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En France, au cours des années 1980 et 1990, se sont développés des mouvements sociaux et de nouvelles organisations contestataires en dehors des structures syndicales existantes. Certains observateurs ont alors évoqué la formation d’une nouvelle force politique, la « gauche radicale [1] », qui se distinguerait de la « gauche gouvernementale ». Pourtant, force est de constater l’hétérogénéité des groupes censés incarner cette « nouvelle gauche ». Celle-ci s’apparente plus à une « nébuleuse [2] » aux contours relativement flous rassemblant des militants sans appartenance précise, des associations (AC !, Droits Devant, DAL, ATTAC, CADAC [3] …) ou encore des syndicats (les Sud — Solidaires, Unitaires et Démocratiques —, la FSU, la Confédération paysanne, des syndicats autonomes, la CFDT « oppositionnelle ») qui sont soutenus, plus ou moins explicitement, par différentes formations politiques (Ligue communiste révolutionnaire, Les Verts, Parti communiste français) [4].

La « nouvelle gauche » se nourrit donc de la mobilisation d’individus aux affiliations variées (politiques, syndicales, associatives). Elle ne correspond pas à une structure unifiée, mais à un pôle contestataire cosmopolite qui a cette spécificité de ne pas emprunter la forme du parti politique. Elle s’enracine d’abord dans « le mouvement social » au point que les deux expressions se confondent quasiment (« la gauche mouvementiste »). Sans doute est-il alors un peu vain de vouloir en tracer des frontières intangibles. Si ces expressions sont problématiques, en partie parce qu’elles sont préconstruites, elles n’en revêtent pas moins une « réalité » dans la mesure où des acteurs variés, plus particulièrement des militants, y croient et s’en revendiquent. Dès lors, elles invitent l’analyste à s’interroger sur les processus de construction d’un acteur collectif empiriquement hétérogène. Plutôt que de délimiter précisément cet acteur, dont les contours sont justement l’objet de luttes, il paraît plus opportun de se pencher sur les pratiques qui contribuent à lui donner une consistance et une visibilité. Nous nous éloignerons ainsi de l’approche donnant a priori une cohérence excessive au « mouvement social ». Reste que le renouveau contestataire actuel porte l’enjeu de la formation d’une « identité de mouvement [5] » au sens de l’émergence d’une représentation partagée et distinctive de la situation d’action collective, de ses perspectives et de ses cibles. Cette identité collective sera envisagée comme le produit de multiples interactions, ajustements et négociations entre des militants variés ainsi qu’entre ces militants et l’environnement. Elle est le résultat d’un travail de construction toujours en chantier, a fortiori quand fait défaut une organisation unifiée. Rejoignant sur ce point les perspectives tracées par Alberto Melucci, nous tenterons donc de reconstituer les processus par lesquels se constitue l’entité concrète désignée, depuis quelques années, comme « la gauche de la gauche » ou « le mouvement social ». Comment se forment et se consolident des coopérations dans un milieu militant marqué par une forte centrifugation ? À cet égard, les tâches de coordination semblent prendre ici une grande importance. Il est en outre vraisemblable que des minorités militantes tiennent une part particulièrement active dans ces processus de regroupement.

Dans cette optique, le syndicat Sud-PTT constitue un terrain d’investigation privilégié. Implantée dans un secteur, celui des postes et télécommunications, cette nouvelle organisation syndicale, traditionnellement présentée comme emblématique de la « nouvelle gauche », a fait de la « rénovation syndicale » et plus largement « de tout ce qui est interprofessionnel [6] » l’un de ses objectifs majeurs. Elle plaide, comme d’autres organisations, en faveur d’un rapprochement des luttes contestataires apparues ces dernières années. De surcroît, elle s’est distinguée par son développement rapide et son activisme qui lui ont conféré une indéniable visibilité au sein du mouvement social  [7]. À ce titre, ses dirigeants semblent jouer un rôle décisif dans l’articulation des forces militantes de la gauche non institutionnelle. C’est dès lors ce travail de coordination, vu sous l’angle de syndicalistes de Sud-PTT, qui retiendra notre attention. Pour cela, l’analyse requiert une approche fine des conditions de réalisation de ce travail ainsi que des pratiques et des compétences qui sont en jeu [8]. Elle sera menée à partir de l’examen contextualisé des activités des principaux responsables d’un syndicat départemental de Sud-PTT (en Gironde), et plus particulièrement de son secrétaire départemental (Gilbert H.) et du responsable des questions interprofessionnelles (Philippe A.) [9]. Nous verrons que l’activisme extrasyndical de ces militants « sudistes » doit composer avec une aspiration à l’autonomie des différentes organisations contestataires. Plus généralement, la « nouvelle gauche » s’éclaire par cette tension et par l’effort permanent pour la surmonter.

L’avancée de la réflexion sera progressive en montrant, dans un premier temps, tout ce que doit l’apparente constitution d’un nouvel acteur collectif protestataire à la présence de militants sur des fronts de mobilisation multiples. Puis, le regard se centrera plus précisément sur les responsables de Sud-PTT en envisageant les ressources qui les prédisposent à s’impliquer dans des pratiques interprofessionnelles et sociétales préfigurant peut-être la recomposition du milieu syndical et associatif. Toutefois, celle-ci se heurte à la question de sa consolidation institutionnelle.

La construction d’actions en commun

Caractérisée par une dispersion des groupes qui s’y rattachent, la « nouvelle gauche » ne repose sur aucune structure unificatrice. Elle attire des syndicats et des associations multiples. Dans ce cadre, elle se manifeste d’abord par des mobilisations collectives et non uni-organisationnelles, c’est-à-dire par des luttes « transversales » mêlant des acteurs aux appartenances et aux attentes hétérogènes. Aussi est-ce sans surprise que les responsables du syndicat Sud-PTT s’investissent fortement dans ces luttes collectives. Néanmoins, la nouvelle gauche ne se réduit pas à des actions contestataires émiettées. Au fil des mobilisations, se construisent des registres cognitifs susceptibles de structurer les actions et les échanges futurs.

Aux fronts de la mobilisation

S’il est une caractéristique commune aux divers groupes censés appartenir à la « nouvelle gauche », c’est bien leur volonté d’autonomie qui va de pair avec le refus de toute subordination partisane et la méfiance à l’égard de tout regroupement organisationnel unificateur assimilé à une « bureaucratisation » insupportable pour nombre de militants : « Le risque avec une confédération, c’est d’avoir une majorité qui écrase la minorité » (entretien avec un militant). Pour autant, ils n’en sont pas moins animés d’une volonté alternative plus globale [10].

