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Cet article examine les aspects politiques des programmes anti-pauvreté au Mexique. Il porte notamment sur les dimensions hiérarchiques de la restructuration des mesures sociales et sur la manière dont ces programmes ont interagi avec les processus parallèles, mais souvent contradictoires, de réforme économique et politique dans ce pays. La pauvreté n’est pas seulement un problème économique ; elle revêt d’importantes dimensions politiques dans un pays où les mesures d’aide sociale ont traditionnellement été étroitement liées à des pratiques clientélistes et corrompues. Nous soutenons que même si le gouvernement fédéral s’est efforcé d’introduire des mécanismes de prestation de services politiquement neutres, ces efforts n’ont pas permis d’éliminer le clientélisme. Nous estimons que la réforme des politiques a plutôt contribué à l’émergence de diverses pratiques « semi-clientélistes » dans les interstices entre les échelons fédéral, subnational, municipal et local (Fox, 1994). Même si plusieurs des pratiques électoralistes flagrantes de l’ancien système de représentation corporatiste ont été éliminées, il n’en reste pas moins que, dans un contexte de démocratisation imparfaite et de fortes inégalités économiques, le clientélisme s’est transformé et a refait surface, principalement à l’échelle locale.

Cet article se penche sur les dynamiques entre les États subnationaux et les municipalités dans le cadre du programme fédéral de subventions conditionnelles en espèces. Ce programme, d’abord appelé Progresa par l’ancien gouvernement du Partido Revolucionario Institucional (PRI – Parti révolutionnaire institutionnel) présidé par Ernesto Zedillo (1994-2000), a été maintenu avec quelques ajustements sous le titre de Programa de Desarrollo Humano Oportunidades par les gouvernements successifs du Partido de Acción Nacional (PAN – Parti action nationale) présidés respectivement par Vicente Fox (2000-2006) et Felipe Calderón (2006--). Ce programme (ci-après appelé Oportunidades), hautement centralisé à bien des égards, a tenté d’éliminer le rôle des intermédiaires « traditionnels » dans le but d’éviter le clientélisme associé aux organisations corporatistes traditionnelles au Mexique. Nous soutenons toutefois que les nouvelles politiques mexicaines de redistribution du pouvoir, assorties d’une décentralisation du système politique et de la création de nouveaux intermédiaires, ont permis à des pratiques semi-clientélistes d’émerger.

Comme Jonathan Fox l’a noté (1994), le semi-clientélisme comporte des formes de manipulation politique qui sont moins coercitives, moins omniprésentes et moins flagrantes que celles propres au clientélisme traditionnel pratiqué par le PRI pendant un règne de plus de 70 ans. Le nouveau clientélisme est appliqué par plusieurs partis politiques au lieu d’un seul, mais il est toujours caractérisé par un lien entre l’octroi d’avantages et le soutien apporté à un parti donné. Notre principal argument est que la restructuration de la politique en matière de pauvreté au Mexique, même si elle a en partie été conçue pour diminuer le clientélisme fédéral traditionnel, a contribué à l’émergence de nouvelles pratiques clientélistes, notamment entre les acteurs politiques subnationaux, aussi bien à l’échelle des États subnationaux que des municipalités. Notre analyse théorique se base sur de nouvelles façons d’aborder le clientélisme politique en Amérique latine qui mettent l’accent sur la fluidité de ces liens. Elle se fonde également sur le travail de Karl Polanyi (1944) pour tenter d’expliquer la persistance du clientélisme malgré les efforts considérables déployés pour y mettre fin. Nous estimons que l’analyse de Polanyi en matière d’imbrication et de réimbrication s’avère utile pour comprendre la perpétuation des relations clientélistes. À ce jour, les façons d’aborder le clientélisme n’ont pas adéquatement examiné l’aspect hiérarchique de ces relations. Une approche multidimensionnelle permet une compréhension dynamique des interrelations entre les divers échelons politiques – municipal, subnational, national et transnational –, tout en mettant l’accent sur la nature changeante des pratiques clientélistes au Mexique et sur l’implication de divers acteurs politiques aux multiples niveaux de représentation. La première partie de cet article présente une vue d’ensemble de notre approche théorique. La deuxième offre un aperçu du contenu politique multidimensionnel des mesures anti-pauvreté avant et durant l’administration Calderón. La dernière section examine le rôle des États et des municipalités en ce qui concerne l’émergence du semi-clientélisme dans le programme fédéral.

Théories relatives au clientélisme et théorie politique de l’échelle

Les politiques complexes du corporatisme au Mexique sous la présidence du PRI ont fait l’objet d’une littérature riche et abondante. Octavio Paz, auteur de la célèbre « représentation du Mexique comme une pyramide »[2], a retracé cette structure hiérarchique du pouvoir depuis les seigneurs et les prêtres aztèques jusqu’aux présidents du PRI, en passant par la vice-royauté espagnole (Paz, 1985 : 308). Comme l’évoque la métaphore de Paz, le pouvoir et les ressources ont été hautement centralisés durant le régime hégémonique du PRI, et ce, depuis la période révolutionnaire. Le présidentialisme a donné à l’exécutif des pouvoirs métaconstitutionnels sur l’État et les gouvernements locaux, alors que les corps législatifs subnationaux approuvaient sans discussion les mesures législatives qui leur étaient soumises par les autorités exécutives (Ward et Rodriguez, 1999 : 29-31). Les mesures sociales, soi-disant conçues pour réduire la marginalisation économique et sociale d’importants secteurs de la population, ont plutôt servi à renforcer le contrôle politique du parti dominant, étant donné que les principaux bénéficiaires de l’État providence mexicain étaient membres d’organisations corporatistes (principalement des employés syndiqués) sous le contrôle du PRI.

Au sein de cette structure de pouvoir pyramidale et corporatiste, un réseau de relations interpersonnelles liait les partis aux groupes d’intérêts et de pression sur l’ensemble du territoire mexicain. Ainsi, le clientélisme opérait à l’échelle locale pour garantir le soutien politique d’importants segments de la population, la loyauté politique étant offerte en échange de petites subventions régulières des autorités. Les principaux acteurs de ce système clientéliste étaient le PRI fédéral, les organisations corporatistes nationales de travailleurs, de paysans et de groupes populaires y étant liées. Ce système centralisé de contrôle politique a commencé à s’effondrer à la suite du turbulent processus de changement économique et politique engendré par la crise de l’endettement de 1981.

Clientélisme et semi-clientélisme

Les études classiques sur le clientélisme, telles que celle de James Scott (1972 : 66), ont décrit les modèles verticaux des relations sociales dans plusieurs pays moins développés. Cet auteur fait une distinction entre la relation directe entre deux personnes, qu’il qualifie de clientélisme, et le rôle joué par un « représentant » ou un « intermédiaire » agissant « en tant que lien dans un échange ou un transfert entre deux parties qui ne sont pas directement en contact » (id. : 95). Il décrit aussi la « pyramide partis–groupes d’intérêts ou de pression » – un prolongement vers le haut ou vers le bas des réseaux partis–groupes d’intérêts ou de pression –, laquelle relie les individus à la base de la société à ceux tout en haut.

De même, la littérature classique sur le clientélisme mexicain a documenté de quelle manière les mouvements sociaux initialement indépendants ont été eux-mêmes incorporés au sein du parti dominant, créant une structure sociale que Claudio Lomnitz (1980 : 1, cité dans Vélez-Ibañez, 1983 : 18) a qualifiée de « série de pyramides autonomes dont chacune se reproduit hiérarchiquement comme un cristal, du haut vers le bas ». Ces études illustrent la façon dont les organisations mexicaines implantées localement se sont retrouvées dans un enchevêtrement d’obligations et de relations avec d’éminents officiels, et qu’elles ont été cooptées et contrôlées par des acteurs de l’élite (voir, par exemple, Cornelius, 1975 ; Eckstein, 1977 ; Vélez-Ibañez, 1983 ; Holzner, 2004). Les réformateurs technocratiques au sein de l’État mexicain croyaient être en mesure d’éliminer ces pratiques pernicieuses grâce à un processus de réforme politique minutieux et dépolitisé. En effet, ainsi que nous le verrons ultérieurement, les motifs politiques derrière le programme mexicain Oportunidades sont fondés sur cette logique.

