement incomplète si l’on ne prenait pas la mesure de travaux et d’ouvrages, mêlant engagement politique et savoir théorique, qui ont contribué à dessiner le périmètre politique et normatif de l’empowerment en lui donnant une forme civique. Il s’agit aussi de leur restituer, par le biais de cette contribution modeste, un héritage et une mémoire que trop peu de travaux contemporains sur la participation semblent prêts à honorer tandis que l’empowerment constitue leur matière principale. Par-delà les différences, Barbara Solomon (née en 1934) et Saul Alinsky (1909-1972) ont contribué à cet effort de discussion.

Barbara Solomon est une travailleuse sociale américaine, militante noire et féministe qui a ensuite réalisé une carrière universitaire (première doyenne noire dans l’histoire universitaire américaine, mentionne le site Internet de la University of Southern California). Son ouvrage Black Empowerment : Social Work in Oppressed Communities (1976) est réputé pour être un des premiers à employer et à décrire de manière organisée la notion d’empowerment dans la littérature. Le sous-titre mentionnant une situation d’oppression signe plus nettement encore la portée critique engagée par la notion d’empowerment, emportant à la fois une dénonciation aiguë des inégalités, des injustices et des formes de domination subies par la communauté noire et une série de propositions concrètes pour que le travail social et les travailleurs sociaux soient dotés d’argumentaires, d’idées et de méthodes participatives (individuelles et collectives) pour faire face à un tableau si sombre.

Saul Alinsky, lui aussi, s’est engagé d’abord dans la défense politique du travail social aux États-Unis. Plusieurs aspects de son parcours politique et intellectuel paraissent pourtant irréductibles et témoignent, même si nous n’avons pas la place pour approfondir l’analyse, de ces formes d’expression plus civiques et des dimensions critiques de l’empowerment. Nicolas Görtz et Daniel Zamora situent le détail et l’intrication des composantes biographiques, politiques et théoriques :

Saul Alinsky, né dans une famille religieuse et pauvre d’immigrés juifs russes, est souvent considéré comme l’un des pères du « community organizing ». Dès la fin des années 1930, dans les quartiers les plus défavorisés de Chicago d’abord et dans d’autres villes plus tard, il rassemble les citoyens dans de larges organisations communautaires afin de défendre leurs droits et revendiquer pour eux de meilleures conditions de vie. Il fondera sa propre organisation « d’organisateurs professionnels », l’Industrial Areas Foundation (IAF) qui est encore active aujourd’hui. À côté de cette activité militante, Alinsky écrira également plusieurs ouvrages importants dont deux – Reveille for Radicals et Rules for Radicals – sont directement liés aux questions du « community organizing » et des méthodes d’organisation.

2011 : 3

Plus encore que pour Solomon, la conception de l’empowerment laisse voir ici un double ancrage, ancrage sociologique qui est celui de l’École de Chicago d’avec laquelle il prendra ses distances progressivement (Zamora, 2011) et ancrage politique en ce qu’il initie et développe des dispositifs participatifs concrets et radicaux en plus d’autres combats à partir d’une théorie politique – proche à plusieurs égards de la pensée du pédagogue brésilien Paulo Freire[19] (1921-1977) développée notamment dans son ouvrage Pédagogie des opprimés (Freire, 1974) – selon laquelle l’organisation des citoyens dominés et dépossédés permet l’avènement d’une réelle prise de pouvoir et d’une constante vigilance à l’égard de ce qui est fait et dit par les institutions et par les autorités.

