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Marc Chevrier est l’un de ces intellectuels québécois qui aiment bien s’exprimer sur des questions touchant la vie de la Cité. Ainsi, ceux qui fréquentent les pages des revues L’Agora et Argument seront ici en pays de connaissance puisque les textes qui composent cet essai y ont été initialement publiés, mais enrichis de quelques inédits.
S’inspirant de Paul Valéry, Marc Chevrier, qui enseigne la science politique à l’Université du Québec à Montréal, avance que, à l’instar du monde géographique qui se révèle maintenant connu et cartographié dans ses moindres détails, le « coeur même de l’Homme » a, d’une certaine manière, subi le même sort. « Voici la nouvelle clôture : l’homme fini enfermé dans son moi, son identité et ses droits, qui ne tolère aucune référence étrangère à ses désirs, à son corps et à ses origines » (p. 18). Devenu son propre centre de gravitation, l’homme fini s’est enfermé dans la contemplation d’images, lesquelles ne sont, selon l’auteur, que les propres images de lui-même. Ainsi, l’homme d’aujourd’hui se prend pour objet d’adoration.
À l’instar de l’historien étasunien Daniel J. Boorstin, croyant que la société étasunienne est devenue une société d’images, Chevrier développe la thèse que les images ont maintenant pris la place des idéaux, et ce, dans tous les domaines de la vie. Or, le grand problème avec une telle attitude, selon M. Chevrier, c’est que « [l]’image est croyable, en ce qu’elle dépend des gens qui se persuadent qu’elle incarne l’institution ou la personne représentée » (p. 19). Passive et simplifiée, l’image s’adresse au sens de l’homme qu’elle cherche à exciter et à émoustiller. Dans cette optique, M. Chevrier fustige la société contemporaine qui serait devenue un vaste réservoir d’images que les gens regardent en croyant avoir affaire au réel. Or, ils sont plutôt confrontés à une représentation – une fiction – de la réalité, représentation qui reste fort éloignée de cette réalité.
C’est en ce sens que, dans le texte sur « Les gloires de la parade », l’auteur s’en prend au défilé de la fierté gaie, exemple emblématique de la nouvelle finitude de l’homme. À ses yeux, les parades gaies montrent un triste spectacle d’homosexuels en adoration ou en pâmoison devant leur corps. Oubliant qu’ils ne sont pas Dieu, ils vouent un culte à leur splendeur physique en se paradant de manière un peu grotesque dans les rues de Montréal. Nous vivons donc sous le joug d’une nouvelle tyrannie – celle d’Éros –, laquelle impose comme premier commandement de jouir. Un texte qui, en ces temps de légalisation du mariage des conjoints de même sexe, en fera probablement sursauter plus d’un par le ton des jugements exprimés, par exemple quand il parle des « Che Guevara du sexe » pour désigner les militants gais.
Partout, ou presque, l’auteur voit les signes de la désolation, c’est-à-dire des signes de l’adoration de l’homme par l’homme. Par exemple, le dépressif qui, comble de l’ironie, s’est pris lui-même pour idéal et qui, s’apercevant de son erreur, s’enfonce dans le désespoir. C’est aussi la culture qui sombre dans le divertissement et les « risibles racolages » (titre d’un des articles) de la publicité, laquelle travestit la réalité pour favoriser la consommation. Montréal, aussi, qui offre, aux yeux de l’auteur, le désolant spectacle de la juxtaposition du disparate, une cathédrale côtoyant une gargote.
