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En lisant la presse ou en regardant le journal télévisé, le citoyen doit quotidiennement faire face à un flot d’informations où les récits de catastrophes passées, présentes ou à venir occupent une place prépondérante. Cette médiatisation concourt au développement d’un sentiment d’insécurité qui a pour corollaire une demande grandissante d’interventions publiques en vue d’anticiper ou de surmonter les aléas de la « société du risque[1] ».

Le risque est devenu une préoccupation majeure des sociétés en ce début de xxie siècle. Il interpelle les autorités publiques qui font face à de nouvelles exigences en matière de sécurité (par exemple nucléaire, industrielle, alimentaire, sanitaire). Étant donné que les risques sont multiples, voire démultipliés, et que leur origine varie, les missions régaliennes traditionnelles de l’État évoluent même si « la puissance publique ne peut pas répondre à tous les risques auxquels sont confrontés les individus, parce qu’elle n’en a pas les moyens et que, surtout, on aboutirait à un système totalitaire[2] ». Les décideurs doivent donc procéder à un tri dans les « menaces » en opérant un arbitrage entre l’importance réelle, c’est-à-dire les conséquences anticipées, et la perception (parfois très subjective ou mise en scène) des risques.

En effet, en matière de risque les incertitudes sont nombreuses, à commencer par les origines même des phénomènes que l’on cherche à éviter. Pour certains, ils s’expliquent par la fatalité des fléaux naturels (séisme, ouragan, inondation, sécheresse, etc.), pour d’autres, par les retombées de l’action humaine (marée noire, vache folle, explosion nucléaire, etc.). Cette dernière conception est de plus en plus dominante et s’impose même pour expliquer les risques « naturels », comme en témoignent les débats contemporains sur les origines du réchauffement climatique et des perturbations (sécheresse, ouragan, inondation, etc.) qui en découlent. Ainsi, « c’est l’occupation humaine qui, fondamentalement, crée le risque, transforme, par une exposition plus ou moins volontaire à leurs effets, des événements plus ou moins naturels, en danger[3] ».

Les évolutions de la société induisent l’apparition de nouveaux risques, mais aussi de nouvelles manières de les réguler, comme nous allons le voir dans ce numéro de Politique et Sociétés qui présente plusieurs exemples de politiques publiques du risque. En introduction, Steve Jacob et Nathalie Schiffino, après avoir esquissé une typologie des risques contemporains, présentent les principales caractéristiques des politiques publiques du risque.

Les paradoxes du risque

La société adopte parfois des attitudes ambiguës, voire paradoxales, à l’égard du risque et de sa gestion publique. Les citoyens développent des besoins de protection accrus et revendiquent un risque zéro, une sécurité absolue, sans accepter que les pouvoirs publics empiètent sur leur vie privée et leurs libertés individuelles ; ils sont réticents face à la sur-réglementation, mais exigent une prévoyance élargie à tous les aléas imaginables et plaident pour une réduction de la dépense publique tout en exigeant une indemnisation financière importante lorsqu’ils sont victimes d’une catastrophe.

Pour répondre à ces diverses demandes et à ces multiples besoins sociaux, l’État est donc amené à prendre des décisions dans un contexte empreint bien souvent d’un degré très élevé d’incertitude. Ces décisions sont délicates, car les certitudes en ce domaine sont parfois évanescentes et les gestionnaires publics n’ont pas le droit à l’erreur, d’autant plus que les conséquences d’une gestion « déficiente » sont amplifiées par le sensationnalisme des images et de l’émotion qui entoure les situations catastrophiques de détresse. Si une catastrophe survient, les observateurs rechercheront les carences de l’intervention publique et, s’il ne se passe rien, des voix ne manqueront pas de s’élever pour dénoncer l’emprise d’un État paternaliste, omniprésent, voire tentaculaire. Bref, face à toutes ces mutations de la gestion publique contemporaine, l’État doit être à la fois vigilant et absent, prospectif et attentif. Des exigences qui sont parfois difficiles à concilier et qui sont pourtant au coeur des politiques publiques du risque. À cet égard, les autorités publiques disposent d’un registre évolutif d’instruments d’action. En s’intéressant au cas de la politique française de lutte contre la pollution atmosphérique, Pierre Lascoumes observe que les instruments retenus ne sont pas neutres, car ils produisent une représentation de l’enjeu, ils structurent partiellement l’action publique et ils évoluent, c’est-à-dire qu’ils reflètent au fil du temps une requalification des problèmes.