Au cours des dernières années, toutefois, des chercheurs révisionnistes ont documenté la capacité d’adaptation du clientélisme. Le travail de Jonathan Fox (1994 : 153) est une des premières contributions à cette tendance qui établit une distinction entre le clientélisme autoritaire au Mexique, « où les relations de négociation sont déséquilibrées, nécessitent la subordination continue des clients et sont renforcées par des menaces de coercition », et le semi-clientélisme, qui s’est répandu davantage à la suite de l’effondrement du système autoritaire. Les relations de pouvoir semi-clientélistes se construisent dans la zone grise entre les relations autoritaires et la « tolérance pluraliste », sont davantage renforcées par « la menace de retirer la carotte que par l’usage de bâtons » (1994 : 157) et sont fondées sur des ententes non exécutoires. Par conséquent, elles sont beaucoup plus difficiles à surveiller et à observer, et leurs implications politiques sont beaucoup plus ambiguës. De la même façon, Judith Hellman (1994) met en garde contre la tentation de considérer que l’émergence de mouvements populaires mexicains a nécessairement un impact démocratique. Elle insiste sur « la conjugaison de mesures de persuasion et de coercition à des fins de manipulation, qui a longuement caractérisé le système mexicain » et la « tendance qu’ont les nouveaux mouvements à tomber carrément dans la logique du clientélisme qui a toujours guidé les stratégies et les tactiques politiques non seulement des organisations de parti officielles, mais aussi des mouvements d’opposition mexicains » (1994 : 127).

Alors qu’Octavio Paz avait affirmé, dans sa critique de la pyramide mexicaine du pouvoir, que la vaste majorité des Mexicains étaient « écrasés par la pyramide » (1985 : 308), des observateurs du clientélisme se sont récemment questionnés sur la pensée traditionnelle voulant que les bénéficiaires de faveurs clientélistes soient des victimes passives et manipulées. Dans un contexte d’insensibilité étatique et d’inégalités sociales et économiques croissantes, le clientélisme pourrait bien être un des rares mécanismes susceptibles de permettre aux pauvres d’exiger des réponses des élites politiques et d’obtenir des avantages, si petits soient-ils, que ni le marché ni l’État ne leur offriraient autrement (Gay, 1999 ; Hilgers, 2008). Javier Auyero (1999 : 298) note que le clientélisme politique a traditionnellement été vu comme une forme d’atomisation du « secteur populaire », ainsi que comme un moyen de décourager les formes plus authentiques de participation politique. À l’instar d’autres tenants de ce point de vue, il dénonce cette simplification exagérée du clientélisme. Selon eux, le clientélisme doit être vu comme étant à la fois extrêmement adaptable et persistant dans une relation complexe avec les nouveaux régimes démocratiques.

Dans ce contexte, le travail incontournable de Karl Polanyi, The Great Transformation (1994), contribue à expliquer la ténacité des relations clientélistes devant les efforts déployés par des réformateurs technocratiques de l’État désireux de les remplacer par la logique impersonnelle des marchés et une bureaucratie wébérienne idéalisée. Polanyi soutient qu’avant le dix-neuvième siècle, les individus étaient imbriqués (embedded) dans des relations sociales fondées sur des motivations non capitalistes telles que la réciprocité, la foi et la politique. Au dix-neuvième siècle, des réformateurs capitalistes ont tenté d’instaurer le « marché autorégulé », lequel « désimbriquait » (dis-embedded) les individus de leurs liens sociaux, notamment par l’abolition des lois sur les pauvres (Poor Laws). Selon cet auteur, « la notion d’un marché s’ajustant automatiquement relève de l’utopie la plus pure ». Le résultat était un inévitable « retour de balancier » contre l’imposition du marché autorégulé. Le travail de Polanyi complète donc la documentation récente sur le clientélisme en Amérique latine en démontrant que la capacité d’adaptation et la fluidité du clientélisme prennent leur source dans la nature intrinsèquement sociale des relations humaines. Comme le montrera notre examen d’Oportunidades, les tentatives de désimbriquer les relations sociales et d’éliminer les intermédiaires ont échoué et la société mexicaine a réagi en adoptant de nouvelles formes de relations clientélistes. Toutefois, ces analyses du clientélisme se limitent trop souvent à une seule échelle d’analyse, nationale ou locale. Notre étude des politiques en matière de pauvreté au Mexique met l’accent sur les dimensions hiérarchiques du néo-clientélisme et sur les façons dont le néolibéralisme et la décentralisation ont promu différentes formes de clientélisme dans l’ensemble du territoire mexicain.

La théorie politique de l’échelle

Le processus de décentralisation politique adopté dans le cadre du projet de « nouveau fédéralisme » du président Ernesto Zedillo (Ward et Rodríguez, 199 : 53) constitue un élément déterminant de la récente période politique mexicaine. Les réformes de Zedillo ont jeté les bases d’une modification en profondeur du rôle des États subnationaux et des municipalités au Mexique.

La décentralisation mexicaine a donné naissance à de nouvelles études sur le rôle des acteurs subnationaux au sein du système politique mexicain. La plupart de ces analyses ont été largement empiriques et toutes les analyses théoriques se sont fondées sur des hypothèses tirées des théories dominantes sur le fédéralisme, empruntées à l’Europe, aux États-Unis et au Canada. Ces approches mettent l’accent sur la division juridique du pouvoir et présentent les municipalités, les États subnationaux et les institutions fédérales comme des niveaux d’analyse fixes et clairement circonscrits, organisés de façon verticale et hiérarchique. Les acteurs transnationaux sont exclus de ces analyses enlisées dans ce que John Agnew (1994) appelle « le piège territorial » (the territorial trap) de l’État national. Les théories fondées sur l’analyse de la construction sociale des échelles se démarquent de ces approches légalistes et institutionnalistes en mettant l’accent sur les relations conditionnelles, ambiguës et changeantes entre les acteurs politiques de divers échelons qui oeuvrent dans un domaine comme la politique en matière de pauvreté. Ces analyses confèrent davantage de complexité et de nuances à l’étude de l’espace, de la position et de l’échelle (Conway, 2008).

Le concept d’échelon géographique fait référence aux niveaux où se déroulent les processus pertinents, exprimés par des termes tels que « local », « régional », « national » et « mondial » (Agnew, 1997 ; Marston, 2000). Des études récentes en matière de géographie critique ont insisté sur la construction sociale des échelles et rejeté l’idée de l’échelon ou des niveaux en tant que catégories fixes et ontologiques (Marston, 2000 : 220). Ces analyses hiérarchiques ont originalement été suscitées par l’impact des processus de mondialisation, qui ont semblé déstabiliser les catégories hiérarchiques en vigueur et les échelons hiérarchiques fixes. Pendant la plus grande partie de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, l’État national était considéré comme étant l’échelon gouvernemental géographique prédominant, définissant à la fois les identités et les actions politiques (Agnew, 1997 : 100). La mondialisation, le post-fordisme et la fin de la guerre froide ont donné naissance à de nouvelles conceptions quant à la nature de la politique dans le monde et ont mis l’accent sur le rôle des entités hiérarchiques autant supranationales que subnationales (Mahon et Keil, 2009 : 3). Le concept du « saut d’échelle » (jumping scale) défini par Neil Smith permet de conceptualiser l’organisme politique à l’intérieur d’un environnement multidimensionnel : les acteurs politiques cherchant à s’opposer aux relations de pouvoir ou à la distribution de pouvoir actuelles choisissent souvent de se déplacer vers les niveaux inférieurs ou supérieurs d’autres structures hiérarchiques dans le but d’acquérir un avantage sur leurs rivaux (Smith, 1992 ; Miller, 2009 : 54). Alors que les spécialistes des théories d’échelle se concentrent habituellement sur les groupes sociaux opposés qui adoptent cette stratégie, les acteurs de l’élite ou de l’État peuvent eux aussi y voir une manoeuvre appropriée.