Marc Chevrier pense par ailleurs, cela ne surprendra personne, que l’éducation se porte mal. Il dénonce en effet la dérive marchande de l’Université, laquelle aurait laissé, couplet maintes fois entendu, toute la place aux spécialistes de l’éducation alors que les humanistes ont été relégués aux oubliettes, si l’on peut dire. Quant à la science, il n’y a guère de secours à attendre d’elle dans la mesure où elle réduit l’homme à de purs stimuli. À vrai dire, elle fait toujours peser, même si l’on a tendance à l’oublier depuis la fin de la guerre froide, une menace mortelle sur l’humanité, compte tenu de la « puissance de feu atomique » à laquelle il faut ajouter les avancées dans le domaine de la biotechnologie. Bref, « [l]a science contemporaine a […] ouvert des horizons pour aussitôt les refermer » (p. 219). On constate également une propension à trouver des responsables, sinon des coupables, et l’auteur fait ici porter le chapeau, si l’on me passe l’expression, à la « génération lyrique ». Trop occupée à profiter de la vie, la génération des années 1960 aurait contribué grandement à l’éclipse du sacré et à la perte des idéaux qui nous frappent de plein fouet.
Doté d’une plume alerte, mais au style précieux, Chevrier n’hésite pas à utiliser des métaphores – au risque d’indisposer l’auteur, j’aurais presque envie d’utiliser le terme d’images – pour accrocher son lecteur. Par exemple, il utilise le terme de « panses électriques » pour caractériser les téléviseurs et celui de « scarabée de béton » pour désigner le Stade olympique de Montréal. Or, j’ai l’impression que cette recherche stylistique, dont l’auteur ne se cache pas puisque l’essayiste doit cultiver ce trait, nous dit-il, l’amène à effectuer certains raccourcis pour le moins discutables. Par exemple, lorsqu’il établit un parallèle entre l’entreprise stalinienne de création d’un homo sovieticus et celle de Trudeau pour créer un homo canadiensis. Certes, on peut trouver déplorables les idées et les politiques trudeauistes, mais là n’est pas la question. Toutefois, quand M. Chevrier laisse entendre sans plus d’explication que Trudeau poursuit, sous une forme plus douce il est vrai, la même politique de déracinement que celle entreprise par Staline, d’aucuns trouveront que le sens des nuances, même pour un essai se voulant « très critique », s’est perdu en cours de route. À moins bien sûr de considérer que la politique du multiculturalisme, que l’auteur ne tient pas en haute estime, constitue un équivalent fonctionnel des déportations sous Staline.
En ce sens, cela permet de préciser que l’on est bien ici en présence d’un ouvrage qui relève de la catégorie de l’essai et non de « l’étude sociologique », comme l’éditeur le prétend en quatrième de couverture. Envisagé comme une « étude sociologique », l’ouvrage apparaît faible dans la mesure où le sociologue demeure trop en retrait par rapport à l’essayiste. Mais compris strictement comme un essai, celui-ci acquiert alors une dimension nettement plus intéressante et forte, et ce, même s’il flotte sur l’ensemble de l’ouvrage de lourds parfums de pessimisme. Ceux-ci sont bien présents lorsque l’auteur y va d’une défense maladroite de Maurice Barrès dans le texte intitulé « Le déracinement ou le mal du changement radical ». Maladroite parce qu’on veut bien reconnaître les indéniables talents de romancier de l’intellectuel français, mais encore faut-il admettre que les thèses barrésiennes sur le déracinement sont connues autant pour avoir servi de carburant à l’extrême droite que pour avoir suscité des vocations littéraires.
Le portrait global qui se dégage de cet essai se révèle donc sombre. Si Marc Chevrier n’offre pas de solutions explicites à la crise de l’homme, on comprend qu’il faudrait revenir aux vertus de l’enracinement, voire de la tradition. Ce projet, que certains qualifieront de conservateur, en laissera plus d’un perplexe, car si l’auteur a raison et que « le projet moderne de liberté est insoutenable », comme il le prétend en conclusion, et ce n’est pas une mince conclusion, on doit se demander s’il reste encore quelque chose à faire ou à espérer. Dilemme de la pensée conservatrice qui en vient à crouler sous le poids de ses propres conclusions en s’enfermant dans un horizon fermé.