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Après la chute du communisme et les « révolutions » en chaîne qui ont ébranlé le monde à la fin des années 1980, les pays de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est étaient prêts pour la démocratie. Quinze ans plus tard, la majorité de ces pays sont encore dans une période de transition. Le livre de Rasma Karklins retrace le portrait de l’un des éléments fondamentaux qui ont ralenti et ralentissent encore l’évolution de ces sociétés. La corruption, phénomène dont on mesure à peine l’ampleur, représente en effet un obstacle de taille à l’évolution des pays postcommunistes vers la démocratie.
Le livre The System Made Me Do It ne s’inscrit pas dans la lignée des ouvrages pessimistes et fatalistes sur le sujet. Au-delà d’un constat pas très réjouissant sur la réalité de la corruption, l’auteure aborde, dans une perspective néo-institutionnaliste, les causes du phénomène ainsi que les solutions pour le combattre. L’étude s’intéresse surtout à l’abus du pouvoir officiel dans les institutions publiques et parmi les politiciens, et insiste sur la différence majeure entre la corruption de l’individu et celle des structures du système (qui est plus grave).
Le point de départ de l’étude se construit autour de trois présupposés : la corruption politique est un sérieux problème dans la région postcommuniste ; les actes de corruption ne sont pas tous pareils ; la corruption peut être contenue même si elle ne peut pas être enrayée complètement. Les bases pour la compréhension du phénomène sont ainsi données.
La structure du livre confronte, d’une manière symétrique, le phénomène à ses opposés. En fait, si, dans une première partie, les définitions des termes importants pour l’analyse, les typologies de la corruption, ainsi que les perceptions ou les attitudes face à la corruption sont décrites et analysées, dans la deuxième partie une réflexion théorique sur les opposés de la corruption nous plonge dans des discours et des stratégies (pratiques) concernant la lutte contre la corruption. À l’intérieur même de ces parties, une certaine symétrie de traitement s’observe : en commençant par des constats théoriques dans les deux parties, R. Karklins fait ensuite appel à des témoignages et à des rapports nationaux et internationaux pour soutenir des observations pratiques sur le phénomène et ses opposés. Un chapitre sur les origines communistes de la corruption dans la région sort du schéma par son caractère inédit.
Un véritable vocabulaire est développé dès le début et tout au long du livre autour du concept de corruption. Définie comme « the misuse of public power for private gain » (p. 4), la corruption est nommée souvent par ses synonymes, par exemple bribe / bribery, kickback (pot-de-vin), blat (échange informel des biens, services et faveurs – p. 77) ou par des expressions explicatives. En fait, en partant de la conviction que la corruption doit être comprise comme un phénomène négatif, l’auteure attire l’attention sur la compréhension contradictoire que la corruption peut avoir dans le contexte des pays postcommunistes. On parle ainsi de corruption fonctionnelle – parce qu’elle peut être un substitut à la reforme ou à la révolution –, de corruption utile – parce qu’elle permet de régler plus vite des problèmes dans la société, et même de la « bonne » corruption. Toutefois, quoiqu’elle donne des résultats à très court terme, la corruption affaiblit à long terme la confiance du citoyen dans le système et dans les institutions publiques, décourage les officiels, honnêtes, qui démissionnent, et déteint sur l’image du pays à l’extérieur.
La corruption se retrouve à différents niveaux d’interaction, entre l’État – par ses institutions – et l’individu ou entre différents paliers du pouvoir. R. Karklins parle d’interaction quotidienne entre les officiels et les citoyens, interaction à l’intérieur des institutions publiques et interaction en dehors des institutions politiques. Chaque type d’interaction privilégie des formes différentes de corruption, que l’auteur décrit à l’aide d’exemples.
Pour donner une image des plus réelles de l’expérience de la corruption dans les pays postcommunistes, R. Karklins s’intéresse aux perceptions qu’ont les gens de la corruption telles qu’elles se forment à travers les messages des médias. Les témoignages révèlent un paradoxe : la grande majorité des gens dans la région rejettent la corruption, mais ils y participent souvent eux-mêmes. Cette attitude ambivalente vient du fait que, malgré qu’ils la critiquent, ils considèrent aussi la corruption comme un système de règles informelles spécifiques contribuant au fonctionnement des affaires économiques et sociales. Pour une grande partie des citoyens des pays postcommunistes, la corruption est un phénomène normal qui est internalisé ou facilement excusable.
Dans The System Made Me Do It, la perception de la corruption par les citoyens devient importante pour comprendre leurs comportements et leurs attitudes. L’analyse faite par l’auteure des attitudes des citoyens face à la corruption (degré de tolérance), face à l’État ou à ce que l’État ou eux-mêmes doivent faire relève quatre types de discours : les attitudes et les discours des élites face à la corruption, l’image publique des élites (la conviction des gens que les politiciens volent), l’attitude de masse (la normalisation de la corruption) et l’image de l’État et des institutions publiques.