L’adoption du néolibéralisme par une grande quantité d’États du Nord et du Sud a été accompagnée de repositionnements hiérarchiques. La transition du fordisme au post-fordisme – avec les dérégulations, les privatisations et la diminution des prestations sociales qui en ont découlé – a occasionné une restructuration et une redéfinition du rôle de l’État. Les États providence keynésiens du Nord et les régimes nationalistes expansionnistes du Sud ont subi des compressions considérables, alors que les économies régionales et locales ont été mises au premier plan. Dans le domaine des mesures sociales, les ressources, les responsabilités et les risques ont été transférés aux gouvernements locaux même si, en fin de compte, ce sont les États nationaux qui maintenaient souvent le contrôle. L’adoption du néolibéralisme a donc été un processus éminemment lié à la hiérarchie du pouvoir (Peck et Tickell, 2002).

Cette analyse des relations entre les divers paliers de pouvoir fournit des outils permettant de mieux comprendre l’émergence de pratiques semi-clientélistes dans les mesures anti-pauvreté au Mexique. Comme nous le verrons ci-après, l’ancien système corporatiste dominé par un seul parti hégémonique était hiérarchique et non transparent. Les relations clientélistes à l’échelle locale ont été intégrées dans une structure pyramidale centrée sur l’État national. Au cours des dernières années, ce système s’est effondré. Plusieurs partis politiques (et des acteurs non étatiques comme les cartels de drogue) se disputent désormais pouvoir et influence. Des acteurs transnationaux limitent les choix de l’État national quant aux politiques à établir et soutiennent certaines mesures sociales, par exemple Oportunidades. Une nouvelle redistribution du pouvoir a fait surface, caractérisée par une importante décentralisation du pouvoir et des ressources au profit des échelons subnational et municipal. Cette redistribution a disloqué l’ancienne structure pyramidale du régime du PRI. Toutefois, plutôt que d’être remplacée par de nouvelles relations horizontales, celle-ci a plutôt engendré de nouvelles pyramides de pouvoir qui se chevauchent et se font concurrence, et qui sont axées sur les États subnationaux, les municipalités, ainsi que sur l’échelon fédéral (voir Aguayo, 2011)[3]. Dans ce contexte, nous estimons que les acteurs subnationaux jouent un rôle de plus en plus important sur le plan des mesures sociales alors que le pouvoir et les ressources se déplacent vers le bas et vers l’extérieur en direction des États subnationaux et des municipalités. En même temps, si les mesures fédérales anti-pauvreté demeurent hautement centralisées dans le programme Oportunidades, elles coexistent et interagissent avec de nouvelles hiérarchies subnationales, créant de nouveaux espaces propices à l’émergence de pratiques semi-clientélistes.

Démocratie et mesures anti-pauvreté au Mexique

Durant la période postrévolutionnaire, les prestations de bien-être social mexicain étaient fortement concentrées à l’échelle fédérale. En fait, l’aide apportée aux personnes dans le besoin était un aspect important du processus de construction de l’État national mexicain. Même si les dépenses gouvernementales étaient limitées sur le plan de l’aide sociale (environ 15 pour-cent du budget fédéral total au début du mandat de Lázaro Cárdenas en 1934 et 14,4 pour-cent en 1950), elles étaient extrêmement importantes, car elles incarnaient l’engagement du gouvernement en matière de justice sociale et d’intégration des pauvres dans la société (Sanders, 2006 : 191). Les travailleurs étaient les principaux bénéficiaires des programmes fédéraux de sécurité sociale, qui sont devenus une importante source de favoritisme au coeur du système corporatiste et clientéliste, contrôlé à l’échelle nationale par le président et le parti dominant. Les travailleurs syndiqués recevaient de l’assurance sociale – y compris des pensions, de l’assurance-maladie et des indemnités pour les accidents de travail – par l’entremise de l’Institut mexicain de la sécurité sociale (IMSS – pour les travailleurs du secteur privé), établi en 1943, et de l’Institut de la sécurité et des services sociaux des employés de l’État (ISSSTE – pour les travailleurs du secteur public), fondé en 1959. Ce système corporatiste hautement centralisé a facilité le maintien de la prédominance politique du PRI au cours de la majeure partie du vingtième siècle et a aussi contribué à la création d’une distribution du pouvoir et des ressources concentrée à l’échelle de l’État national. Parmi les pauvres, les mécanismes de contrôle et de cooptation du PRI étaient toutefois fortement localisés. Les dirigeants des organisations liées au PRI ont procédé à un travail considérable de mobilisation et de surveillance basé sur des réseaux en face à face. Grâce à ces pratiques clientélistes d’endettement personnel, le PRI a été en mesure d’obtenir respect et loyauté politiques à prix modique (Holzner, 2004 : 8).

Le caractère centralisé de l’État mexicain a commencé à s’effriter vers la fin du vingtième siècle, ce qui a contribué à l’éventuelle fin de l’hégémonie politique du PRI. Les processus de néolibéralisation, de décentralisation et de démocratisation ont déstabilisé l’ancienne distribution du pouvoir, sapé le discours tenu par l’État fédéral et fomenté une profonde hétérogénéité régionale (Martin, 2007 : 65). Cette décentralisation répondait entre autres à la lutte menée durant des décennies par des réformateurs municipaux et subnationaux pour la démocratisation du système politique mexicain, ainsi qu’à la crise du peso et à la crise politique subséquente, à laquelle le président Zedillo a fait face. Toutefois, elle répondait aussi à des pressions à l’échelle transnationale. La décentralisation a été promue dans l’ensemble de l’Amérique latine à l’intérieur des « réformes de deuxième génération » préconisées par les institutions financières internationales. Ses partisans affirmaient que le fait de transférer le processus décisionnel aux gouvernements locaux améliorerait la sensibilité démocratique aux besoins de la population (Cameron, 2003 : 164). Ironiquement, dans le cas du Mexique, la décentralisation s’est effectuée du haut vers le bas de façon à maintenir l’hégémonie du PRI, plutôt qu’en réponse aux pressions populaires (Mizrahi, 2004). Les réformateurs de l’État ont ainsi, en un sens, participé à une stratégie de « saut d’échelle » (scale jumping) dans le but de diluer les pressions en faveur d’une démocratisation plus rapide et plus profonde.

Compte tenu du rôle central qu’ont joué les prestations de bien-être social dans la création de l’hégémonie du système semi-autoritaire, il n’est guère surprenant que les premières réformes de démocratisation aient abordé la question en partie par le truchement de la redistribution du pouvoir et d’une plus grande transparence des prestations sociales. Sous l’administration de Carlos Salinas, le programme PRONASOL (Programme national de solidarité) a initialement semblé décentraliser les prestations sociales en fournissant des ressources aux municipalités qui demandaient du financement pour des projets de travaux publics. En fait, la centralisation du pouvoir de ce programme s’est avérée encore plus grande que celle des programmes de bien-être social précédents, car le pouvoir et les ressources ont été retirés aux institutions corporatistes fédérales pour être transférés au président (Díaz-Cayeros 2006). Les dépenses se sont principalement concentrées dans des États subnationaux où des partis autres que le PRI avaient remporté les élections (Grimes et Wängnerud, 2009).

La redistribution du pouvoir a été effectuée de façon plus sérieuse lors de la création du programme Progresa (1997-2000), mis en place sous l’administration Zedillo. Les architectes de ce programme ont tenté de concevoir des mécanismes technocratiques, impersonnels et non partisans pour la distribution d’avantages sociaux afin de se distancier d’un passé de manipulation corporatiste de programmes sociaux par le parti dominant. Le programme Progresa a été rebaptisé Oportunidades en 2002, sous le président Vicente Fox (2000-2006). Ci-après, nous examinons le fonctionnement d’Oportunidades dans le but de révéler la nature multidimensionnelle de la politique en matière de pauvreté au Mexique, ainsi que les façons dont la redistribution du pouvoir a contribué à la réinvention du clientélisme au cours des dernières années.