La stratégie adoptée par le syndicat Sud-PTT consiste alors à s’investir aux côtés d’autres organisations dans (ou à soutenir selon les possibilités militantes [11]) les luttes qui se cristallisent sur les multiples terrains de la protestation collective [12] : luttes antiracistes, luttes contre la précarité et le chômage, luttes des travailleurs immigrés. L’activité de ces syndicalistes déborde donc très largement le strict cadre de leur organisation. C’est dès lors la permanence de leur présence sur le terrain qui leur permet de pénétrer le monde du mouvement social et d’y trouver une place reconnue : « Sud a montré qu’il est fondé sur une réflexion globale. On a donné une dynamique sociale à l’extérieur des PTT qui nous permet d’éviter les critiques de syndicat sectoriel » (entretien avec un responsable local de Sud-PTT). Ce souci sudiste de « déterritorialisation de l’action revendicative [13] » vise, d’une part, à articuler des luttes professionnelles et sociétales et, de l’autre, à dépasser les cloisonnements entre les sphères syndicale et associative. De surcroît, cette stratégie d’insertion dans les luttes s’avère d’autant moins suspecte que le syndicat Sud-PTT n’est pas véritablement por-teur d’un projet très structuré, mais promeut des valeurs relativement générales autorisant une diversité d’interprétations  [14]. Plutôt que de chercher à imposer une unité d’appareils, il s’agit de développer des coopérations concrètes, dans le cadre de mobilisations collectives, avec des organisations et des militants variés partageant moins une idéologie précise que quelques aspirations s’enracinant dans un rejet commun du néolibéralisme.

Dès lors, les forces contestataires se retrouvent d’abord dans de multiples espaces d’action temporaires et informels (c’est-à-dire sans statuts officiels, sans réels fondements institutionnel et hiérarchique) : des comités de soutien, des comités d’organisation, des collectifs de lutte ou des manifestations qui apparaissent au cours des processus d’action collective. Ces formes de mobilisation fonctionnent comme des arènes de coopération peu stabilisées où s’agrègent des militants convaincus autour d’enjeux apparemment ciblés (le plus souvent d’ailleurs en réaction à une politique ou un événement précis) qui ne sont l’apanage d’aucune organisation [15] : défense des sans-papiers, lutte contre l’exclusion d’une personne d’un logement, dénonciation d’une réunion de l’extrême droite, organisation d’une action collective (comme les « Marches européennes contre le chômage [16] »). Montées de façon ad hoc et transversalement aux différentes organisations, ces arènes collectives ont vocation à disparaître dans le cours de l’action et à réapparaître sous des formes (légèrement) différentes et avec des militants (éventuellement) différents (des militants déplorant qu’« on retrouve toujours les mêmes »). Leur souplesse rend possible leur reconstruction répétitive, par des déplacements successifs, selon les causes défendues. De fait, le renouvellement incessant des luttes tend à établir une quasi-continuité entre ces lieux de coopération. Ainsi se forme-t-il un espace de la mobilisation contestataire, en marge des confédérations syndicales, au sein duquel les militants sudistes s’efforcent de s’intégrer et de consolider des contacts. On doit dès lors relativiser la ponctualité des mobilisations contestataires, souvent relevée par des analystes, pour constater au contraire leur régularité, ce qui permet de stabiliser les relations entre les militants les plus actifs.

Ces différentes arènes de mobilisation sont alors l’occasion d’échanges interpersonnels. En effet, s’y retrouvent avant tout des individus qui s’impliquent en personne (au sens où ils « donnent de leur personne »). C’est pourquoi au sein de la « gauche mouvementiste » ne se pose pas directement la question de l’intégration ou non de forces organisées (comme les partis politiques). On relève d’abord la présence d’individualités militantes aux propriétés et aux aspirations hétéroclites, possédant rarement de mandat représentatif explicite de la part de leurs organisations respectives. Les échanges ne sont généralement pas réglés par un système officiel de délégation, ce qui explique la quasi-absence de hiérarchisation des rôles au sein des espaces de lutte, donc la grande liberté de parole, au demeurant peu corporatiste, des protagonistes. Néanmoins, les acteurs les plus régulièrement impliqués se connaissent, de sorte que leurs appartenances politiques, syndicales ou associatives restent tacites et n’ont, de fait, pas besoin d’être rappelées publiquement. Engagés depuis plusieurs années dans de nombreuses luttes, ils jouent, comme par exemple le responsable interprofessionnel de Sud-PTT, un rôle implicite de relais entre leur organisation d’appartenance et les luttes collectives externes. Autrement dit, en participant à un collectif, ils apportent un peu de leur organisation. Reste que l’articulation ne peut être que fragile du fait de l’absence de véritable mandat et d’idéologie intégratrice. On comprend ainsi qu’en procédant avant tout de l’action collective, la construction identitaire du « mouvement social » demeure particulièrement floue.

Les coopérations sur le terrain de l’action

Nous avons indiqué que se constituaient, au fil des mobilisations, des arènes d’échanges entre des militants d’origines diverses. Dès lors, arrêtons-nous un instant sur l’une d’entre elles pour examiner ce qui s’échange. Nous nous appuierons ici sur l’expérience de l’action collective impulsée en 1998, à Bordeaux, pour défendre des immigrés non régularisés par la circulaire gouvernementale du 26 juin 1997 [17]. Sans prétendre résumer une mobilisation qui s’est déroulée durant plusieurs semaines et qui a été le résultat d’une multitude d’interactions et de contingences, il peut être utile de revenir sur cet exemple pour rendre compte des transactions qui rapprochent des militants aux affiliations et aux vécus hétérogènes.

Cette lutte est partie de quelques étrangers déboutés par le mouvement de régularisation. Très rapidement, un ensemble de militants a soutenu la démarche des immigrés et s’est structuré sous la forme d’un comité de soutien pour établir un rapport de forces favorable. Au cours de l’année 1998, tous les lundis soir, se tenait, dans des locaux associatifs, une réunion de suivi de la situation des immigrés. Participaient, de façon plus ou moins régulière, une quinzaine de personnes dont deux (ou trois) militants de Sud-PTT, des syndicalistes (membres principalement de la FSU et de la CGT), des militants politiques (communistes, anarchistes, trotskistes) et associatifs (AC !, ASTI, Ras l’front…), tous condamnant, au nom d’un principe de « solidarité » constamment invoqué, la politique gouvernementale de régularisation « sélective ». Au fil des réunions s’est ainsi dégagé un groupe ad hoc partageant les mêmes valeurs et persuadé de se mobiliser pour une cause « juste ».

Dans le comité de soutien, les débats et les querelles portaient non pas sur les principes et les orientations idéologiques justifiant la mobilisation (la solidarité, la lutte contre l’exclusion, la citoyenneté), mais sur des questions concernant davantage les modes opératoires de la lutte. Au-delà de l’accord pour soutenir la grève de la faim initiée par les sans-papiers, les militants discutaient et s’interpellaient essentiellement sur les moyens à mettre en oeuvre et les initiatives à adopter : Manifestation de soutien ? Mais comment rendre une manifestation « efficace » ? Occupation des locaux de la fédération du Parti socialiste ? Organiser un débat public ? Lancer une pétition ? Autant de questions « pratiques », génératrices certes de tensions, mais qui étaient dictées avant tout par les impératifs de l’action et laissaient peu de place aux débats idéologiques. Même si elles peuvent subsister, les divergences semblent en quelque sorte surmontées par le souci de mener une action en commun [18].