En très grande majorité, les gens considèrent que le gouvernement doit être le principal responsable du combat contre la corruption. L’incapacité des autorités de vérifier les cas de corruption (car même les agences d’audit ou de contrôle anticorruption sont souvent corrompues) représente une source de frustration publique et un argument que plusieurs utilisent pour justifier leurs propres actes illicites. Il y a ainsi une relation importante entre le fait que les gens s’engagent dans des activités illégales et le fait qu’ils ne font pas confiance au système. Par ailleurs, plus la corruption dans les institutions publiques est grande, moins les individus soutiennent le régime politique en place.
Le contexte communiste est très important pour la compréhension du phénomène de corruption. R. Karklins considère, en fait, que c’est l’héritage historique qui fait que le phénomène de la corruption présente des traits communs dans les anciens pays communistes. Les structures cachées, qui supposent des réseaux informels, ont leur origine dans le communisme, où le patronage, le clientélisme et l’échange de faveurs étaient des choses communes. Le communisme a poussé les citoyens à utiliser des réseaux parallèles et des méthodes non officielles pour résoudre leurs problèmes et ainsi se soustraire à la pression de l’État. Le système de corruption supposait une protection réciproque (mutual covering) et fonctionnait en réponse à la pénurie de bons emplois, de services, des biens de consommation, etc. Les réseaux informels représentaient une forme d’aide mutuelle pour la survie entre amis, membres de la famille et connaissances.
Trois caractéristiques majeures du communisme influencent et favorisent la corruption : le monopole du parti communiste sur la prise des décisions, le contrôle de l’État sur la production, avec une limitation excessive du privé, et l’utilisation non officielle des réseaux informels, autant par les élites que par la masse. L’étude nous montre que ces aspects sont encore présents, à différents degrés, dans les pays postcommunistes.
Les réseaux informels sont par définition très difficiles à identifier et à dévoiler. Le manque de transparence rend difficile le dévoilement des actes de corruption. Les médias tentent tant bien que mal de faire la lumière sur plusieurs dossiers et ils sont la principale source d’information sur la corruption institutionnelle et à haut niveau. Cependant, les contraintes internes ou externes imposées aux médias ne permettent pas de connaître et d’investiguer les grands cas de corruption. La corruption ou la censure des médias représente un danger aussi important que la corruption du système judiciaire. R. Karklins remarque que, dans un contexte où la liberté de presse n’est pas vraiment établie, les cas de corruption dans les médias se manifestent surtout par la publicité pour les institutions d’État.
Malgré ces difficultés, les médias demeurent un élément central dans la lutte contre la corruption. Une bonne politique anticorruption doit lutter autant contre la corruption en soi que contre le manque d’information sur le sujet.
Dans son analyse de l’anticorruption, l’auteure s’intéresse aux types de régimes qui favoriseraient le développement d’une société peu corrompue. Elle explique l’importance du type de régime qu’une société devrait choisir et du type d’institutions qu’elle devrait créer pour réduire la corruption. En lien étroit avec le type de régime, l’implication des citoyens et de la société civile dans la lutte contre la corruption représente un élément indispensable. Des termes comme intégrité, imputabilité, crédibilité, transparence, bonne gouvernance s’opposent au riche vocabulaire de la corruption. R. Karklins insiste aussi sur l’importance de connaître, sur le terrain, le type dominant de corruption ou les causes majeures de corruption à l’intérieur d’un pays pour identifier la meilleure stratégie de lutte contre la corruption.
Si, dans le cas de la manifestation de la corruption dans les pays postcommunistes, l’accent est mis sur la perception et les attitudes des gens à l’égard de la corruption, dans l’analyse de la lutte contre la corruption l’auteure déplace l’accent sur les institutions. Le pluralisme, la société civile, la coopération publique, le système judiciaire ainsi que les médias sont des armes importantes pour combattre la corruption, mais les institutions tiennent, dans ce combat, le rôle fondamental.
En analysant le contexte particulier des pays postcommunistes, R. Karklins attire l’attention sur trois éléments qui contribueront à diminuer la corruption : la « dé-monopolisation » de la prise de décisions, la limitation du pouvoir discrétionnaire et le renforcement de l’imputabilité des dirigeants.
C’est l’imputabilité, en lien étroit avec la réforme du système judiciaire, qui soulève le plus de problèmes dans la lutte anticorruption. L’auteure parle de l’« effet téflon », quand les politiciens peuvent passer de scandale en scandale sans que rien ne les affecte. L’absence d’une législation appropriée après la chute du communisme (dont plusieurs spécialistes considèrent qu’il s’agit d’une stratégie voulue de la part des élites corrompues) a permis une déresponsabilisation des élites. Il doit pourtant y avoir plusieurs types d’imputabilité à l’intérieur d’une société pour que celle-ci puisse contrer la corruption. Les institutions internationales ont un rôle majeur à jouer en matière de responsabilisation des élites, et cela, dans tous les pays postcommunistes. Outre la lutte contre la corruption, les conditions que ces institutions (surtout l’Union européenne) imposent pour l’intégration requièrent qu’elles agissent comme « agences » de contrôle des mesures ou des comportements adoptés.
