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Il peut sembler étrange de consacrer une monographie entière à un penseur politique dont l’essentiel de l’oeuvre est en fait d’ordre historiographique. Leo Strauss n’a guère parlé en son nom propre. Son travail a été de nous apprendre à lire les textes du passé et à en conclure certaines leçons ; mais c’est précisément l’interprétation de ces leçons qui fait l’originalité de L. Strauss. Pour plusieurs de ses lecteurs, l’intérêt du travail de L. Strauss tient moins à la pertinence de ce qu’il avance sur Aristote, Xénophon ou Hobbes qu’aux thèses qu’il tire de ces auteurs. Selon Daniel Tanguay, il est possible de tirer une pensée politique originale de L. Strauss, des écrits de ce dernier sur l’histoire des idées, à condition de mettre au centre des préoccupations de L. Strauss la question théologico-politique.
Si L. Strauss est intéressant, c’est aussi parce qu’il a élaboré une méthode originale d’interprétation des textes. Selon lui, les textes du passé doivent être lus en prenant en considération que les auteurs ne pouvaient pas tout écrire (Persecution and the Art of Writing, Chicago, The Chicago University Press, 1988 [1952]). Il existe une forme d’autocensure des textes par les auteurs qui oblige à chercher leur réelle signification au-delà de leurs propos explicites. Pour parler « à la Pascal », la méthode straussienne suppose une « pensée de derrière la tête » des auteurs du passé : aux thèses explicites des auteurs doit s’ajouter un propos ésotérique, mais dont le seul moyen de rendre compte est de partir des textes. Cela signifie que les textes possèdent en eux-mêmes les moyens de livrer ce qu’ils cachent en fait. Dès lors, tout texte est toujours double : son interprétation sera réussie si elle arrive à conjuguer la doctrine ésotérique de l’auteur et son propos explicite. Voilà pour l’art de lire un texte du passé. Mais cet art dépend en fait d’un art d’écrire : lorsque les auteurs du passé nous cachent quelque chose tout en le laissant transparaître pour les lecteurs avisés, cela tient de l’art de la dissimulation. Si une telle chose était vraie pour les auteurs du passé, ne le serait-elle pas aussi pour les auteurs du présent, Strauss en tête ? Si tel était le cas, L. Strauss ne se contenterait pas de décrire un mode d’écriture des auteurs du passé, il indiquerait aussi comment il faut écrire et, surtout, comment il faut le lire lui. Une des tâches de D. Tanguay dans ce livre – qui est en fait moins une biographie intellectuelle qu’un essai sur la pensée de L. Strauss – est d’articuler l’exégèse historique de L. Strauss et ses propres positions philosophiques, en tenant compte de cet art de la dissimulation propre à l’herméneutique straussienne.
Un titre possible du livre de D. Tanguay aurait pu être : Léo Strauss. Une théologie politique. Selon l’auteur, les principaux champs d’étude de L. Strauss sont en fait tous liés à la question des fondements religieux de la politique. Pour D. Tanguay, la recherche de L. Strauss consiste à trouver où sont les critères d’universalité nécessaires à la promotion d’un droit naturel valable pour tous. Ces critères sont-ils à trouver dans une révélation ? Ce serait là la réponse biblique et, plus précisément, l’héritage de Jérusalem. Ces critères sont-ils à trouver par une quête de vérité dont la valeur est à trouver en elle-même ? Ce serait là la réponse de la philosophie et, plus précisément, l’héritage d’Athènes. Si nous acceptons qu’il n’y ait pas de solution au dilemme qui consiste à choisir entre Athènes et Jérusalem, nous sommes conduits au relativisme, qui serait le propre, dit Strauss, de la modernité. Si nous refusons ce relativisme, il faut cependant composer avec deux héritages bien distincts dont l’arrimage est loin d’être aisé.
Il reste que, pour que soit possible un retour aux sources anciennes du droit naturel, il importe de dégager Jérusalem de sa gangue romantique. L’idéalisation de la pensée juive dans la philosophie romantique – idéalisation dont le dessein était de discréditer la pensée juive, comme c’est le cas chez Hegel – empêche de voir sur quelle base exactement peut s’établir le dialogue entre tradition juive et tradition grecque. Un élément très intéressant du travail de D. Tanguay, mais qui n’est pas développé dans son livre, est la dette de L. Strauss à l’égard de penseurs juifs et chrétiens désireux de revenir au sens premier de la Loi révélée et, ainsi, opposés à toute tentative de réconciliation entre philosophie et foi. On pense à Karl Barth, du côté chrétien, et à Martin Buber ou à Franz Rozenzweig, du côté juif. Mais c’est peut-être en Spinoza que L. Strauss a trouvé pour la première fois un interlocuteur au sujet du rôle de la religion dans l’activité politique.