Dans ce cadre, les discussions demeuraient relativement ouvertes et les confrontations incessantes, les militants présents refusant de se voir imposer a priori un point de vue quelconque et revendiquant une absence de hiérarchie. D’où l’aspect débridé des débats, que l’on retrouve en fait dans de nombreux mouvements. La particularité des comités créés autour d’une action collective réside en effet dans l’importance accordée aux échanges langagiers et aux mécanismes délibératifs en vue de trouver pour chaque décision un consensus [19]. Marc Lemire observe ainsi à propos des organisations antimondialisation qu’« on procède plutôt par consensus sans qu’une limite de temps formelle vienne restreindre les discussions [20] ». Il est vrai que les valeurs avancées pour justifier la mobilisation en faveur des sans-papiers, à savoir la « solidarité » ou « la lutte contre l’exclusion », laissent une grande marge de liberté aux militants pour discuter des modalités de leur réalisation. L’essentiel de l’activité au sein du comité de soutien reposait donc sur un travail d’argumentation visant à concilier les différents points de vue exprimés afin de dégager des décisions et des initiatives partagées par tous : communiqués de presse, tracts, manifestations. L’objectif premier est d’aboutir à la production de prises de position communes, c’est-à-dire consensuelles plutôt que majoritaires. Les mécanismes délibératifs auxquels donne lieu une action protestataire ont alors des effets symboliques. Ils engendrent chez les militants engagés la perception d’un espace de débat relativement libre et renforcent le sentiment de participer à une dynamique collective autour de croyances partagées.

Sans éluder l’existence de rapports de pouvoir, force est ici d’insister sur la dimension horizontale des relations qui contraste avec le fonctionnement « classique » par subordination hiérarchique [21]. N’ayant aucune légitimité pour imposer une position ou une revendication, les différents militants doivent sans cesse chercher à convaincre. Dans notre exemple, la coordination s’apparente davantage à un processus collectif, interactif et surtout incrémental qu’à une pratique organisée. Du coup, l’implication dans des luttes extrasyndicales exige des militants sudistes la maîtrise d’une compétence argumentative pour s’insérer dans des flux de parole, établir des échanges, se rendre crédibles afin de pouvoir parler et être écoutés : « on essaie de ne jamais poser de préalables dans les relations avec les autres. Il faut d’abord discuter avec les autres organisations et faire parler tout le monde » (entretien avec le secrétaire départemental de Sud-PTT). Dans cette optique, l’investissement dans des luttes sociétales ne peut que favoriser, comme nous le verrons plus avant, les militants aguerris et rompus aux débats sociopolitiques.

La constitution de repères cognitifs et rhétoriques

Malgré le caractère éclaté des mobilisations collectives, des registres rhétoriques naissent des confrontations incessantes entre militants. Des catégories et des références se dégagent du fait de la régularité des interactions. Elles en viennent alors progressivement à faciliter et à contraindre les échanges.

Parmi les registres collectivement partagés, il faut signaler l’importance de quelques termes qui ponctuent continuellement les discours militants, mais qui ne font pas l’objet d’explications approfondies. Pensons aux termes de « base », d’« unité » ou encore de « mouvement social » qui ne nécessitent pas, au cours des discussions, de clarifications tellement leur usage revêt un statut d’évidence. Permettant de (se) rendre intelligibles les mobilisations, ces catégories pratiques sont bien connues des responsables du syndicat Sud-PTT qui les invoquent pour exprimer, avec de réelles chances d’être entendus de leurs partenaires, leurs positions : « C’est aux salariés à la base de discuter des formes et des objectifs de cette unité et non aux appareils syndicaux de l’imposer sous couvert d’un unanimisme de façade » (tract).

Notons également que dans les situations de mobilisation se construisent non seulement des argumentations, mais aussi des évènements (le Forum social européen, les « contre-sommets ») et des luttes de référence (par exemple « l’esprit des grèves de novembre-décembre 95 » régulièrement rappelé par le secrétaire départemental de Sud-PTT), des musiques et des slogans communs (le fameux « Tous ensemble ») dont la connaissance rapproche les militants. Au-delà des contenus, ce sont parfois les modes d’expression (« direct », « franc ») ou le langage propre aux nouvelles organisations contestataires qui sont mis en avant : « Ah… Sud c’est différent, on ne fait pas pareil… Quand tu vois encore la CGT… enfin je sais pas comment te dire. Quand tu lis des tracts et que tu compares, dans un conflit entre la CGT et Sud, il y a d’énormes différences. Il faut lire entre les lignes » (entretien avec un responsable local de Sud-PTT). Ces propos tendent, en tout cas, à montrer la prégnance dans les échanges militants de manières de parler sous-tendant des conceptions communes du syndicalisme et de l’action collective. Tout porte à croire que l’usage de ces références, aux significations et aux interprétations éventuellement divergentes, jette les bases d’une sorte de communauté d’expérience, conviviale et coopérative, si l’on entend par ce terme une sphère d’échanges formant un « nous » identitaire pluriel et transversal aux structures organisationnelles.

Même si la « nouvelle gauche » ne désigne aucune réalité institutionnelle et ne semble apparaître que de manière incrémentale, au fil d’actions certes régulières mais circonstanciées, elle s’appuie donc sur la constitution progressive de registres rhétoriques et cognitifs qui fluidifient les échanges entre militants. Ces repères réduisent les risques d’incompréhension et l’incertitude qui seraient susceptibles d’apparaître dans la confrontation de milieux militants différenciés. Ils viennent aussi contrecarrer l’incertitude potentielle provoquée par l’absence de relations codifiées entre les organisations de la « nouvelle gauche ».

Les conditions des échanges entre les militants

Les regroupements collectifs de militants doivent beaucoup à l’activation de ressources déjà constituées, plus spécifiquement de relations personnelles. De ce point de vue, il semble que l’aptitude des responsables girondins du syndicat Sud-PTT à nouer des liens avec d’autres organisations soit étroitement liée à leur capacité à mobiliser des contacts préexistants dans la société locale, contribuant ainsi à donner une stabilité, toute relative, aux échanges entre militants. Elle est également directement dépendante de leur capacité à instituer une relation de confiance avec des militants méfiants à l’égard de toute différenciation des rôles.

Positions et appartenances

À l’encontre de quelques constats hâtifs qui affublent les mouvements contestataires actuels d’un caractère « novateur », on ne peut que relever l’ancienneté militante de leurs responsables. De ce point de vue, le travail de décloisonnement des luttes semble consacrer la force de l’expérience et des relations personnelles.