Méthodologie

Nous avons adopté une approche multiméthode qui a comporté l’analyse de différentes formes de données, y compris l’étude de documentation secondaire, des entrevues, ainsi que l’examen d’articles de journaux et de documents gouvernementaux. Les entrevues ont été menées au Mexique (dans trois États subnationaux, soit ceux de l’État de Mexico, de Zacatecas et de Michoacán, ainsi que dans le District fédéral) avec des fonctionnaires subalternes et de grade supérieur d’Oportunidades, durant les mois de mars 2005 et de juin 2007. Il s’agissait d’entrevues individuelles semi-structurées qui duraient de une heure et demie à deux heures et comportaient des questions sur le fonctionnement et la mise en oeuvre du programme Oportunidades. Une deuxième série d’entrevues, réalisée plus récemment dans la ville de Mexico, en octobre 2009, puis par l’entremise de Skype durant la période d’avril à juin 2010, s’est concentrée sur les récents changements apportés au programme Oportunidades, ainsi que sur les élections de mi-mandat qui ont eu lieu en mai et en juillet 2010. De plus, des articles de journaux nationaux et subnationaux ont été consultés durant la période de janvier à mai 2010[4]. Des documents officiels du gouvernement mexicain ont aussi été étudiés.

Semi-clientélisme et théorie de l’échelle dans les mesures anti-pauvreté au Mexique

Une vue d’ensemble du programme Oportunidades

Dans cette section, nous soutenons que, malgré les bonnes intentions de ses fondateurs, le programme fédéral Oportunidades ne s’est pas soldé par l’élimination complète du clientélisme, mais par une redistribution du pouvoir aux échelons subnational, municipal et local. La section suivante présente d’abord une vue d’ensemble des éléments clés du programme Oportunidades, se concentrant sur la hiérarchie et le rôle inhérent des institutions, puis se conclut par un bref compte rendu des analyses du programme Oportunidades. S’ensuit une analyse de la refonte du programme entreprise par les présidents Vicente Fox et Felipe Calderón (2006- ) principalement axée sur la direction du programme, ses règles et ses failles, ouvrant la voie à une politisation accrue. Cette section se conclut par des exemples d’utilisation d’Oportunidades à des fins politiques dans certains endroits durant les élections de mi-mandat de 2010, au Mexique. Nous soutenons, tout au long de cet article, que le lien qu’entretient le fédéral avec les acteurs politiques locaux et subnationaux est l’un des facteurs critiques susceptibles de faire déraper le maintien de hauts niveaux de probité. Compte tenu de l’importance des contacts directs dans les mécanismes traditionnels de contrôle politique du PRI, l’échelon municipal ou local est le milieu de prédilection des pratiques clientélistes.

Le programme Oportunidades possède une indéniable portée transnationale, car il a reçu un large soutien des institutions financières internationales (y compris la Banque mondiale et la Banque interaméricaine de développement) et il a été copié par de nombreux pays en développement. Ce programme extrêmement innovateur a influencé la redistribution du pouvoir à l’intérieur du Mexique en raison de ses liens avec plusieurs acteurs et institutions fédéraux, subnationaux et locaux. Le gouvernement a ajouté deux éléments à l’intention des familles bénéficiant du programme, soit des allocations aux personnes âgées (en 2006) et une subvention énergétique (en 2007). Le budget du programme Oportunidades pour l’année 2010 était de près de 5 milliards de dollars américains[5], ce qui constitue une hausse de 23,3 pour cent par rapport au budget de 2009 (Enciso, 2010 : 14). De plus, depuis 2010, Oportunidades gère un programme parallèle nommé Programa de Apoyo Alimentario (PAL – Programme d’assistance alimentaire). Le PAL assure des prestations pour l’achat de produits alimentaires à 700 000 familles qui n’ont pas bénéficié du programme Oportunidades. Le budget du PAL en 2010 était de 4 millions de dollars américains. Au total, les programmes Oportunidades et PAL apportaient un soutien financier à 6,5 millions de familles, c’est-à-dire 32,5 millions de Mexicains (Enciso, 2010 : 14). Ces hausses budgétaires répondaient, en partie, à la crise économique internationale, mais elles ont aussi eu lieu durant une importante année électorale au Mexique. Entre le 16 mai et le 4 juillet 2010, des élections se sont en effet déroulées pour renouveler douze postes de gouverneur, quinze assemblées législatives des États subnationaux totalisant 309 sièges et 1533 mairies. Nous sommes d’avis que, dans ce contexte électoral faisant suite aux élections vivement contestées de 2006 ayant porté de justesse Calderón au pouvoir, de nouvelles occasions de manipulation politique des dépenses sociales se sont présentées.

Programme de subventions conditionnelles en espèces, Oportunidades cible avec soin des familles vivant dans une pauvreté absolue et octroie des fonds aux mères de ces familles, sous réserve qu’elles veillent à la fréquentation scolaire et aux consultations médicales de leurs enfants et qu’elles participent assidûment à des ateliers sur la santé. Les mères qui respectent ces conditions reçoivent mensuellement une allocation fixe d’une valeur d’environ 21 dollars américains pour l’achat d’aliments nutritifs[6]. La subvention énergétique et la subvention pour les personnes âgées sont respectivement de 5,50 et de 29,50 dollars américains et il existe quelques autres subventions générales d’aide à la famille. Les bourses d’études sont les subventions assorties de la plus importante valeur monétaire et leur somme varie en fonction de la taille de la famille. Les subventions augmentent au fur et à mesure que les enfants progressent vers les classes de plus haut niveau et, à partir du secondaire, les filles reçoivent des subventions un peu plus importantes que celles des garçons, car leur taux d’abandon est historiquement un peu plus élevé. Il est important de noter par ailleurs qu’un plafond limite l’allocation maximale qu’une famille peut toucher[7].

Les conditions du programme Oportunidades sont exposées dans ses règles de fonctionnement (Reglas de Operación, 2009 : 3.6). Le refus de ces conditions ou l’incapacité de les respecter sont considérés comme des échecs de coresponsabilité[8] qui entraînent la suspension du soutien économique pour le mois visé, ainsi que la possibilité d’être exclu du programme (id. : 3.6.4). Malgré le caractère centralisé du programme, des acteurs locaux tels que les professeurs, les travailleurs de la santé, l’enlace municipal (agent de liaison municipal) et le comité de protection communautaire (CPC) ont tous d’importants rôles à jouer pour assurer le respect des règles du programme. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, bien que l’enlace municipal et le CPC aient été créés pour remplacer les intermédiaires traditionnels et ainsi éviter la manipulation clientéliste du programme, de nouvelles formes imprévues de semi-clientélisme à l’échelle locale ont néanmoins vu le jour.

Après son élection en 2000, Vicente Fox a souhaité dissocier le gouvernement du PAN de l’héritage corrompu du PRI. Le dernier gouvernement, présidé par Ernesto Zedillo, avait mis sur pied d’importantes initiatives pour promouvoir la responsabilité gouvernementale, exigeant la transparence des programmes publics (en rendant leurs règles de fonctionnement accessibles à tous) et imposant une évaluation des programmes sociaux. Toutefois, le gouvernement de Fox a mené la responsabilité gouvernementale à un autre niveau (Pérez Yarahuán, 2007 : 9). Pour mieux favoriser la transparence et éradiquer la corruption, le président Fox a ainsi ratifié, le 4 décembre 2000, un accord créant la Comisión Intersecretarial para la Transparencia y el Combate a la Corrupción en la Administración Pública Federal (CITCC – Commission interministérielle pour la transparence et la lutte contre la corruption dans l’administration publique fédérale). Le gouvernement Fox a aussi instauré la loi fédérale sur la transparence et l’accès à l’information publique, qui est entrée en vigueur le 12 juin 2003. Cette loi permet aux citoyens de demander des renseignements à propos des programmes publics. Le système national de développement social a aussi été mis sur pied en janvier 2004 afin de créer, de surveiller et d’évaluer les programmes de politiques sociales qui doivent être coordonnés à tous les échelons du gouvernement (fédéral, subnational et municipal) et des organisations de la société civile (Pérez Yarahuán, 2007 : 9). De 80 à 100 évaluations sont ainsi menées chaque année (Fox et Haight, 2007 : 247).