Alors que, habituellement, les politiques publiques se présentent comme les interventions qu’une autorité investie de puissance publique élabore pour répondre à un problème social défini comme collectif, les politiques publiques du risque intègrent une proportion plus grande d’inconnus dans la définition du problème et sont bien souvent inscrites à l’ordre du jour à la suite d’une catastrophe et/ou d’une (sur)médiatisation des enjeux. Ainsi, même les risques émergents doivent être considérés. L’absence d’information précise en matière de définition du problème, d’identification d’une alternative envisageable et d’élaboration de solutions ne constitue pas une raison suffisante à l’inertie publique. Dans ce contexte, les décideurs intègrent de plus en plus cette exigence de prévoyance et de précaution dans leurs discours et leurs actions. Par exemple, en étudiant d’un point de vue prospectif l’assurance des risques nouveaux par l’État, le Commissariat général du Plan français proposait l’établissement d’une structure de back stressing, c’est-à-dire une méthode de simulation permettant de déterminer de quelle manière l’État « aurait réagi si une crise, réellement survenue dans un autre pays, avait eu lieu en France[4] ».

La gestion publique du risque

La gestion publique du risque prend place dans un contexte de profondes mutations des administrations. C’est un truisme de parler de modernisation ou de réingénierie de l’État, mais il est tout de même nécessaire d’identifier les principaux défis auxquels doivent faire face les décideurs contemporains en matière de gestion du risque. Occupant une place intermédiaire entre les pouvoirs supranationaux et locaux, l’État doit articuler les positions, dans certains cas réellement stratégiques, comme le montrent Olivier Godard et Thierry Hommel, de réseaux d’acteurs souvent en contradiction. Comme dans d’autres secteurs des politiques publiques, l’État ne détient plus le monopole de la gestion des risques. La contribution de Jacques Roux montre comment des acteurs réunis autour d’une table ronde peuvent passer, dans leur appréhension d’un risque, d’une position antagoniste à un consensus modéré.

L’étude empirique de Pierre Lascoumes montre, entre autres, le rôle central que peuvent occuper les instruments de régulation européenne. Aux niveaux européen et international, les États définissent des risques, établissent peu ou prou des mesures de ceux-ci (des indices, par exemple), gèrent les conflits au sujet des risques et, en amont, de leur cadre cognitif.

À une échelle locale, l’État ouvre la gestion des risques à de nouvelles modalités de protection. Aux États-Unis, des partenariats public-privé (PPP) apparaissent dans certains États pour surmonter les conséquences de catastrophes naturelles tels les tremblements de terre en Californie (California Earthquake Authority) ou les ouragans en Floride[5]. En Belgique, autre illustration, l’arrêté royal du 21 février 2005 sur les OGM (organismes génétiquement modifiés) prévoit en son article 13 une déclaration en responsabilité civile pour les firmes et les chercheurs qui les utilisent. Les attentes de la population en matière de prévention et de sécurité étant grandes et continuant de s’adresser aux décideurs publics, l’État ne peut pas se désengager de la gestion des risques pour la laisser au privé. La tendance des années 1990 est plutôt à l’ouverture de la gestion : aux secteurs associatifs, par les dispositifs de la démocratie technique notamment[6].

Comme c’est le cas pour la plupart des domaines d’action publique, les décideurs fondent encore et toujours leurs choix sur un registre cognitif de plus en plus élaboré et ancré sur des données probantes (evidence-based policy). L’information technico-scientifique occupe une place centrale dans les débats sur la définition du problème et des solutions envisageables. Ce dossier sur les politiques du risque a ceci d’intéressant qu’il atteste, grâce à des études empiriques, que des zones d’ombre, des parts d’incertitude quant aux menaces encourues et à la pertinence ou à l’efficacité des solutions retenues, font partie du jeu des acteurs pour gérer les risques.

Les acteurs des politiques publiques du risque accordent une place importante à la parole experte ou qui se présente comme telle. L’article de Bruno Perreau nous apprend qu’il arrive aussi aux acteurs chargés de la mise en oeuvre des politiques d’interpréter ces enseignements et de produire leur propre conception du risque. L’auteur décrit le cas des travailleurs sociaux en charge de l’adoption qui, lorsqu’ils procèdent à la certification des candidatures, s’appuient sur l’imprécision du droit et de la réglementation pour apprécier les risques de l’homoparentalité sur le bien-être et le développement de l’enfant et sur l’ordre social en général.