Dans leur quête de partenaires, les fondateurs girondins de Sud-PTT ont d’abord réactivé l’ensemble des relations personnalisées qu’ils avaient forgées dans leurs carrières de militants politiques ou syndicaux (notamment au sein de la mouvance trotskiste et des équipes cédétistes) ou, plus simplement, lors de mouvements de protestation (grèves ou manifestations). C’est ainsi l’étendue des champs dans lesquels ils sont ou ont été engagés, c’est-à-dire leurs « pluri-appartenances [22] » passées et présentes, qui mérite une description. Le secrétaire départemental de Sud-PTT, Gilbert H., ancien militant trotskiste, fut responsable d’une section syndicale à la direction régionale des Télécoms, mais aussi un membre actif du bureau départemental de la CFDT (ce qui lui a permis de devenir l’animateur d’un courant opposé à la politique de « recentrage » de la confédération [23]). Il est membre de l’ASTI (Association de soutien aux travailleurs immigrés), animateur d’une radio locale (la Clé des Ondes), responsable de manifestations publiques dans des quartiers (le festival « Musiques en Couleurs » dans le quartier Saint-Michel à Bordeaux). Il assure également quelques vacations dans un IUT (Institut universitaire de technologie) de communication, notamment en sa qualité de cadre dans ce domaine à France Télécom. Il cumule ainsi des ressources diverses, tant sociales, politiques qu’intellectuelles, lui ayant permis de disposer de nombreux contacts dans des milieux variés. Cette trajectoire, certes originale à bien des égards, se retrouve, selon des modalités légèrement différentes, chez de nombreux militants sudistes habitués à s’engager parallèlement ou successivement dans des syndicats, des associations, des partis politiques. Un ancien responsable et fondateur girondin de Sud-PTT fut, par exemple, militant au sein des organisations syndicales FO, CFDT et FNT (Fédération Nationale des Télécoms) avant de les quitter, considérant qu’elles « se referment sur elles, qu’elles se crispent et qu’elles ne sont plus ouvertes » (entretien). Après avoir pris sa retraite et quitté le syndicat Sud-PTT, il fut candidat suppléant de la Ligue communiste révolutionnaire aux élections législatives de 1997.

Loin d’être des novices dans l’action collective, les responsables sudistes girondins les plus actifs se caractérisent davantage comme des acteurs chevronnés et « multipositionnés [24] ». Ils ont accumulé des savoir-faire d’activistes qui s’enracinent dans des dispositions formées principalement dans les milieux de l’extrême gauche (trotskiste ou anarchiste). À cet égard, le passage par la CFDT dans les années 1970 semble avoir laissé des traces très fortes et constitué une puissante matrice socialisatrice, pourvoyeuse, pour toute une génération de militants, de réflexes, de références, de savoirs et de normes favorisant l’intercompréhension [25]. Plus généralement, on comprend qu’en prônant une imbrication étroite des différents mouvements contestataires, les responsables sudistes s’efforcent de faire reconnaître une pratique qui est au principe, depuis longtemps, de leurs propres trajectoires. Par la diversité de leurs engagements, ils semblent en effet les mieux à même de plaider l’idée d’une convergence des luttes collectives.

C’est dire si la croyance dans « un mouvement social » et la production d’une action collective coordonnée s’éclairent par tout un passé militant, fait de succès et plus souvent encore d’échecs, et par la réactivation de liens personnalisés. En Gironde, les relations suivies entre Sud-PTT et l’association AC ! prennent tout leur sens à la lumière d’expériences communes : les responsables des deux organisations ont milité dans des équipes syndicales cédétistes, ont fréquenté les mêmes milieux politiques (trotskistes ou anarchistes), se sont engagés dans les mêmes conflits. Ils se côtoient, pour certains, en dehors du militantisme. De surcroît, ils ont souvent vécu des expériences similaires de minoritaires qui ont renforcé leurs croyances quant à l’inadaptation des grands appareils représentatifs que sont les syndicats confédérés et les partis politiques [26]. L’ambition d’une convergence des luttes collectives est donc servie par l’activisme des militants sudistes. Elle est aussi accélérée par la pluralité de leurs contacts préexistants.

Les solidarités militantes

Loin d’être des éléments résiduels, les contacts personnels déploient, transversalement aux organisations, une trame de réseaux relationnels susceptibles de s’actualiser dans des actions collectives et de constituer les bases d’une convergence des forces protestataires [27]. Plus précisément, ils facilitent l’intervention des militants sudistes au-delà du seul secteur des postes et télécommunications. Ils leur permettent ainsi de se prémunir des critiques de « corporatisme [28] » souvent formulées à l’égard des syndicats autonomes. Surtout, ils facilitent la jonction de milieux militants divers et la circulation d’informations.

Grâce à leurs connaissances personnelles, les fondateurs girondins de Sud-PTT ont bénéficié, dans un premier temps, du soutien logistique et matériel (photocopies pour les tracts, téléphone, banderoles, tribunes d’expression) fourni par des militants syndicaux et associatifs proches, mais impliqués dans d’autres secteurs. Par la suite, ils ont adopté la même attitude de soutien à l’égard d’associations fragiles aux moyens réduits comme AC !. De la même façon, leur engagement rapide sur les questions de logement social et de défense des immigrés se comprend grâce aux liens (déjà) noués par le secrétaire départemental avec des associations de quartier comme l’ASTI. Autrement dit, ces liens personnels privilégiés leur ont, dans un premier temps, ouvert les portes de nombreuses arènes de mobilisation et d’information.

Par ces réseaux militants, se créent d’indéniables solidarités qui constituent un contrepoint à la dispersion des organisations rattachées à la nébuleuse de la « nouvelle gauche ». Ainsi les appartenances affichées masquent-elles mal l’interpénétration et la mobilité des militants. Dans le comité d’organisation des « Marches européennes contre le chômage », quel est le statut exact du responsable sudiste girondin Philippe A., à la fois militant syndical chargé des questions interprofessionnelles, membre de l’association AC !, militant anarchiste et impliqué autour d’un projet d’action précis ? Mobilisé également sur la question des sans-papiers, Philippe A. circule sur et entre ces multiples scènes d’action. Il s’investit dans des causes multiples qui, en se chevauchant, révèlent bien l’existence d’un espace de la mobilisation contestataire. Ce militant peut alors lier entre eux les différents sujets et relayer plus largement les informations disponibles. C’est ainsi que la question des sans-papiers fut évoquée lors d’une réunion du comité de préparation des « Marches » et intégrée à la lutte contre l’exclusion. En effet, les réunions organisées lors d’une action collective sont souvent l’occasion de rassembler et d’échanger des renseignements sur des initiatives militantes éparses (manifestations, débats, rencontres, concerts de soutien, numéros de téléphone de personnes à contacter).

Aussi les repères cognitifs qui se dégagent, comme nous l’avons montré précédemment, des actions menées en commun sont-ils en partie le produit de ces solidarités personnelles et de la similitude des itinéraires. Le fait de se connaître, souvent depuis longtemps, permet de consolider les échanges, d’anticiper les réactions des militants présents sur des terrains d’action hétérogènes et de coordonner des points de vue potentiellement contradictoires. Appartenant à différentes organisations, les militants sont porteurs d’intérêts divergents, ce qui risque de fragiliser le travail de rapprochement. Des tensions et des incertitudes se sont, par exemple, implicitement manifestées lors des débats sur la réduction du temps de travail : les responsables sudistes craignaient, en portant une telle revendication, de susciter des incompréhensions auprès de militants des associations de chômeurs exclus du monde du travail. Les solidarités personnelles permettent alors d’introduire un facteur de stabilité, inducteur de réassurance sur les intentions des uns et des autres. De même, la régularité des échanges militants génère des apprentissages mutuels. Les contacts noués par les militants de Sud-PTT avec ceux d’AC ! ont, par exemple, permis aux premiers d’en tirer des leçons pour le compte de leur organisation (avec la création en Gironde d’un poste de permanent syndical chargé des questions liées à la précarité du travail) et des argumentations réutilisées dans la lutte contre le travail précaire au sein de La Poste et de France Télécom [29].