Il importe de présenter le plan général du livre de D. Tanguay afin de situer les arguments sur lesquels nous nous attarderons davantage. La première partie est consacrée au spinozisme et aux premiers travaux de L. Strauss sur la question théologico-politique. La deuxième est consacrée aux rapports entre philosophie et prophétie, ce qui est une autre manière d’explorer le conflit opposant Athènes et Jérusalem. La troisième partie est consacrée aux rapports entre théologie politique et droit naturel ancien et moderne. La recherche sur Hobbes est alors plus particulièrement interpellée par D. Tanguay en ce qu’elle témoigne d’un moment important dans l’évolution de la pensée de L. Strauss au sujet de la modernité. C’est d’abord par l’intermédiaire d’une critique de Hobbes, et ensuite seulement de Machiavel, que L. Strauss s’attaque à ce qui, selon lui, conduit à l’érosion des fondements les plus légitimes de la politique et de la morale, soit les théories classiques du droit naturel. Selon D. Tanguay, L. Strauss est particulièrement sensible au caractère individualiste du contractualisme ou conventionnalisme moderne. Le droit naturel classique, tel qu’on le retrouve chez les penseurs proches du modèle aristotélicien, conçoit au contraire l’homme comme un être dont la perfectibilité va de pair avec son attachement à la cité et donc au bien commun. Enfin, la quatrième partie explore de manière approfondie la thématique du conflit entre Athènes et Jérusalem, c’est-à-dire le conflit qui oppose philosophie et religion de la révélation.
Il n’est pas possible de rapporter ici le détail des thèses de D. Tanguay sur L. Strauss. Il faut cependant saluer la manière dont l’auteur réussit à tirer les thèses politiques de L. Strauss des travaux historiques de ce dernier. Les travaux de L. Strauss sur Spinoza sont particulièrement importants en ce qu’ils montrent que, très tôt dans sa recherche, L. Strauss avait avancé les principales idées qui allaient guider son oeuvre par la suite. En effet, L. Strauss s’est intéressé très jeune à Spinoza, et ses premiers travaux sont tous consacrés à cet auteur. Sur Hobbes et sur Machiavel, ou encore sur un penseur de l’Antiquité comme Xénophon, les thèses de L. Strauss sont des incontournables, même si elles ne font guère l’unanimité. Le succès de L. Strauss est peut-être alors moins, comme semble le dire D. Tanguay, dans son exactitude historique que dans les propositions de réflexion qu’il offre à partir des textes. Son travail commence donc par la lecture des auteurs du passé, mais ne s’y arrête pas, loin s’en faut. D’où la pertinence de la stratégie de D. Tanguay, qui refuse de simplement vérifier les travaux de L. Strauss sur tel ou tel auteur, en comparant ses thèses aux sources, mais qui s’intéresse plutôt à la philosophie politique de L. Strauss lui-même, laquelle émerge de ses recherches historiques.
Depuis l’entrée au pouvoir de Bush et de son administration, l’« école » de L. Strauss est devenue connue du grand public. On rapporte un peu partout que le clan des « néoconservateurs », Paul Wolfowitz ou Richard Pearle par exemple, est composé de disciples lointains de L. Strauss – ils étaient en fait des étudiants d’Alan Bloom ou de Harvey Mansfield, qui ont étudié avec L. Strauss. De là à dire que ce dernier est l’origine de toute une idéologie américaine, il y a un pas énorme que certains n’hésitent pas à franchir. Mais tout n’est pas faux ni trivial dans ces rapprochements. Ce que bon nombre d’auteurs ou de journalistes ont avancé est l’idée selon laquelle la défense du droit naturel chez L. Strauss, qu’il reprend des auteurs de l’Antiquité contre les modernes, Machiavel et Hobbes en tête, serait sous-jacente à l’affirmation des conservateurs selon laquelle la démocratie occidentale devait être implantée de gré ou de force dans tous les pays, car aucune nation ne devait échapper aux règles du droit naturel. Le livre de D. Tanguay ne répond pas à la question de savoir si les allégations à l’égard de la responsabilité de L. Strauss dans la formation de cette idéologie conservatrice américaine sont fondées ou non. Par contre, il offre un excellent instrument de travail pour comprendre le sens réel des enseignements de celui-ci. En ce sens, la discussion sur les conséquences pratiques des thèses de L. Strauss demeure ouverte, mais elle peut au moins maintenant partir sur de bonnes bases.