Une autre importante initiative déployée dans le but d’assurer une transparence politique a été la création de Blindaje Electoral (programme de protection électorale), une instance chargée de coordonner les efforts à ce chapitre au sein des institutions publiques durant les élections fédérales et celles de mi-mandat en 2006. Ce programme a rendu publics les noms des bénéficiaires d’Oportunidades. De plus, en vertu de décrets du budget fédéral, l’ajout de nouveaux bénéficiaires au programme a été interdit durant les six premiers mois des années d’élection (Levy, 2006 : 108). Aucun nouveau bénéficiaire n’a été inscrit au programme avant les élections présidentielles ou celles de mi-mandat en 2006. En outre, les Mexicains ont été avisés par les médias publics que les programmes publics, et notamment les programmes sociaux, ne pouvaient être utilisés à des fins politiques ou électorales (Díaz Gracía de León et Dussage Laguna, 2006 : 19-20). Plus précisément, les brochures du programme Oportunidades mises à la disposition des familles bénéficiaires précisaient que le programme était financé par des fonds publics et qu’il ne pouvait pas être utilisé à des fins politiques.

Oportunidades et l’imbrication des échelons subnational, municipal et local

Même si Oportunidades est officiellement un programme fédéral centralisé, des intermédiaires des États subnationaux, des municipalités et du programme jouent un rôle dans la prestation de ses services. Il s’agit donc d’un programme centralisé dont la prestation de services est décentralisée. Dans cette section, nous affirmons que le besoin de services décentralisés réintroduit obligatoirement des liens sociaux ancrés à l’échelle locale, et ce, malgré l’assiduité des efforts de retrait du gouvernement fédéral. Le ministre du Développement social, avec l’approbation du président, désigne le coordonnateur national du programme. Un fonctionnaire nommé par le gouvernement fédéral dirige le bureau de coordination d’Oportunidades dans chacun des États subnationaux du pays (coordinaciones estatales) et collabore avec une équipe à la gestion de ce programme fédéral. Le fonctionnement du programme dans son ensemble, y compris l’inscription des bénéficiaires, les versements aux ménages et la coordination de la prestation des services, est de responsabilité fédérale. Les ministères fédéraux de la Santé et de l’Éducation coordonnent les volets du programme Oportunidades relatifs à la santé et à l’éducation. Toutefois, la prestation de ces services, des éléments essentiels du programme, est une responsabilité qui incombe aux États subnationaux (Levy, 2006 : 100). De même, à l’échelle municipale, les responsables d’Oportunidades travaillent avec les intermédiaires des municipalités participantes et des divers programmes locaux, comme nous le verrons ci-après. Une approche multidimensionnelle est un outil utile pour comprendre de quelle façon les divers échelons s’imbriquent les uns dans les autres et se chevauchent, contrairement aux conceptions hiérarchiques traditionnelles du partage du pouvoir au sein des systèmes fédéraux. Dans le cas présent, nous estimons que l’interrelation entre les divers échelons gouvernementaux ouvre la porte aux pratiques semi-clientélistes.

Comme nous l’avons vu précédemment, le programme Oportunidades a été conçu pour éviter les écueils des précédents programmes sociaux et les pressions politiques d’intermédiaires traditionnellement liés au PRI. Centralisé en partie pour éviter ces intermédiaires, le programme s’appuie néanmoins sur la présence de nouveaux intervenants locaux pour fonctionner sur le terrain. Les pouvoirs conférés à ces acteurs locaux et la forme qu’ils ont prise ont évolué au cours des administrations Zedillo, Fox et Calderón. En 1999, le gouvernement Zedillo a créé le poste d’enlace municipal, un employé rémunéré par la ville qui faisait équipe avec les agents du programme Progresa pour aviser les familles des dates des prestations et pour participer à l’organisation matérielle du calendrier des virements de fonds, sans toutefois prendre part à ces derniers. Le gouvernement Zedillo a ensuite institué la fonction de promoteur communautaire, confiée à un bénéficiaire du programme – élu et non rémunéré – dans chacune des localités. Le titulaire de ce poste devait aider l’agent de liaison municipal à renseigner les bénéficiaires au sujet du programme. Malgré des tentatives visant à empêcher la politisation du programme, le promoteur communautaire et l’agent de liaison ont fréquemment été impliqués dans des pratiques autoritaires et corrompues telles que « l’imposition de tâches non rémunérées, des demandes d’argent et l’utilisation du programme à des fins électorales » (Hevia de La Jara, dans Fox, 2007 : 274).

Vicente Fox (2000-2006) a conservé bon nombre d’éléments du programme de Zedillo, y apportant toutefois quelques modifications afin de favoriser sa dépolitisation. Il a ainsi nommé Rogelio Gómez Hermosillo, ancien dirigeant d’Alianza Cívica (une organisation non gouvernementale de surveillance du processus électoral), plutôt qu’un militant du PAN, à titre de nouveau directeur d’Oportunidades. Cette nomination de nouveaux acteurs sociaux à la direction du programme a donné une nouvelle voix à la société civile. Pour désigner ce groupe d’acteurs, Felipe Hevia de la Jara (2008 : 65) a forgé l’appellation « mouvement civique » (civic stream) en raison de leur lien avec les activités non partisanes de la société civile. Deux autres importants changements survenus durant cette période ont pavé la voie à la surveillance citoyenne (Hevia de la Jara, 2008 : 67). D’abord, Gómez Hermosillo a renforcé le secteur des plaintes et de la surveillance sociale du programme Oportunidades en créant le Sistema de Atención Ciudadana (Système de gestion des plaintes de citoyens) pour répondre aux questions générales sur le programme ainsi que pour constater et résoudre les problèmes relatifs à la manipulation politique et à la culture du clientélisme politique à l’échelle locale (Hevia de la Jara, 2008 : 67). Deuxièmement, il a tenté de réduire le pouvoir du promoteur communautaire, en substituant à ce poste les Comités de Promoción Comunitaria (CPC – comités de promotion communautaire). De 2002 à 2008, les CPC comptaient un groupe de bénéficiaires élus appelés vocales (délégués), qui assuraient le lien entre les bénéficiaires et l’enlace municipal. Les CPC sont constitués de trois, et plus tard quatre, membres élus, dont les vocales affectés aux secteurs de l’éducation, de la santé, de l’alimentation et du contrôle de la prestation des services, qui se partagent le pouvoir et les responsabilités du programme à l’échelle locale. Le CPC supervise la mise en oeuvre efficace du programme, notamment en diffusant l’information nécessaire et en répondant aux questions des mères/bénéficiaires. Il assure aussi la liaison entre les bénéficiaires et l’agent de liaison municipal.

Malgré les bonnes intentions du bureau du programme national, la politisation a refait surface dans les activités du CPC (Hevia de la Jara, 2007). Les recherches de Felipe Hevia de la Jara (2008 : 68) ont révélé que le CPC a fait peu d’efforts pour régler le problème du clientélisme à l’échelle locale : « les membres du CPC ont conservé les pratiques que le [programme Progresa-Oportunidades] avait tant cherché à éviter, notamment la sollicitation d’une part des bénéfices, le prosélytisme politique, les comportements inacceptables envers l’opposition, etc. ». De plus, l’audit social – « participation citoyenne pour une responsabilité accrue à l’égard du public » – que visait la mise sur pied du CPC ne s’est pas soldé par une plus grande transparence politique (Hevia de la Jara, 2007 : 252).

En 2009, sous l’administration Calderón, une révision des règles de fonctionnement des CPC a occasionné un important changement opérationnel. Désormais, soi-disant par crainte de conflits au sein des communautés, les membres des CPC sont nommés par des fonctionnaires gouvernementaux de plus haut niveau plutôt qu’élus par des membres de la communauté. Selon Enrique Valencia (2011), il s’agit là d’un « changement radical » qui rompt avec les dix années de discours public relatif au programme et constitue une grave menace à la légitimité politique et à la participation citoyenne. Une fois de plus, la logique bureaucratique a tenté de soustraire les programmes sociaux aux errements couramment observés dans les programmes administrés par le secteur communautaire. Ce changement représente aussi une forme de saut d’échelle par lequel des fonctionnaires de plus haut niveau ont supplanté des acteurs locaux.