La gestion des politiques publiques du risque nécessite une communication et une information des citoyens sur les aléas qui les menacent, mais également sur les comportements à adopter pour s’en prémunir ou en atténuer les dommages. Cela se traduit donc par un rapprochement entre les autorités publiques et les citoyens. Il en va également d’une ouverture et d’une participation élargie. Aux origines, l’implication des citoyens se limitait parfois à la participation à des enquêtes publiques. Celles-ci sont toujours utilisées et la contribution de Bruno Perreau en montre d’ailleurs la portée. Le débat occupe désormais une place grandissante dans l’élaboration et la gestion de ces politiques. Selon Olivier Godard et Thierry Hommel, face au renforcement de la démocratie participative, les pouvoirs publics élaborent des « dispositifs d’expertise élargie » dont peuvent émerger une contestation sociale, une organisation de l’expertise scientifique et une médiatisation, dominée par l’émotion, des questions touchant les risques environnementaux et sanitaires.

La prévention occupe une place importante dans la gestion publique du risque. Toutefois, elle se révèle parfois insuffisante pour éradiquer les menaces. Lorsque survient la crise ou la catastrophe, l’État doit d’abord pallier les urgences et s’adapter à la situation, puis se concentrer sur les réparations et/ou les indemnisations. À ce sujet, dans un contexte dominé par un impératif de réduction des dépenses publiques, on oublie parfois qu’une politique ou un programme préalable de prévention et d’aide aux plus démunis est plus efficient que le déploiement d’une aide a posteriori[7]. Plus largement, comme l’illustre l’article de Jacques Roux, l’action publique en situation de crise, c’est-à-dire à un moment où la légitimité des gouvernants est mise à l’épreuve, intègre la notion d’affectivité. Les communautés épistémiques ou les cercles participatifs cèdent alors leur place à des communautés d’expérience ou de témoignage. Ces dernières permettent parfois d’interpeller les décideurs sur leurs responsabilités.

Il arrive également que la gestion publique du risque ne se contente pas d’une « simple » mise en parole, mais se traduise par des mises en accusation dans un contexte de juridiciarisation accrue de l’action publique. Sur ce point, comme l’expliquent Steve Jacob et Nathalie Schiffino, l’évaluation des politiques publiques du risque est bien souvent éclipsée du processus puisque, en l’absence de catastrophe, il est difficile d’apprécier les effets directs ou indirects de l’intervention publique et que, lorsque survient une catastrophe, ce sont les juges qui apprécient en dernière instance la pertinence de l’intervention publique.

Les politiques publiques du risque : un champ d’analyses transversales

Outre l’article de Steve Jacob et Nathalie Schiffino qui pose les fondements de ce dossier sur les politiques publiques du risque, ce numéro thématique comporte quatre contributions qui développent des analyses empiriques différenciées. Ainsi, on trouvera des analyses de risques naturels (Jacques Roux, de risque en matière de politiques familiales (Bruno Perreau), de risques sanitaires et technologiques (Olivier Godard et Thierry Hommel) repris par Pierre Lascoumes dans le contexte plus général des risques environnementaux. Ces champs empiriques sont à la fois unifiés autour du concept de risque et différents par le secteur des politiques publiques qu’ils privilégient : politique sanitaire, familiale, etc.

L’apport de ce dossier à la littérature foisonnante dans le domaine est notamment de démontrer la transversalité de ces articles thématiques. Tous soulèvent les points communs aux politiques publiques du risque. Nous en pointons ici au moins quatre.

La densification des réseaux d’acteurs est systématiquement présente dans la gestion des risques, quel que soit le secteur de la politique publique en cause. Jacques Roux décrit comment s’organisent des débats entre différents acteurs. La communication entre eux n’est pas toujours évidente, comme en atteste la contribution de Bruno Perreau : entre information à cacher et exigence de transparence, c’est le jeu des acteurs qui s’impose. L’analyse de Pierre Lascoumes sur trente-cinq ans d’évolution de la politique en matière de pollution atmosphérique fait état du passage d’une gestion étatique classique à une démocratie du public. Olivier Godard et Thierry Hommel soulèvent les effets pervers de cette démocratie participative accrue. La multiplication des acteurs investis dans la gestion des risques répond entre autres à une évolution chronologique.

Le temps est en effet un facteur déterminant des politiques publiques du risque. L’article de Pierre Lascoumes montre comment la perception du risque et sa mesure changent au fil des années, d’une conception stricte (la pollution comme externalité industrielle) à la prise en compte d’éléments globaux (la pollution comme risque sanitaire et épidémiologique). Les instruments de politiques publiques servent ici de traceurs de changement. Dans la contribution d’Olivier Godard et Thierry Hommel, ce sont les stratégies des acteurs qui s’imposent pour expliquer les bifurcations des positions en matière de risque. Trois trajectoires, correspondant à trois phases (T1, T2, T3), peuvent caractériser l’évolution des rapports entre l’expertise et la contestation par le secteur associatif. Le temps est manifestement un paramètre qui s’impose aux acteurs étudiés par Bruno Perreau et Jacques Roux dans leur approche respective des instrumentations biographiques et des mobilisations affectives. Dans chacun des cas, les acteurs font face à une gestion du temps, ne serait-ce que dans les procédures auxquelles ils participent.