Nous souhaitons à présent ébaucher un questionnement sur les conceptions civiques de l’empowerment et leur déploiement au-delà des États-Unis, notamment au Canada ou en Grande-Bretagne dans les années 1960-1970, tout en réfléchissant à leur héritage contemporain au travers de critiques et d’actions prenant cours des années 2000 à aujourd’hui. Au Canada, Joan Anderson (1996) a fait des recherches sur les patientes chroniques immigrées en relation avec la pensée féministe noire et l’éthique politique. Son argument est le suivant : l’empowerment perd sa dimension transformatrice et recouvre à présent une dimension responsabilisante et gestionnaire. L’État se désengage et transfère désormais une série de coûts et de charges aux patients, selon un mouvement accru de responsabilisation que l’on observe également dans les stratégies des entreprises privées à l’égard des ouvriers et des employés. Une même hypothèse est défendue, cette fois pour le cas anglais, par Josephine Ocloo et Naomi Fulop (2012) : le travail social anti-oppressif et contestataire est progressivement remplacé par un management intégratif, avec des démarches individuelles et plus consensuelles où la participation semble déconnectée de toute exigence de nouveaux droits et de toute portée politique sur les oppressions et les inégalités de fond. Ce tour d’horizon reste incomplet, mais il ressort clairement que les conceptions civiques de l’empowerment, quoiqu’elles aient tendance à être écrasées par les conceptions gestionnaires, ne se limitent pas aux États-Unis ou à un seul domaine d’activités.

Dans le prolongement, notre contribution ne peut pas éviter de poser la question de l’héritage contemporain. Sans doute ouvre-t-elle la voie à une autre publication. Peut-on penser les démarches et les actions telles que le mouvement des Community Land Trust aux États-Unis, les démarches participatives contestataires/communautaires ou le développement d’une contre-expertise et d’une expertise profane dans les domaines de la santé et de la santé mentale notamment, ou, opérant selon un mode plus radical, les activités de collectifs comme Act Up dans la lutte contre le VIH/SIDA (« AIDS Coalition to Unleash Power »), les courants altermondialistes, le mouvement Occupy Wall Street, les Indignés, à partir des conceptions civiques de l’empowerment ? Nous esquissons ici trois pistes de réflexion, bien modestes et qui restent à compléter. D’abord, ces mouvements, par-delà leur grande diversité, se situent comme autant de moteurs favorisant un processus politique de revendication d’un pouvoir et de capacités politiques. La visée transformatrice de ces démarches participatives touche directement la structure du capitalisme contemporain et les manières dont elle réduit le pouvoir des citoyens et affaiblit les capacités critiques. Toutefois, le cas des mouvements situés dans les années 1960 semble fédérer une série élargie d’arguments, d’idéologies et de causes politiques, tandis que les cas plus contemporains d’actions illustrent toute la difficulté de faire exister et de faire durer une critique des inégalités en face d’une pensée libérale et gestionnaire qui, elle, s’est consolidée. Autrement dit, les conceptions civiques de l’empowerment ne sont pas absentes de l’agenda actuel, mais ont du mal à la fois à formaliser une critique forte et entendue et à affecter les modèles de participation en cours. Ensuite, il faut sans doute revenir aux différences de contexte. Les années 1960 restent traversées par une théorie politique du pouvoir, influencée de manière directe ou indirecte par le marxisme et le postmarxisme, souvent combinés à l’anticolonialisme, à l’autodétermination et au pacifisme. Ce point permet de saisir la tonalité différente à la fois des formes de la participation et de la conduite des institutions, des politiques publiques. Le spectre plus contemporain couvert par les conceptions civiques de l’empowerment présente quant à lui un corpus idéologique diversifié et moins organisé. Enfin, la demande de reconnaissance et de droits nouveaux de la part de différents groupes et collectifs pendant les années 1960 correspond aussi à un type de politiques publiques et d’institutions plus fermées. Toutefois, les conceptions civiques de l’empowerment font aujourd’hui face à un défi énorme : comment revendiquer une nouvelle distribution des pouvoirs et de nouvelles capacités démocratiques alors que les autorités publiques et les institutions internationales jouent le jeu et déclinent, dans une certaine mesure et selon une démarche spécifique, ouverture, transparence et même, comme on l’a vu dans la première section, participation. Au final, ces pistes inviteront peut-être les chercheurs à s’interroger en profondeur sur le spectre des démarches contemporaines susceptibles d’être pensées et repensées au départ des conceptions civiques de l’empowerment.