Sur la base de réseaux individuels, s’échangent donc des ressources diverses, des arguments (des précisions sur l’état d’une question thématique, par exemple la situation des chômeurs), des informations (par exemple la date et le lieu d’une réunion), des moyens (matériels et militants) ou encore de la reconnaissance (en n’apparaissant pas « sectaire » et « corporatiste ») qui facilitent les rapprochements et les coopérations. Néanmoins, en s’appuyant sur une base interindividuelle, les relations risquent de s’avérer relativement fragiles et de se heurter à des impératifs organisationnels.

Le lien de confiance

L’absence de structure unifiée sur le terrain de la protestation accroît assurément le rôle organisateur d’un petit nombre d’activistes. Mais le fait d’être engagés dans de multiples mobilisations et de nouer, à ce titre, des liens avec de nombreux interlocuteurs n’occulte que difficilement les contraintes auxquelles se heurtent les militants sudistes les plus actifs dans la construction de convergences contestataires. D’une part, ces derniers ne peuvent jamais totalement s’affranchir des exigences de leur secteur professionnel d’implantation. Dans ces conditions, le risque présent est d’apparaître, aux yeux des adhérents sudistes, trop éloignés des préoccupations « concrètes » des postes et télécommunications. D’autre part, au cours d’actions communes à différentes organisations, les militants sudistes peuvent se voir accusés par leurs interlocuteurs d’être dépendants de leur propre logique syndicale ou bien de faire preuve d’hégémonisme. S’il favorise avant tout des militants chevronnés, l’engagement dans des activités extrasyndicales rencontre donc certaines limites. Nous envisagerons ici la situation du secrétaire départemental de Sud-PTT qui, en raison de sa multipositionnalité, est justement conduit à endosser un rôle d’intermédiaire consistant à lier des niveaux d’intervention distincts.

Pris dans une tension, bien souvent inconfortable, entre une logique de proximité avec sa « base [30] », qu’il évoque fréquemment, et une logique de professionnalisation militante, dont il maîtrise les principaux savoir-faire en raison de son expérience, le secrétaire départemental de Sud-PTT se doit de travailler, en permanence, à leur conciliation. Il dépense à cet égard beaucoup d’énergie à attester de sa verve activiste et de sa non-altération par l’occupation d’une fonction dirigeante. Loin d’être pénalisante, l’omniprésence militante de Gilbert H. devient, par une redéfinition du sens donné à ses engagements, un signe de sa disponibilité et de sa non-bureaucratisation. Son activisme (« sans compter », expliquent certains) fonde la confiance que lui accordent les adhérents sudistes. Significativement, le secrétaire départemental de Sud-PTT a tenu à ne pas être un permanent syndical à temps plein et à rester affecté hebdomadairement à son lieu de travail, en l’occurrence la Direction régionale des Télécoms. L’attachement à ce principe est érigé en symbole de sa proximité, contrebalançant pour beaucoup d’adhérents ses engagements extrasyndicaux. Il rend dès lors possible sa prétention à lier son univers syndical d’appartenance et l’espace des mobilisations collectives. En outre, son surinvestissement dans les luttes sociétales tend à lui donner une visibilité dans les milieux militants girondins et à en faire une personnalité incontournable localement. C’est lui qui fut, par exemple, chargé de défendre certains dossiers de régularisation de sans-papiers à la préfecture de Gironde, en raison de ses activités au sein de l’ASTI, d’associations antiracistes et de ses compétences techniques. C’est à lui également que des militants font appel pour diffuser, par le biais de la radio locale qu’il anime, des informations. La pluralité des engagements constitue donc une ressource essentielle pour devenir un acteur clé du « mouvement social » local et travailler au rapprochement des militants.

Mais, en raison de la méfiance des militants à l’égard de toute différenciation des rôles, la légitimité du secrétaire départemental de Sud-PTT ne peut pas reposer sur la mise en avant d’une autorité hiérarchique. C’est, dès lors, par une modification des registres d’évaluation des rapports entre militants que celui-ci parvient à asseoir sa position. Son activisme va en effet de pair avec une valorisation des dimensions personnelles et affectives, opposées par les militants aux rapports hiérarchiques et formels qui définiraient le fonctionnement des organisations traditionnelles. Ainsi évoque-t-on souvent, parmi les militants locaux, le dévouement, le charisme ou encore le caractère chaleureux des relations entretenues avec Gilbert H. : « Ah ! Gilbert on le connaît », « il n’est pas comme les autres », « il est resté sympa ». La perception de ces qualités est assimilée à une absence de bureaucratisation (qui se caractériserait par le caractère « froid » et « hiérarchique » des relations) du responsable sudiste. Elle contribue à en faire un responsable « atypique ». Elle vient légitimer, en le personnalisant, son rôle d’activiste et, par voie de conséquence, consacrer sa position sinon de leader, du moins d’acteur incontournable des milieux contestataires girondins. Tout indique, en somme, que contrainte par le refus d’une institutionnalisation poussée, la « nouvelle gauche » tend à consacrer la primauté des régulations personnalisées.

En outre, selon une logique bien connue, la multipositionnalité du secrétaire départemental lui confère une « aisance sociale » lui permettant de prendre de la « hauteur », de se « décentrer » par rapport à son identité initiale de responsable d’un syndicat sectoriel et aux différentes luttes, et ainsi d’accroître son autorité [31]. Par exemple, il manie aisément le discours de la « recomposition syndicale », qu’il invoque constamment pour répondre aux critiques de division générée par la naissance des syndicats Sud. De même, il n’hésite pas à théoriser les pratiques militantes, à se référer à des événements restés dans la mémoire militante — comme mai 68 —, et à des références intellectuelles (l’anarchosyndicalisme, le marxisme, l’autogestion). Il s’efforce de justifier des pratiques syndicales dites innovantes, sous la forme d’une éthique militante qu’il décline et interprète : « il faut… », « le syndicalisme doit… », « la démocratie consiste à… ». C’est bien parce qu’il parvient à donner un sens aux pratiques en utilisant des registres suffisamment généraux qu’il arrive à s’adresser, au delà de son seul secteur d’origine, à des milieux militants composites. Ainsi lui reconnaît-on localement une capacité à mettre en perspective et à énoncer de façon cohérente (« intelligente », nous ont dit des syndiqués) des initiatives dispersées. Significativement, lors d’un débat organisé en 1997 par le club Espaces Marx Aquitaine sur la réduction du temps de travail, le secrétaire départemental de Sud-PTT fut sollicité pour décrire les impacts de cette réforme au sein de France Télécom, mais surtout pour exprimer « le point de vue du mouvement social » et dégager des perspectives d’action. Par là, il ne fait que renforcer son crédit et sa visibilité. De manière générale, ses dispositions et ses pratiques tendent donc à s’accorder avec les attentes hétérogènes des militants contestataires.

Mais l’accent mis sur la dimension personnelle témoigne, en creux, de l’absence, ou plutôt du refus, de règles codifiées permettant de réguler institutionnellement les relations entre militants et de donner une forme de stabilité à une identité collective en mouvement dont la construction oriente, on l’a vu, une grande partie de l’action extrasyndicale des responsables sudistes.