Le programme Oportunidades peut aussi servir à appuyer des programmes politiques à l’échelle de l’État. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le volet médical du programme Oportunidades est géré par un personnel médical nommé par l’État. À la suite des processus de redistribution, des pouvoirs, des ressources et des compétences considérables ont été transférés du gouvernement fédéral aux États subnationaux dans les domaines de la santé et de l’éducation (Levy, 2006 : 100). Dans certains États subnationaux, les fonctionnaires médicaux associés au programme Oportunidades ont aussi été mis à contribution pour appuyer des objectifs partisans à l’échelle locale (étant donné que les bénéficiaires sont obligés d’assister à des rencontres médicales). Parfois, des représentants de l’État font appel à des médecins, à des infirmières et à des vocales affectés au secteur de la santé pour promouvoir leurs objectifs politiques. La tenue de registres sur la présence des bénéficiaires aux rencontres et aux ateliers médicaux confère de l’influence aux médecins, puisqu’une faible participation entraîne la suspension de l’aide économique pour le mois visé. Hevia de la Jara (2008 : 68) soutient que « les intervenants de l’État (notamment ceux du secteur de la santé publique) et les intermédiaires institutionnels peuvent grandement profiter de cet instrument de contrôle, car il permet toutes sortes d’abus de pouvoir, mais peu de sanctions ».

Un autre exemple du recours au personnel médical pour influencer le vote se trouve dans l’État de Zacatecas. Selon un haut fonctionnaire du bureau d’Oportunidades à Zacatecas, le gouvernement de cet État dirigé par le Parti de la révolution démocratique (PRD) utiliserait le personnel médical de l’État, notamment les vocales affectés au secteur de la santé, en tant que « promoteurs du vote »[9]. Ainsi, les vocales affectés au secteur de la santé expliqueraient aux bénéficiaires d’Oportunidades qu’ils « continueront à recevoir des prestations du programme si le PRD gagne les élections d’État, mais que cela pourrait ne plus être le cas advenant la victoire d’un autre parti »[10]. Le personnel médical d’Oportunidades est aussi parvenu à créer une culture où les « droits sociaux » sont perçus comme des « cadeaux sociaux » octroyés par le gouvernement. À titre d’exemple, en 2005, à Toluca dans l’État du Mexique, dont le gouverneur était membre du PRI, l’enlace municipal, également médecin et membre du PAN, associait continuellement le programme Oportunidades au président Fox et au PAN. En s’adressant aux bénéficiaires du programme, cet agent de liaison municipal répétait continuellement :

C’est grâce au président Fox que nous avons ce programme, mais il ne faut pas l’utiliser à des fins de prosélytisme. Si vous êtes témoin de telles manoeuvres, vous devez les signaler, à moi personnellement ou à d’autres représentants locaux. Nous devons tous être vigilants pour prévenir les abus, mais nous devons tous être reconnaissants au président Fox d’avoir élargi ce programme à tant de nouveaux bénéficiaires[11].

En fait, dans plusieurs municipalités, le procédé rhétorique du PAN a très efficacement fait valoir que c’était « grâce au président » qu’il y avait des programmes sociaux, établissant un lien direct entre Oportunidades et les présidents du PAN[12]. Vu la façon dont les programmes sociaux sont manipulés, il n’est pas surprenant que de nombreux Mexicains pauvres ne connaissent pas leurs droits sociaux. C’est ce qu’a révélé une étude auprès de 9000 Mexicains pauvres réalisée par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD, 2007) deux semaines après les élections fédérales mexicaines du 2 juillet 2006. Cette étude a démontré, entre autres, qu’un bénéficiaire sur trois percevait ses prestations comme des « cadeaux » plutôt que comme des « droits sociaux ».

Le rôle de l’enlace municipal (agent de liaison municipal)

L’administration de Felipe Calderón a apporté des changements au programme Oportunidades qui ont permis de le politiser. Calderón a remplacé Gómez Hermosillo et son équipe du « mouvement civique » par des fonctionnaires étroitement liés au PAN. Plus particulièrement, N. Salvador Escobedo Zoletto, un militant du PAN, a été nommé coordonnateur national du programme Oportunidades. C’était la première fois qu’un membre du parti était placé à la tête du programme. Enrique Valencia (2011) estime qu’une telle mesure s’inscrit dans la « Panification » de la structure organisationnelle du programme et qu’il y a eu une augmentation significative du nombre de coordonnateurs d’État également militants du PAN. En 2009 et 2010, Oportunidades a reçu un important financement et il couvre maintenant une plus grande partie de la population.

Intermédiaire clé, l’agent de liaison municipal a servi de ballon politique au cours des dernières années. Cette personne, qui assure la liaison entre le bureau national et la communauté locale, est chargée de communiquer tous les renseignements importants relatifs au programme. En raison de la politisation potentielle du programme, ce poste est surveillé par un groupe de représentants issus de différents partis politiques appelé « cabildo » (conseil municipal). Le cabildo choisit et supervise l’enlace municipal. Malgré cette tentative de limiter le clientélisme associé à cet intermédiaire, le rôle de l’agent de liaison est devenu hautement politisé entre 2002 et 2007 lorsque ses fonctions ont fait l’objet de nombreuses modifications dans les règles de fonctionnement. L’enlace municipal aurait par ailleurs usé du pouvoir politique, symbolique et économique qu’il exerce par rapport aux bénéficiaires du programme et au CPC pour atteindre ses propres objectifs politiques, ce qui aurait ouvert la porte à des pratiques clientélistes et semi-clientélistes (Hevia de la Jara, 2010b : 127-128).

En 2008 et 2009, durant l’administration Calderón, la fonction d’enlace municipal a été retirée des règles de fonctionnement d’Oportunidades dans une tentative de « recentralisation » de ce poste (Hevia de la Jara, 2010a : 12). Toutefois, le rôle de l’agent de liaison municipal a continué d’exister sur le plan opérationnel. En 2010 et 2011, la fonction de cet agent est réapparue dans les règles de fonctionnement et de nouveaux pouvoirs ont été conférés au titulaire de ce poste, à la suite de pressions exercées sur Calderón par le PRI, qui réclamait un plus grand rôle pour l’enlace municipal. Ironiquement, avant que ces changements ne soient apportés, l’agent se contentait de fournir de l’information logistique à l’équipe fédérale d’Oportunidades chargée d’administrer le questionnaire qui déterminait l’admissibilité au programme. À la suite des changements apportés en 2010 aux règles de fonctionnement, le rôle de supervision du cabildo a été grandement réduit et l’enlace municipal s’est vu autorisé à déterminer les secteurs géographiques où le questionnaire devrait être distribué. Selon un haut fonctionnaire d’Oportunidades,

Le PRI n’est pas stupide. Il sait que les pauvres en milieu rural votent pour lui. La minimisation du rôle du cabildo et l’élargissement de celui de l’enlace municipal évincent pratiquement les mécanismes de contrôle à l’égard de l’agent de liaison municipal, ce qui lui permet d’intervenir plus activement dans le programme sans être bloqué par le cabildo[13].

Vu les pratiques passées de l’enlace municipal, il semble que ces nouveaux changements ouvrent la possibilité d’un prosélytisme politique accru à l’échelle locale.

Le rôle des États subnationaux

Les fonctionnaires de l’État subnational jouent un rôle important dans la promotion ou la subversion de la transparence politique. Nommés par le gouvernement fédéral, les acteurs de cet échelon peuvent tirer parti de leur position pour effectuer un saut dans la hiérarchie politique et s’allier des acteurs de l’échelon subnational ou municipal en vue d’atteindre leurs propres objectifs politiques. Par exemple, pour prévenir la manipulation du programme à des fins politiques, le bureau national d’Oportunidades a conçu une approche descendante visant à inclure les bénéficiaires dans le programme. Toutefois, c’est un fonctionnaire d’Oportunidades au niveau de l’État subnational qui est chargé d’engager l’équipe locale qui effectuera le travail. Conformément aux règles de fonctionnement, l’admissibilité au programme est déterminée par le ciblage des ménages extrêmement pauvres au moyen du « ciblage géographique » et des « évaluations indirectes des ressources » (proxy means tests). Des questionnaires basés sur un modèle économétrique ont été distribués à chacun des ménages situés dans les communautés admissibles. Ceux-ci ont été analysés afin que seules les familles « extrêmement pauvres » soient admises dans le programme. Même si l’analyse des renseignements relatifs à l’inclusion des ménages familiaux est principalement effectuée dans des centres de la ville de Mexico, la tâche de rencontrer personnellement les familles et de remplir les questionnaires incombe à des individus engagés dans chacun des États subnationaux. Ce « personnel sur le terrain » est engagé pour une période allant de quatre à cinq mois et reçoit une formation les habilitant à réaliser ce travail.