Conclusion

La catégorie d’empowerment reste difficile à appréhender. Son usage massif au sein de littératures spécialisées a pu contribuer à non seulement naturaliser le pouvoir en question, mais aussi à brouiller la compréhension des types de capacités et de compétences en jeu. La présente contribution trace un chemin pour comprendre et analyser la participation telle qu’elle peut se penser à partir d’une pluralité de théories politiques. Nous avons proposé une analyse articulée autour de deux conceptions (civiques et gestionnaires) de l’empowerment, permettant de conceptualiser de manière robuste plusieurs modalités spécifiques de penser le pouvoir et d’agir sur le renforcement des capacités. Les « conceptions », selon notre terminologie, ont été situées dans un environnement de combats et de luttes, de références morales et politiques qui se renforcent réciproquement. Il y a, nous semble-t-il, suffisamment de traits spécifiques pour parler d’une conception de type civique et d’une conception gestionnaire au sens de partage d’un espace normatif propre. Mais, au sein même de chaque conception, une série de variations apparaît tant sur les modalités de participation que sur les finalités normatives et politiques poursuivies par l’idée même de participation. Et cela nous a conduit à opter pour une démarche déclinant à la fois un pluralisme entre plusieurs conceptions d’empowerment, mais aussi à l’intérieur de chacune des conceptions de l’empowerment en prenant appui sur une diversité de sites et de terrains d’enquête. Notre contribution livre seulement quelques pistes en ce sens, pistes qui demandent à être approfondies par d’autres enquêtes de terrain et affinées par la poursuite de la discussion des concepts et des théories.

Deux apports de notre démarche méritent d’être rappelés. D’abord, elle invite à repenser l’empowerment en ne le limitant pas à une analyse littérale du mot et de la production d’un discours. Notre contribution permet de questionner plus largement des conceptions de l’empowerment, soit différentes théories comprenant des modes de définition de ce qu’est le pouvoir et des modes de composition des capacités à participer et à prendre part à la société. Nous avons pointé combien ces conceptions, loin de se résumer à des sémantiques, étaient associées (sans s’y réduire) à des instruments et des outils de gestion d’une part et à des engagements politiques et des postures critiques fortes d’autre part. Ensuite, notre démarche aiguise un souci de l’historicité des différentes manières d’agir et de se coordonner au nom de la participation et du renforcement des capacités. Trop souvent, les approches de la participation rabattent les aspects pluriels de l’empowerment sur un axe exclusivement gestionnaire ou sur un axe exclusivement civique. Notre article permet de consolider une réflexion sur la pluralité des manières de qualifier les capacités et le pouvoir de participer, mobilisant chaque fois une théorie politique spécifique.

Plusieurs chantiers restent sans doute à approfondir. D’abord, les deux conceptions ici décrites mériteraient d’être élargies à d’autres conceptions, contribuant par là à honorer un pluralisme plus conséquent tout en prenant appui sur une enquête de terrain solide autour d’autres arènes et contextes spatiotemporels. Ensuite, chaque conception, ici brossée de manière schématique, gagnerait à être déclinée, affinée et peut-être décomposée elle-même en variantes plus à même de situer et de cerner les traits souvent spécifiques des différents cas et terrains. Enfin, ces deux conceptions de l’empowerment partagent une anthropologie capacitaire où l’accent est placé sur l’action, l’engagement et la participation, même si cela se décline selon des perspectives très différentes. Les êtres, individuels ou collectifs, sont approchés comme étant dotés potentiellement de facultés, de capacités et de compétences – autant de pouvoirs appréhendés avec des théories politiques très différentes. Toutefois, il reste à consolider une sociologie de l’empowerment qui travaillerait sur une pluralité de théories anthropologiques, allant d’une définition des êtres (et leur prolongement dans le domaine social, de la santé, etc.) s’inscrivant dans cette axiologie capacitaire à une définition dépassant les oppositions capacité/incapacité, agir/subir, force/faiblesse, actif/passif pour prendre au sérieux des manières de vivre et des formes d’existence à rapprocher de plusieurs chantiers, différents et novateurs, en sociologie autour de l’épuisement capacitaire et de l’habiter (Breviglieri, 2012), en philosophie autour de la notion d’impouvoir et de l’hypothèse d’une sortie du régime contemporain du pouvoir et de l’absence de pouvoir (Marion, 2008) ou avec les travaux du sinologue et philosophe François Jullien (2009).