Le travail de mise en forme des forces contestataires

Le projet transformateur du syndicat Sud-PTT est traversé par une tension — qui est en fait au coeur des succès et des difficultés de la « nouvelle gauche » — entre le respect de l’autonomie de ses partenaires et le souci de construire une alternative collective. Si les liens personnels permettent assurément de construire des actions en commun, ils ne reposent sur aucune codification, ce qui explique l’exigence ressentie par les responsables de Sud-PTT de s’engager dans un travail de formalisation auquel participent, à l’évidence, les échanges avec les milieux savants. Toutefois, en dépit d’une méfiance partagée à l’égard du champ politique, force est de constater, localement, les difficultés d’une structuration plus poussée de la nébuleuse protestataire et donc d’une objectivation de cette identité de mouvement.

Le(s) rapport(s) au politique

En conflit avec les bureaucraties des confédérations syndicales, les fondateurs et les principaux responsables de Sud-PTT se sont, de fait, retrouvés aux côtés d’une nébuleuse d’associations et de syndicats autonomes. Engagés souvent depuis longtemps, ils vont dès lors actualiser dans ces milieux militants hétérogènes des croyances et des dispositions acquises (« Sud a remis l’histoire en route », selon son secrétaire départemental girondin). Dans une filiation anarchosyndicaliste, ils mettent notamment en avant la nécessité d’aborder les problèmes d’un point de vue sociétal en transgressant les frontières entre syndicat et association, salariés et chômeurs. Dans cette perspective, ils n’hésitent pas à qualifier leur action de « politique [32]». Toutefois, ils n’en demeurent pas moins relativement prudents dans la définition d’éventuels « débouchés » politiques. En effet, la « gauche mouvementiste », à laquelle ils croient ou veulent croire, rassemble des militants pour qui l’enjeu de la capitalisation politique est loin de se poser de manière identique.

Dans les luttes, les militants syndicaux expérimentés (et notamment ceux de Sud-PTT décrits dans cet article) doivent composer avec la présence d’individus ayant un passé militant limité et intéressés avant tout par la réussite de mobilisations ciblées. Bien qu’elle soit simplificatrice, cette distinction permet néanmoins de repérer quelques différences dans le rapport au politique, plus particulièrement à la politique institutionnelle. Les premiers, richement dotés en ressources et en connaissances politiques (ils connaissent bien les enjeux et les forces politiques et sont parfois, on l’a vu, eux-mêmes engagés), partagent avec certaines organisations, principalement d’extrême gauche (LCR, Alternative Libertaire), des croyances antilibérales, voire anticapitalistes et autogestionnaires qui expliquent sinon leur franche opposition, du moins leur méfiance à l’égard des partis de la « gauche gouvernante » (et au premier chef du Parti socialiste). Conscients des limites de ces organisations politiques, ils sont sans doute ceux qui croient avec le plus de force en la spécificité et en la capacité d’action du « mouvement social » : « Sud écume des idées révolutionnaires et il a un bouillonnement avec ses militants. Nous, les dirigeants on veut aller un peu plus loin, mais on veut coller avec la base » (secrétaire départemental de Sud-PTT). Leurs trajectoires, ponctuées d’exclusions ou du moins de rapports conflictuels avec les appareils syndicaux et politiques, font d’eux les militants les plus à même d’argumenter en faveur d’une nouvelle alternative politique portant les aspirations des mouvements contestataires.

Dans le même temps, si ces trajectoires ont suscité une sympathie chez de nombreux militants, elles ont sans nul doute contribué à renforcer la méfiance de ces derniers à l’égard du fonctionnement des organisations « traditionnelles » et, plus largement, du champ politique. Ainsi retrouve-t-on parmi ces militants un souci fortement ancré de défense de l’indépendance politique des mouvements sociaux. Ils semblent avant tout intéressés par une dissociation entre l’action protestataire et la représentation politique. Enfin, ces attitudes politiques, alternative ou distanciée, ne peuvent que générer l’insatisfaction d’autres militants contestataires engagés parallèlement dans des formations politiques à vocation gouvernementale (PCF ou Les Verts) et attachés à la primauté de l’expression politique institutionnelle. De fait, ce dernier type d’acteurs tend à concentrer les tensions de ces rapports distincts au politique et, du même coup, les critiques des militants les plus radicaux et les plus réservés.

La coexistence de ces différentes sensibilités permet de comprendre en partie les difficultés de capitalisation politique et de structuration organisationnelle des luttes collectives. L’unanimité ne peut se faire qu’autour d’un rejet de toute « récupération » politique de la part d’organisations partisanes. Elle implique une mise à distance de la politique institutionnelle. Ce mot d’ordre sert à sceller les forces contestataires, mais semble surtout être un moyen d’éviter de trancher la question de la traduction politique. Partant, chaque organisation syndicale ou associative prétendant participer du mouvement social ne peut que s’efforcer de cultiver sa différence avec le champ politique et ainsi se prémunir des critiques de « politisation » ou d’« arrière-pensées politiques ». À cet égard, à Bordeaux, avec les élections législatives de 1997, où l’un des anciens responsables de Sud-PTT Gironde se présentait sous l’étiquette LCR, fut évoqué lors d’une réunion du bureau départemental le risque de collusion pouvant entacher la notoriété du syndicat. Les dirigeants départementaux n’ont pu alors que réaffirmer que « Sud refuse tout soutien pour un parti politique ». De même, au niveau national, l’initiative, en 1998, d’un collectif de militants ayant signé une tribune « pour une autonomie du mouvement social » dans un journal est venue rappeler la prégnance d’une sensibilité soucieuse d’éviter une « manipulation » politique au profit d’un parti [33]. C’est dire si les rapports avec les forces d’extrême gauche, notamment à l’approche des élections, sont marqués par la méfiance alors qu’à l’égard de la « gauche gouvernante » priment, d’une manière générale, la désillusion et la réprobation.

La « nouvelle gauche » pose ainsi question. Elle bouscule les modes d’analyse envisageant le rapport au politique des forces sociales sous l’angle de la subordination en raison de la primauté accordée traditionnellement à la forme du parti. L’identité contestataire se développe en fait largement en dehors des modes de participation politique classiques et notamment de la participation électorale. Elle se construit principalement dans l’action collective, là où les préférences politiques semblent passer au second plan, derrière la mobilisation des énergies militantes en faveur d’une cause. Il est dès lors légitime de se demander si la « gauche alternative » n’est pas condamnée à ne pouvoir peser sur la scène publique que par le renouvellement incessant des foyers de lutte collective.

Le recours aux registres savants

C’est en partie la difficulté à stabiliser une nouvelle force collective et à répondre à un impératif de clarté qui permet d’expliquer la sollicitation de registres savants et la recherche d’une confrontation avec des intellectuels. Il s’agit, par cette stratégie de dialogue avec des milieux savants (enseignants et chercheurs), de produire un discours « solide », « sérieux » et « argumenté [34] » susceptible de donner une certaine crédibilité au syndicat Sud et d’ancrer l’idée d’une convergence des « nouveaux mouvements sociaux » et de l’existence d’un pôle contestataire. En effet, le souci de ne pas reproduire un modèle d’organisation uniforme et hiérarchisé pousse à entériner une parcellisation des mouvements sociaux. Dès lors, cette dispersion ne peut se combler que par un important travail rhétorique consistant à problématiser une cohérence des luttes collectives et des forces contestataires.