De façon générale, cette stratégie a contribué à diminuer la corruption politique, mais le processus s’est malgré tout politisé dans certaines situations. En effet, des cas de ménages extrêmement pauvres ayant été « exclus » alors que des ménages moyennement pauvres avaient été « inclus » ont été signalés. Le bureau national n’a pu régler qu’une partie de ces problèmes et, dans l’ensemble, le taux d’« erreurs d’exclusion » de la liste des bénéficiaires d’Oportunidades s’élèverait à 15 pour cent[14]. Un haut fonctionnaire d’Oportunidades dans l’État de Zacatas l’expliquait ainsi : « Il y a toujours des moyens de détourner le système, que ce soit directement ou indirectement. Dans certains cas, le PAN m’a envoyé une liste de suggestions où figuraient des personnes intéressées à travailler sur le terrain. Bien entendu, il s’agissait de militants du parti[15]. »

D’autres exemples de manipulation politique touchent l’élaboration du questionnaire d’Oportunidades. La révision effectuée en 2010 a fait augmenter les erreurs d’exclusion et créé de nouvelles ouvertures à la politisation du programme à l’échelle locale. Le modèle économétrique a été remplacé par un modèle statistique de mesure de la pauvreté. Dans le modèle précédent, si les conditions de vie d’une famille correspondaient à un faible revenu dans l’enquête d’Oportunidades, mais qu’elles se situaient au-dessus du troisième décile de revenu dans l’« enquête nationale sur les revenus et les dépenses des ménages » du Mexique, cette famille n’était pas considérée pauvre et n’était donc pas admissible aux prestations. Dans le nouveau modèle, la méthode employée pour mesurer les revenus des ménages est demeurée la même, mais de nouveaux critères quant aux besoins à combler ont été ajoutés, tels que la sécurité sociale, l’éducation, la sécurité alimentaire, les conditions de vie. La validité et la fiabilité sur le terrain de ce nouveau modèle de sélection n’ont pas été suffisamment testées, ce qui ne l’a pas empêché d’être largement utilisé dans les régions rurales au cours des premiers mois de 2010. Des ajustements ont été apportés à la lumière des nombreux problèmes constatés par le personnel de terrain d’Oportunidades. En raison de pratiques de corruption telles que la falsification de renseignements et l’utilisation de listes fournies par des groupes politiques, de nombreuses familles qui n’auraient pas dû être incluses ont été ajoutées à la liste[16]. Par conséquent, des dizaines de milliers d’enquêtes ont dû être refaites au début de 2011[17].

De plus, selon un haut fonctionnaire du programme Oportunidades, la procédure à suivre pour administrer le questionnaire et en consigner les réponses a également changé. D’une enquête sur papier devant être vérifiée, entrée dans un ordinateur et évaluée selon le modèle, elle est passée à une version téléchargée sur des appareils mobiles, notamment des téléphones cellulaires, et où les réponses sont directement saisies dans l’appareil[18]. Ce modèle a été présenté comme étant supérieur à l’ancienne procédure parce que la personne réalisant l’enquête pouvait visiter des résidences, remplir le questionnaire, puis envoyer les renseignements par voie électronique et obtenir une réponse immédiate quant à l’admissibilité des familles. Malheureusement, le bureau national a découvert que, dans certains cas, les questionnaires de familles nouvellement acceptées n’existaient pas. Cette découverte a donné lieu à une enquête, qui a révélé que le nouveau système favorisait les pratiques frauduleuses du personnel subnational sur le terrain. Il s’est avéré que certaines familles avaient été incluses dans le programme sans questionnaire adéquat, que d’autres n’avaient jamais été consultées et avaient été admises dans le programme parce que leurs noms apparaissaient sur une liste et que, dans certains cas, des renseignements avaient été faussés expressément pour permettre l’admission de certaines familles. Selon un fonctionnaire fédéral, « même si le bureau national d’Oportunidades est tout à fait conscient du problème, il s’agit d’un enjeu politique et chacun des États subnationaux et chacune des municipalités vont utiliser les moyens à leur disposition pour promouvoir ses intérêts politiques. Malheureusement, ces actions politiques entraînent bien peu de conséquences »[19]. De la même façon, la manipulation politique d’Oportunidades à l’échelle locale durant les élections de mi-mandat de 2010 semble n’avoir eu que bien peu de répercussions.

Oportunidades, élections et semi-clientélisme

Même si Oportunidades et d’autres programmes sociaux continuent d’être associés à des politiques électorales, la nature de ces liens a changé par rapport aux anciens modèles. Plus précisément, il y a eu de nombreux cas de sauts d’échelle dans le but d’influencer le vote sous l’administration Calderón. Par exemple, le représentant subnational du ministère du Développement social, qui est nommé à l’échelle fédérale, a collaboré avec des acteurs municipaux à l’échelle locale dans le but d’influencer le vote en faveur du PAN.

Durant l’administration Fox, de nombreuses enquêtes ont été menées sur les programmes sociaux et les fonds publics. Deux importantes études sont parvenues aux mêmes conclusions quant aux pratiques soutenues de coercition et d’achat de votes, notamment à l’échelle locale, désignant les autorités municipales et l’enlace municipal d’Oportunidades comme des sources de problèmes. Une de ces études a été menée en 2004 et en 2005 par le groupe de société civile Fundar, Centre for Analysis and Research, et l’autre a été réalisée en 2006 par Alianza Cívica, en partenariat avec le Comité de concitoyens pour la surveillance du processus électoral. Une troisième enquête, menée par le PNUD deux semaines après les élections de 2006, est arrivée à des conclusions similaires. L’étude des Nations Unies a confirmé l’existence de problèmes de manipulation à l’échelle locale, ainsi que la promotion soutenue d’une culture politique où les électeurs pauvres croient que leurs programmes sociaux sont liés à leurs votes. Selon Silvia Alonso Félix, secrétaire exécutive d’Alianza, cette culture d’achat de votes et de coercition « pourrait faire la différence dans une élection où les résultats sont serrés » (El Universal, 2006). De fait, l’élection de 2006 a été extrêmement serrée. Après deux mois d’appels juridiques, le candidat du PAN, Felipe Calderón, a finalement été déclaré vainqueur des élections grâce à une avance d’à peine un demi-point sur son rival du PRD, Andrés Manuel López Obrador. Par conséquent, bien que les liens entre programmes sociaux et intentions de vote aient été moins omniprésents que par le passé, et bien que les mécanismes employés aient été moins directs et coercitifs, les pratiques semi-clientélistes ont possiblement été suffisantes pour donner la victoire au PAN.

Dans treize États subnationaux, au cours de la période précédant les élections subnationales et municipales de 2010 sous l’administration Calderón, de nombreuses allégations de corruption politique et de tentatives d’influencer le vote ont commencé à circuler. En avril 2010, le bureau du Développement social a annoncé que des mesures assurant la transparence électorale seraient mises en place pour prévenir la manipulation politique des programmes sociaux. Il est important de souligner qu’en 2010 le nombre de bénéficiaires d’Oportunidades et du PAL a augmenté de 15.5 pour cent, ces programmes couvrant un total de 6,5 millions de familles (Enciso, 2010 : 14). Notre analyse des journaux de quinze États et du District fédéral (y compris deux journaux nationaux), parus de janvier à mai 2010, a révélé de nombreuses accusations de fraude électorale relative à des programmes sociaux, notamment dans les États du Yucatán, de Veracruz, de Puebla et de Tamaulipas. En voici des exemples : des bénéficiaires d’Oportunidades ont fait l’objet de menaces visant à les dissuader d’assister à des rassemblements du PRI ; de nouveaux bénéficiaires du programme se sont fait vivement recommander de devenir membres du PAN ; des vocales locaux d’Oportunidades ont été sollicités dans le but d’influencer le vote ; dans certains secteurs favorables au PRI, des bénéficiaires d’Oportunidades partisans du PRI ont été menacés de perdre l’appui du programme s’ils votaient pour le PRI ; d’autres personnes ne recevant pas de prestations sociales s’en sont fait offrir.