Le rapport entre individuel et collectif, entre citoyen et État, entre intérêt privé et intérêt général, est aussi généralement mobilisé. Le propos de Jacques Roux se situe au carrefour du privé et du public, du personnel et de la communauté, lorsqu’il se demande si le risque renforce la logique individualiste ou, au contraire, les liens de solidarité. En traitant la question de la politique discriminatoire à l’égard des homosexuels en matière d’adoption en France, Bruno Perreau aborde aussi celle de la montée en politique. Il envisage le rapport des individus (en l’occurrence, les homosexuels désireux d’accueillir des enfants au sein de leur couple) aux dispositifs collectifs (en l’état, les structures de l’Aide sociale à l’enfance, les procédures prévues au sein des départements, etc.). Dans le texte de Pierre Lascoumes, la question de l’élargissement passe notamment par les rapports entre les acteurs économiques et l’État. Mais aussi par la participation des citoyens aux débats publics, un thème que reprennent largement Olivier Godard et Thierry Hommel lorsqu’ils décrivent les controverses entre des groupes d’experts sur le nucléaire et un collectif s’opposant à eux.

Une analyse des inputs et des outputs apparaît dès lors constructive et riche d’enseignements. La reconfiguration des instruments de politiques publiques, que Pierre Lascoumes met en évidence dans le cas de la lutte contre la pollution atmosphérique, s’accompagne d’une évaluation de la politique. Dans l’étude de cas réalisée par Olivier Godard et Thierry Hommel, l’évaluation est déterminante dans la position qu’adopte le Groupement des Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire (GSIEN) pour statuer sur l’incertitude des liens entre leucémie et émanations radioactives. L’évaluation fait aussi partie intégrante du débat télévisé organisé sur une inondation, comme l’examine Jacques Roux : dès après la crise, le bilan s’impose. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Comment ? Quels dispositifs préventifs instaurer ? Ces questions sont omniprésentes pour les acteurs qui font face aux risques. Comme le montre clairement Bruno Perreau, pour les travailleurs sociaux assumant le suivi des demandes d’adoption en France, le risque est à la fois un input (un motif de leur intervention) et un output (une justification rétrospective de leur décision).

L’article de Steve Jacob et Nathalie Schiffino, en tant qu’effort de synthèse des politiques publiques du risque, invite bien sûr à s’interroger sur la double légitimité que doivent posséder ces politiques publiques. C’est là le fondement du dossier thématique de ce numéro de Politique et Sociétés. Pour Fritz Scharpf[8], toute action publique devrait reposer sur le double mécanisme de légitimation : par les inputs et les outputs. La première légitimité, par les inputs, consacre le « gouvernement par le peuple » : les choix politiques sont considérés comme légitimes pour autant qu’ils reflètent la volonté des citoyens, c’est-à-dire qu’ils découlent des préférences exprimées par les membres d’une communauté, que ce soit par la représentation, la démocratie directe et/ou la délibération. La seconde légitimité, par les outputs, repose sur le principe démocratique du « gouvernement pour le peuple ». De ce point de vue, les choix politiques sont légitimes s’ils favorisent effectivement le bien-être de la communauté, ce que cherche à estimer l’évaluation des effets des politiques appliquées.

De toute évidence, les deux types de légitimité sont complémentaires : « la légitimité par les inputs et la légitimité par les outputs, au sein des États-nations démocratiques, coexistent le plus souvent, se renforcent, se complètent et s’apportent mutuellement les surcroîts de légitimité qui leur font par essence défaut[9] ». Il nous semble indispensable de tenir compte, d’une part, du mode d’élaboration des politiques publiques à enjeux particuliers et, d’autre part, de leur évaluation ex post.

Plus largement, nous invitons le lecteur à considérer tout ce qui fait l’intérêt des politiques publiques adoptées quant aux sujets à risque, que ce soit en matière d’environnement, de santé, d’industries et de technologies, de modèles familiaux, etc. Les méthodes employées par les chercheurs, leurs champs empiriques, les modalités de décision publique, les réseaux d’acteurs, etc. varient certes, mais les « politiques publiques du risque » existent bel et bien en tant que telles. C’est ce que tendent à démontrer la systématisation (à approfondir dans des travaux ultérieurs) menée par Steve Jacob et Nathalie Schiffino ainsi que les approches ciblées d’Olivier Godard et Thierry Hommel (nucléaire et leucémie), de Pierre Lascoumes (pollution atmosphérique), de Bruno Perreau (homosexualité et adoption) et de Jacques Roux (inondations et exploitation minière).