Le discours sur la « crise du syndicalisme », qui a servi de support rhétorique aux stratégies de légitimation des responsables nationaux et locaux de Sud-PTT, manifeste le mieux les proximités existant entre intellectuels et milieux syndicaux. En effet, il nourrit tant les controverses intellectuelles (comme l’illustrent les nombreux numéros spéciaux de revues, les articles et les ouvrages qui lui sont consacrés [35]) que les tracts des fondateurs girondins de Sud-PTT : « Le monde du travail, ses organisations traversent une crise sans précédent. Parce qu’ils ont à une période donnée ou avec constance soutenu la mise en oeuvre de politiques qui se sont révélées néfastes, les syndicats traditionnels ont perdu la confiance des salariés […] Cela crée une situation propice au renouveau syndical » (tract Sud-PTT Gironde) ou encore « il est un fait qu’à l’orée des années quatre-vingt, le syndicalisme avait laissé pas mal de plumes et qu’un renouveau était plus que nécessaire » (tract Sud-PTT Gironde). La collaboration avec des enseignants-chercheurs s’alimente ainsi d’une vision critique de l’état du syndicalisme qui tend à rendre nécessaire l’adoption de « nouvelles » pratiques revendiquées par les mouvements sociaux actuels. Au plan national, ce dialogue prend forme notamment dans des lieux « techniques » (Fondation Copernic, Réseau d’Alerte contre les inégalités, Groupe d’Étude et de Recherche sur le Syndicalisme, Espaces Marx, revues) dont l’ambition est de produire, dans une logique d’expertise ou de contre-expertise [36], un raisonnement dense et documenté sur des sujets ciblés (comme la mondialisation ou les retraites). Si de tels argumentaires aboutissent rarement à la définition d’un projet précis commun aux nouvelles forces contestataires, ils n’en participent pas moins à la production de représentations collectives qui favorisent et accélèrent l’alignement des cadres d’interprétation [37] des différentes organisations.

Localement, les dirigeants girondins de Sud-PTT ont aussi pris le parti de s’inscrire dans une démarche de réflexivité. Ils participent à de nombreux forums de débat (colloques, commissions, ateliers), contribuant à produire des commentaires incessants sur la « crise » et la « recomposition » du syndicalisme, ses lacunes et ses évolutions, et appelant la construction d’« alternatives » susceptibles de dépasser les « divisions ». En raison de sa trajectoire de militant aguerri et de ses ressources intellectuelles, le secrétaire départemental de Sud-PTT manie habilement ces différents arguments, ce qui en fait un agent prédisposé à dialoguer avec des universitaires et donc à s’impliquer dans de nombreux débats (organisés notamment par les ateliers Espaces Marx ou les Amis du Monde Diplomatique) pour plaider l’idée d’une convergence des mouvements contestataires et inscrire le développement des syndicats Sud dans cette dynamique.

Par exemple, à la suite des grèves de novembre-décembre 1995, un projet d’États généraux du mouvement social (EGMS) a été lancé. En Gironde, différentes réunions ont été organisées par le secrétaire départemental de Sud-PTT pour réfléchir sur l’originalité du mouvement, pour donner une cohérence aux multiples initiatives qui se sont manifestées durant les grèves et pour stabiliser les liens noués entre militants (associatifs, politiques, syndicaux) et citoyens à cette occasion. S’étalant sur plusieurs mois en 1996-1997, les débats organisés sur le « renouveau du syndicalisme », les « luttes sociales », les « services publics » portaient avant tout la marque d’un souci fédérateur. Les thématiques étaient suffisamment générales pour faire l’objet de réceptions diverses et pour inciter les militants à s’inscrire, selon les propres termes du secrétaire départemental de Sud-PTT, dans une « démarche de réflexion ». De surcroît, l’objectif affiché était de dégager des « pistes » de discussion (prendre en compte la situation des précaires, être vigilant vis-à-vis des récupérations possibles par l’extrême droite, le contrôle par la « base » des actions) sans que soit pour autant précisée leur portée concrète, ni défini un programme précis. De ces réunions a émergé le souci, repris par les organisateurs, de pérenniser les échanges d’expériences et de témoignages sous la forme d’un collectif local de travail chargé de « continuer l’esprit unitaire » des mouvements sociaux de novembre-décembre 1995. L’organisation de rencontres et de débats tend, dans cette logique, à devenir une fin en soi. Dès lors, on peut légitimement se demander si, faute d’unité politique, l’enjeu majeur des stratégies savantes n’est pas avant tout de rendre acceptable et évidente une coopération des forces contestataires, plutôt que de détailler les formes et les contenus d’une alternative. L’un des effets de tels forums semble bien de produire des effets de socialisation. Il s’agit de développer, par la production d’un discours fédérateur, un sentiment partagé de participation à une démarche collective de rénovation du syndicalisme et de construction d’une « nouvelle » éthique militante (« à l’avenir il faudra plus s’ouvrir sur les associations », « on ne doit pas imposer des revendications à la base », « on doit favoriser l’unité dans les luttes »).

À la recherche d’une consolidation organisationnelle

Quoi de plus emblématique, pour illustrer les stratégies de cadrage savant, que l’usage fait par les militants sudistes du terme de « réseau » ? On sait que l’ambition des responsables sudistes est de contribuer à une « recomposition du mouvement social » tout en ne reproduisant pas le modèle confédéral rejeté pour son aspect « bureaucratique ». Dans leur quête de partenaires, ils se réfèrent alors à la notion de « réseau » habilement opposée au centralisme confédéral. La structuration réticulaire est supposée constituer une réponse fonctionnelle aux tensions traversant les mouvements sociaux. En effet, n’impliquant pas un réel travail d’homogénéisation idéologique, cette notion permet, selon les responsables sudistes, de constituer un « système souple où l’on travaille ensemble tout en gardant son identité [38] ». Le réseau, tel qu’ils le conçoivent, fonctionne davantage à travers la circulation de ressources matérielles (tracts, partage de locaux, listes de militants…) et d’informations qu’en vue de l’organisation d’actions de masse (qui sont, d’ailleurs, sans doute inaccessibles pour des organisations aux effectifs militants limités). C’est ainsi que, lors d’un conseil syndical départemental (le 17 mars 1997), le responsable interprofessionnel de Sud-PTT, chargé de préparer et d’animer un débat sur la réduction du temps de travail, a diffusé au préalable aux adhérents du syndicat un document provenant de réflexions (d’économistes) menées au sein de l’association AC ! (à laquelle il appartient). Ces échanges d’informations étaient censés faciliter la discussion, mais aussi la connaissance du point de vue d’une organisation réputée proche. À l’évidence, ils contribuent à générer et à structurer des représentations collectives facilitant la mise en oeuvre d’actions communes et le rapprochement des revendications.