Selon un haut fonctionnaire d’Oportunidades, il y aurait de nombreux moyens indirects et légaux d’influencer le vote à l’aide du programme Oportunidades. Par exemple, à Oaxaca, en 2010, plusieurs personnes ont été engagées en tant qu’« employés sur le terrain » pour distribuer des questionnaires d’Oportunidades. Après avoir honoré leur contrat pour le programme national Oportunidades, ces mêmes individus se sont mis à travailler pour le PAN et à faire campagne aux endroits mêmes où ils avaient fait du porte-à-porte aux fins de l’enquête d’admissibilité au programme. Par la suite, ces mêmes personnes ont été réembauchées par l’État pour administrer le programme Oportunidades[20]. Pour les habitants des secteurs ruraux pauvres, il est facile de confondre le programme Oportunidades et le parti quand les représentants du programme font aussi campagne pour le PAN dans le même secteur peu de temps après.

Il est particulièrement intéressant de constater de quelle manière l’utilisation du saut d’échelle peut devenir un moyen d’influencer le vote, comme cela a été le cas lorsque des acteurs municipaux se sont ralliés à des délégués subnationaux nommés à l’échelle fédérale (SEDESOL). Par exemple, dans l’État de Coahuila, qui est dirigé par un gouverneur du PRI, de nombreuses accusations ont été portées contre le représentant subnational du SEDESOL, un militant du PAN, et ce, même s’il ne s’agissait pas d’une année électorale dans cet État. Ce fonctionnaire est notamment soupçonné d’implication directe dans des actes de manipulation politique et d’avoir fermé les yeux sur de telles actions que d’autres personnes auraient menées dans les municipalités. Le fonctionnaire du SEDESOL à Coahuila se serait servi d’Oportunidades pour recueillir des adhésions au PAN dans cinq localités différentes, soit Villa Union, San Pedro, Frontera, Sabinas et Lamadrid. On a même affirmé que le financement de cette campagne provenait d’un sénateur du PAN (El Sol Del Bajío, 2010). En outre, le fonctionnaire aurait travaillé de nuit avec des représentants municipaux à l’échelle locale pour inscrire de nouveaux bénéficiaires, profitant de la période nocturne pour contourner le cabildo municipal qui est responsable de l’application des règles de fonctionnement d’Oportunidades (Zócalo Saltillo, 2010).

Des allégations semblables concernant la manipulation politique d’Oportunidades ont circulé dans l’État du Yucatán, également dirigé par un gouverneur du PRI, où des élections municipales et locales ont eu lieu le 16 mai 2010. À la fin de mars 2010, un total de douze accusations d’utilisation de ressources publiques au profit du PAN ont été déposées contre le représentant du SEDESOL au Yucatán et des fonctionnaires municipaux membres du PAN (Por Esto, 2010b). Toutefois, à la mi-avril 2010, tous les partis avaient convenu qu’il serait préférable de retirer les accusations et de repartir sur de nouvelles bases (Por Esto, 2010c). De même, il y a eu retrait des accusations pesant contre une employée du SEDESOL qui aurait frappé et volé un correspondant de télévision l’ayant filmée en compagnie d’autres fonctionnaires du SEDESOL alors qu’ils inscrivaient de nouveaux membres au programme Oportunidades. Des employés du SEDESOL étaient ivres quand ils ont été filmés en train de faire du prosélytisme en se servant du programme Oportunidades. Lorsque le journaliste a tenté d’interviewer la fonctionnaire, elle s’est fâchée, l’a frappé et a pris sa caméra. La fonctionnaire a été arrêtée et immédiatement relâchée sans que des accusations ne soient portées (Por Esto, 2010a). D’innombrables autres accusations ont été formulées dans les médias mexicains au cours des derniers mois. Bien qu’il soit encore trop tôt pour vérifier toutes ces affirmations, elles soulèvent néanmoins des questions quant aux conséquences de ce changement de pratiques en matière de dépenses sociales au Mexique.

Conclusion

Cet article présente une argumentation en faveur d’une analyse multidimensionnelle des politiques de clientélisme au Mexique. Les façons traditionnelles d’aborder à la fois les régimes d’aide sociale et le clientélisme en Amérique latine ont grandement insisté sur l’échelle nationale/fédérale. Dans le cas du Mexique, ce nationalisme méthodologique a semblé bien logique au cours des nombreuses années d’hégémonie du PRI. L’introduction du néolibéralisme, de la décentralisation et de la démocratisation ont toutefois transformé profondément cette distribution du pouvoir et de nouveaux moyens d’analyse sont nécessaires. Comme nous l’avons montré, de nouvelles idées peuvent être tirées d’une variété d’approches théoriques, telles que les approches révisionnistes du clientélisme, la théorie politique de l’échelle issue de la géographie critique et l’analyse critique du libéralisme menée par Karl Polanyi.

Notre examen de l’évolution du programme phare de subventions conditionnelles en espèces Oportunidades en matière de réduction de la pauvreté révèle la pertinence de ces approches. Oportunidades a été conçu en tenant compte de certaines hypothèses sur le clientélisme, y compris le besoin d’éliminer les intermédiaires traditionnels, le rôle des mécanismes technocratiques d’identification des bénéficiaires et de prestation de services, ainsi que la reconnaissance de l’État central en tant que principale source de corruption. Les approches révisionnistes mentionnées précédemment insistent toutefois sur la persistance et la capacité d’adaptation des pratiques clientélistes, reflétant en partie les façons dont le clientélisme pourrait continuer à servir à la fois les besoins des partis et ceux des groupes d’intérêt et de pression, et ce, même dans un contexte de néolibéralisme économique et de décentralisation politique. Nous affirmons, en nous basant sur l’exemple du Mexique, que le travail de Polanyi contribue à enrichir le débat en cours sur le clientélisme. Comme l’a montré notre vue d’ensemble d’Oportunidades, même les efforts considérables déployés pour éliminer les intermédiaires locaux ont été insuffisants. Un bon exemple est celui de l’abolition formelle, puis du rétablissement, du poste d’enlace municipal, souvent considéré par les critiques comme étant la source du favoritisme politique. Les fonctionnaires gouvernementaux ont donc adopté diverses approches pour « désimbriquer » le programme, sans toutefois créer de nouveaux mécanismes démocratiques pour lier les citoyens à l’État. Ces approches, souvent caractérisées par le clientélisme, ont échoué (inévitablement, selon Polanyi) en tant que nouvelles formes d’imbrication sociale.

Enfin, cette analyse du cas mexicain démontre aussi l’importance d’une étude multidimensionnelle de l’évolution des politiques de l’État providence dans les Amériques. Ainsi que nous l’avons démontré dans cette vue d’ensemble d’Oportunidades, malgré l’hypothèse des réformateurs selon laquelle la décentralisation favoriserait la probité politique, la transition vers les échelons sub-municipal et municipal dans la prestation de programmes anti-pauvreté a plutôt ouvert la voie à de nouvelles formes de clientélisme. Même si Oportunidades est un programme fédéral hautement centralisé à plusieurs égards, sa mise en oeuvre repose néanmoins sur l’intervention d’acteurs aux échelons subnational et municipal. Ces intervenants, investis de nouveaux pouvoirs par des réformes fiscales décentralisant les ressources, sont en grande partie responsables de la réinvention du clientélisme mexicain dans le contexte de la démocratie politique. Il est important de souligner que, dans l’ensemble, la manipulation politique en matière de dépenses sociales a diminué au Mexique depuis la démocratisation. Toutefois, dans le contexte d’élections vivement contestées aux échelons fédéral, subnational et municipal, même de modestes tentatives de manipulation peuvent influencer démesurément les résultats électoraux. Si les élections fédérales redonnent le pouvoir au PRI en 2012, ce que prédisent de nombreux analystes, les questions relatives à la réémergence du clientélisme deviendront encore plus pertinentes. Notre examen de la situation actuelle de la politique en matière de pauvreté reflète l’urgente nécessité d’une analyse plus soutenue de la dynamique de décentralisation et des réformes de l’État providence au Mexique.