FR:
Cet article examine un domaine spécifique de politique en matière de sexualité : les mesures eugénistes que plusieurs démocraties libérales ont mises en pratique entre les années 1920 et les années 1960. Plus précisément, la discussion des trajectoires politiques de mesures comme les stérilisations eugénistes en Suisse, en Suède et au Royaume-Uni servira de base pour une réflexion théorique sur le rôle de l’État dans la régulation et la surveillance de la sexualité reproductive, des pratiques sexuelles et des identités sexuelles de ses citoyennes et citoyens. L’analyse des liens entre la sexualité, la sphère politique et l’État m’amènera ensuite à problématiser la notion d’État. En effet, premièrement, les exemples de mesures eugénistes concrètes révèlent que l’action étatique dans ce domaine n’a pas toujours été cohérente, ni homogène. Elle s’est caractérisée au contraire par des interventions souvent non systématiques, voir contradictoires. Deuxièmement, j’argumenterai que les mesures eugénistes se sont développées aussi bien sous contrôle étatique qu’en dehors de l’État, voire contre ce dernier. D’une part, des acteurs paraétatiques comme des cliniques psychiatriques universitaires ou des autorités politiques locales ont joué un rôle clé dans la régulation eugéniste de la sexualité. D’autre part, des acteurs importants du point de vue de l’application de stérilisations eugénistes, comme les associations de médecins, se sont parfois politiquement opposés à l’élaboration de politiques publiques dans ce domaine, considérant l’intervention étatique comme une restriction de pratiques qui étaient déjà monnaie courante. Je suggérerai que la présence ou l’absence de politiques publiques eugénistes constitue de ce fait un indicateur insatisfaisant pour juger de l’importance de pratiques eugénistes dans des contextes nationaux spécifiques. J’argumenterai que saisir la complexité de cette dynamique politique nécessite une prise en compte des manières dont les politiques publiques et les systèmes étatiques sont, de manière plus générale, à leur tour structurés par des rapports de pouvoir autour de la sexualité, ainsi qu’autour d’autres marqueurs identitaires comme le genre, la « race », les classes sociales ou les handicaps physiques et mentaux.
EN:
This article examines a specific area of the politics of sexuality, focusing on the eugenic measures that various liberal democracies applied from the 1920s to the 1960s. More precisely, the policy trajectories of measures such as eugenic sterilizations in Switzerland, Sweden, and the United Kingdom will serve as a basis for theorizing the role of the state in regulating and policing the reproductive sexuality, sexual practices, and sexual identities of its citizens. Exploring the links between sexuality, politics, and the state will lead me to argue that the notion of the state itself needs unpacking. I will suggest, firstly, that examples of concrete eugenic measures demonstrate that states have not always acted in coherent, homogeneous ways in this area. State intervention in this domain was at times non-systematic, or even contradictory. I will argue, secondly, that eugenic measures were developed both within, and outside of (or even against), the state. Paragovernmental actors such as psychiatric clinics or local authorities have often played key roles in the eugenic regulation of sexuality. Furthermore, key actors in the application of eugenic sterilizations, such as doctors’ organizations, were in some cases politically opposed to policy-making in this area, since they considered state intervention as a threat to their own autonomy of action. The presence or absence of official state policies is therefore an insufficient indicator of the importance of eugenic practices in specific national contexts, I shall argue. In order to fully grasp the complexity of such political dynamics, it is crucial to take into account the ways in which state institutions and policy-making are structured by wider social relations of power around sexualities, as well as around other identity-markers such as gender, “race,” social class or disabilities.