La valorisation de la figure du réseau bute néanmoins sur les logiques de fonctionnement du champ sociopolitique qui accordent toujours un monopole de la représentation aux appareils confédérés, notamment pour la négociation des accords salariaux. Elle se heurte également à des contraintes externes (juridiques et socio-économiques) qui conditionnent l’accès à des espaces publics (instances de la sécurité sociale, conférences nationales, conseils de prud’hommes, négociations européennes), la possibilité d’y avoir une action déterminante et de bénéficier de ressources (moyens matériels et financiers, détachements) [39]. C’est la raison pour laquelle les responsables, tant fédéraux que départementaux, de Sud-PTT ne semblent pas pouvoir faire l’économie d’une tentative de stabilisation et d’objectivation des relations nouées, souvent depuis de nombreuses années, dans l’action collective avec la construction de structures plus formelles qui ne reproduisent pas le modèle bureaucratique classique de l’organisation syndicale [40].

Faute de finaliser organisationnellement leurs contacts avec des acteurs associatifs attachés à leur indépendance et de réaliser une structuration plus poussée des forces contestataires, les dirigeants de Sud-PTT se sont prononcés en faveur d’un renforcement des liens entre les syndicats les plus « critiques » à l’égard des appareils confédéraux. L’objectif est de renforcer l’ancrage interprofessionnel en participant au Groupe des Dix qui rassemble des syndicats autonomes souvent influents dans leur champ professionnel [41]. Dans cette perspective d’une union syndicale « transverse [42] », les responsables départementaux de Sud-PTT ont été incités, à la suite du Congrès fédéral de 1996, à construire des « structures interprofessionnelles locales » se référant au Groupe des Dix. Néanmoins, ces organes de coordination sont peu définis. Partant, leur vitalité et leur fonctionnement sont étroitement liés à l’activisme des militants et aux rapports existant au niveau territorial entre les différentes organisations syndicales.

En Gironde, les difficultés relatives à la coordination intersyndicale se sont révélées dans la concurrence à laquelle se sont livrés le tout nouveau syndicat Sud-Finances et le SNUI, syndicat historique des Impôts et membre du Groupe des Dix, contredisant ainsi un principe fonctionnel de non-concurrence dans un même champ professionnel. Face à la division entre les deux formations, le secrétaire départemental de Sud-PTT a été chargé, en raison notamment de son expérience, de trouver un compromis acceptable par tous. Mais la force des liens individuels, ici entre Gilbert H. et ses partenaires de Sud-Finances, a particulièrement limité sa capacité à exercer un arbitrage local. En outre, l’ambition de produire des coopérations syndicales stabilisées s’est heurtée à l’existence d’une aspiration antibureaucratique (refus des exclusions, défiance à l’égard de la délégation de pouvoir), impliquant l’absence de rôles hiérarchisés d’autorité et de règles formelles capables de réguler les conflits. D’où l’incertitude des responsables pour dégager des compromis légitimes et organiser les convergences [43]. Pour tenter de surmonter cette tension, le rôle du secrétaire départemental de Sud-PTT s’est alors réduit à « écouter » les forces en présence, à exposer aux responsables locaux de Sud-Finances les impasses de leur démarche, à décliner les ambitions d’une union interprofessionnelle et à expliquer la situation locale à ses responsables fédéraux impatients de voir émerger une union locale Groupe des Dix. En d’autres termes, la gestion des exigences contradictoires de deux organisations finalement concurrentes ne pouvait passer que par le recours à un travail consensuel de persuasion débouchant sur la non-décision. Dans le même temps, ce rôle de composition endossé par le secrétaire départemental de Sud-PTT ne pouvait que générer impatiences et incertitudes. Lors d’une réunion interprofessionnelle en avril 1997, à laquelle étaient conviés les différents syndicats girondins susceptibles de rejoindre le Groupe des Dix, un responsable de Sud-Santé Sociaux s’indignait de l’instabilité des positionnements et de la récurrence des questions d’alliances organisationnelles : « À chaque réunion, c’est toujours la même question qui est posée : est-ce qu’on construit Sud ou le Groupe des Dix […] Il faut bien prendre une décision… ça nous empoisonne. » Ces conflits ont finalement abouti, en juin 1997, à la création d’une Union Syndicale Interprofessionnelle « Solidaires » de Gironde (U.S.I.S. 33) rassemblant les différents Sud locaux (Sud-PTT, Sud-Rail, Sud-Métaux, Sud-Santé Sociaux, Sud-Éducation, Sud-Finances), le SNUI ayant refusé de participer à la nouvelle structure.

Saluée par les adhérents comme le symbole de la vocation interprofessionnelle et rénovatrice du projet sudiste, la mise en place de l’U.S.I.S. est en fait un exemple significatif de la difficulté qu’ont, localement, les responsables désignés à institutionnaliser des rapprochements entre syndicats autonomes et à asseoir une nouvelle identité collective et transversale. Elle témoigne des problèmes posés par la tension entre structuration organisationnelle et aspiration antibureaucratique, entre règles formalisées et relations personnalisées. En se limitant aux seuls syndicats Sud, elle altère en tout cas le souci d’ouverture affiché par les responsables de Sud-PTT et la perspective de restructuration de l’ensemble du paysage syndical et associatif [44]. Confrontés à la centrifugation des forces militantes, les responsables locaux de Sud-PTT en sont donc réduits à effectuer moins un travail de recomposition du mouvement social que de mise en relation, travail d’autant plus délicat et inachevé que fait défaut un programme intégrateur [45].

Conclusion

Dans un contexte marqué par l’absence de structure rassemblant les syndicats contestataires et les associations, conséquence de la volonté exprimée de maintenir l’autonomie des différents acteurs, les convergences nécessitent des investissements sur des fronts d’action très variés où se nouent des coopérations ponctuelles. Dès lors qu’il n’existe pas d’autorité hiérarchique institutionnalisée au sein de la « nouvelle gauche », la mise en relation devient difficile et implique d’être expérimentée en permanence sur le terrain. Elle s’effectue de manière incrémentale, ce qui contraste avec le caractère ambitieux du projet de recomposition interprofessionnelle porté par le syndicat Sud-PTT. De ces luttes en commun, se dégage alors une identité floue et fragile dont les contours demeurent relativement indéfinis et toujours en recomposition. La souplesse de la coopération est compensée, dans le même temps, par la solidité des réseaux personnalisés qui traversent les différentes organisations et par un travail de légitimation savante cherchant à construire un discours commun. À ce titre, la nature essentiellement personnalisée des liens, noués par l’expérience et dans l’action collective, est peut-être la limite au delà de laquelle la transversalité, revendiquée par les responsables sudistes, n’arrive plus à se réaliser. Aussi tout l’enjeu réside-t-il aujourd’hui dans la gestion de la tension entre, d’un côté, une stabilisation des liens entre mondes d’action (syndicats autonomes, associations, milieux universitaires, presse politique) cherchant à intégrer les initiatives dispersées dans un vaste mouvement et, de l’autre, le maintien d’une certaine fluidité qui est l’une des bases du succès actuel de la « nouvelle gauche » en France.