Le problème de corruption dans les pays postcommunistes a son origine aussi dans l’absence du sentiment de risque de certains. Si les gens pensent surtout en termes de « low risk, high profit », il est absolument nécessaire que le rapport soit renversé « high risk, low profit » pour combattre efficacement la corruption. R. Karklins propose une stratégie anticorruption partant de l’acte de corruption comme un modèle à trois acteurs : la personne qui initie l’acte de corruption, une deuxième personne qui participe activement ou passivement et un troisième acteur. Dans leur interaction, ces trois acteurs peuvent être gagnants ou perdants et, selon le scénario, une forme différente de corruption est présente et suppose une manière d’agir spécifique.
Toutefois, en règle générale, R. Karklins considère que le plus perdant est le troisième acteur, le citoyen, la société civile ou tout organisme de contrôle et monitoring ; ceux-ci, surtout, doivent en conséquence lutter contre la corruption. L’auteure parle d’ailleurs de la spirale de la corruption qui suppose que, dans une institution ou un système corrompu, le citoyen n’a pas le choix de participer à la corruption, d’une part, pour ne pas être mis en dehors du réseau, d’autre part, pour se procurer le bien ou le service dont il a besoin. Cette influence du système entraîne les citoyens dans une spirale de la corruption. Cette spirale est par ailleurs utile pour combattre la corruption : les cas d’anticorruption peuvent influencer les citoyens et les inciter à agir dans la bonne direction. Ici encore, le comportement du citoyen est déterminant.
Les stratégies anticorruption varient en fonction du degré de corruption auquel on fait référence. Néanmoins, les mouvements civiques représentent un élément de base dans le combat contre la corruption. R. Karklins est consciente que, dans les pays postcommunistes, les mouvements civiques sont rares. Dans les systèmes qui ne sont pas légitimés par la population, les citoyens ne se mobilisent pas et essaient plutôt de contourner les règles du système de la même manière que le système contourne les problèmes du bien public. Donc, pour régler les problèmes, soit les individus se mobilisent sans toutefois considérer le système comme légitime, soit le système donne la preuve de sa transparence et de sa responsabilité devant le public, en résolvant des cas de corruption. En fait, le point de départ qui pourra déclencher la spirale anticorruption est difficile à établir et le livre The System Made Me Do It, quoiqu’il se propose d’offrir des solutions, ne semble pas avoir trouvé de réponse à ce problème. Les solutions proposées sont tout de même extrêmement utiles et elles gardent les précautions face à des variables aussi difficiles à contrôler, comme les perceptions et les attentes des individus ou les motivations qui peuvent les pousser à agir. Les pays de l’Europe de l’Est doivent profiter de toutes les possibilités qui se créent, autant à l’interne qu’à l’international. Toute initiative anticorruption, si faible qu’elle puisse être, ne doit pas être négligée dans le contexte d’un pays. Comme la spirale de la corruption peut engendrer une amplification du phénomène, de la même manière, tout geste anticorruption peut déclencher une spirale vers le bas, une réduction du phénomène.
Finalement, dans un modèle pratique de lutte contre la corruption, R. Karklins considère quatre étapes dans le contrôle de la corruption : reconnaître que la corruption est un problème très sérieux, commencer à mettre en place les mécanismes juridiques et institutionnels de l’imputabilité, démarrer le travail de ces mécanismes, et peaufiner l’entreprise de prévention de la corruption.
Ainsi, R. Karklins ne se contente pas de décrire un phénomène. Elle se préoccupe de l’analyser dans le contexte particulier dans lequel il se développe et propose des solutions pour le combattre. Il reste que les solutions de l’auteure se présentent comme des propositions dont le degré d’applicabilité varie. Le livre parle de changer la perception des individus du régime politique, ce qui exige un changement de mentalité difficile à évaluer. R. Karklins rejette les théories fatalistes du phénomène. La démarche optimiste est la seule qui justifie la recherche de solutions de changement. Cependant, on peut rester sceptique devant la capacité de ces stratégies institutionnelles à diminuer le fatalisme des gens qui vivent dans ces sociétés. Au-delà de l’héritage communiste qui justifie le manque de confiance des individus dans le système (et qui pousse ainsi les gens à faire multiplier les illégalités), les gens ont intégré cette manière d’agir (en réseaux informels) indépendamment de la capacité du système de répondre à leurs besoins. Les solutions proposées pour les structures formelles peuvent-elles agir aussi contre les structures informelles ?
Malgré ces quelques réserves, le livre de R. Karklins est un ouvrage incontournable. Sans avoir la prétention d’exhaustivité, l’étude offre une abondance d’exemples et d’analyses des documents utiles pour comprendre et agir face à la corruption. R. Karklins construit ainsi un portrait des plus complets de la corruption dans l’Europe de l’Est.