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Dans L’intervention et le retrait de l’État, bientôt suivi d’un autre ouvrage intitulé L’administration centrale, et plus de 25 ans après la parution d’Organismes autonomes et centraux, André Gélinas dresse un portrait de l’évolution de l’appareil administratif dans les États modernes. Pour ce faire, il examine de manière détaillée les processus par lesquels les gouvernements ont transformé l’organisation gouvernementale. L’auteur prend prétexte de l’expansion et de la contraction de l’appareil étatique pour tenter de répondre à cette question : existe-t-il « un lien entre l’accroissement de l’intervention (et le retrait) de l’État et l’organisation de l’appareil administratif » ? (p. 57). Il s’intéresse plus particulièrement aux instances que sont les ministères, les appareils centraux et les organismes autonomes.

L’ouvrage d’A. Gélinas est divisé en deux parties et comprend neuf chapitres ; les quatre premiers traitent de l’intervention étatique tandis que les cinq suivants abordent le retrait de l’État. On y trouve également 27 tableaux et 5 figures auxquels s’ajoute une bibliographie thématique. De manière à analyser l’ampleur du double phénomène étudié, l’auteur a recours à divers indicateurs, surtout d’ordre quantitatif. Commun aux deux parties du livre, le cadre d’analyse repose sur une série de justifications censées expliquer les fondements des interventions des États. Deux types de justification sont proposés, à savoir celles qui relèvent de l’environnement sociologique, politique et économique, et celles qui concernent plus particulièrement la logique étatique et administrative. Ainsi, lorsque les États décident de créer de nouvelles structures administratives ou encore consentent à les abolir, ils usent, nous dit l’auteur, de justifications générales, de justifications de finalité, de justifications instrumentales et de justifications stratégiques.

Tout au long de l’ouvrage, sont étudiées tant les instances centrales (le Conseil des ministres) et les instances décentralisées (les ministères ou les organismes autonomes) que les instances déconcentrées (les bureaux locaux des ministères ou encore leurs directions et leurs services).

Dans son examen, l’auteur porte un intérêt particulier à la situation du Québec tout en fournissant, ça et là, des données longitudinales sur d’autres États, notamment le Canada, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France. Les périodes étudiées sont les suivantes : 1867-1959, 1960-1985, 1985-2000. Elles sont qualifiées respectivement de « période de non-interventionnisme étatique », de « période de l’intervention de l’État » et de « période du retrait de l’État » (p. 62).

Sa démarche, qu’il veut la plus concrète possible, fait souvent appel à des données chiffrées dans le but d’illustrer l’évolution de l’organisation gouvernementale. D’inégale valeur, elles doivent parfois être considérées avec une certaine réserve. Elles présentent néanmoins un intérêt certain dans la mesure où, mises ensemble, ces données sont utiles pour qui veut dégager des tendances ou encore brosser un portrait évolutif de l’intervention gouvernementale. Très conscient des failles de sa démonstration, A. Gélinas met en cause les administrations publiques : il ne se gêne pas pour dénoncer le recours abusif de ces dernières au secret et aux zones d’opacité. Il critique également le peu de ressources investies par les différents gouvernements dans la collecte de données aussi essentielles que le nombre de personnes travaillant dans le secteur public au Québec. Il s’insurge enfin contre les typologies trop souvent boiteuses utilisées par Québec, entre autres en ce qui concerne le concept du Québec inc. L’auteur avoue même avoir dû compiler certaines des données répertoriées sur les directions centrales et les bureaux territoriaux des ministères du Québec à partir du bottin téléphonique : « C’est la seule source qui nous était accessible », précise-t-il (p. 395).

L’intervention et le retrait de l’État est tout sauf un livre de facture purement administrative, voire un manuel de bonne gestion publique. Sa lecture nous mène au coeur du « tout est politique » ; elle nous instruit des imbrications complexes par lesquelles l’administratif et le politique se structurent mutuellement dans une chaîne décisionnelle aux multiples maillons. Ayant accumulé une vaste expérience dans les officines gouvernementales du Québec, l’auteur sait de qui et de quoi il parle. En réalité, peu de personnages politiques et d’événements ayant marqué l’histoire du Québec depuis la Révolution tranquille échappent à son oeil critique.

L’ouvrage d’A. Gélinas sur l’organisation gouvernementale dépasse les cadres étroits de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la gestion publique. Les lecteurs, fatigués par les emprunts souvent caricaturaux faits à ce courant par un nombre accru « d’administrativistes », lui en sauront gré. Avec intelligence et minutie, l’auteur pourfend nombre des ténors du néolibéralisme, dont certains économistes, pour lesquels la solution aux problèmes des gouvernements repose dans quelques maximes simplistes du genre : « laissons les gestionnaires gérer » ; « misons sur le mode d’approche entrepreneurial dans la fonction publique québécoise ». Il souhaite avec force que « les économistes commencent par enrichir leur culture politique lorsqu’ils décident de s’intéresser à la chose publique » (p. 351).

Dans le livre, les notes de bas de page foisonnent. Parfois, elles dépassent même en longueur le texte principal. En réalité, ces notes permettent à l’auteur de régler ses comptes avec un peu tout le monde, ses cibles préférées demeurant les fédéralistes, les universitaires en général et les politologues en particulier, les « Anglos », la presse fédéraliste, les féministes et les néolibéraux. Mises bout à bout, les notes de bas de page constituent un livre en soi. C’est à travers elles que l’auteur se révèle vraiment. Elles témoignent de son grand talent de pamphlétaire qui sait manier avec brio tant les phrases assassines que la satire. Un exemple parmi d’autres : « On peut prendre pour exemple la rente du conjoint survivant qui, à l’origine, avait été conçue pour venir en aide aux veuves qui avaient élevé une famille et n’avaient pas travaillé à l’extérieur. Puis, on a inversé le raisonnement pour l’appliquer aux veufs dont les femmes avaient travaillé à l’extérieur, même s’ils n’avaient pas eu d’enfants ; puis, ce fut le tour des conjoints de fait, même si eux non plus n’avaient pas nécessairement élevé des enfants ensemble ; puis, en 1999, on a atteint le fond de la stupidité en permettant aux couples homosexuels (qui, normalement, n’élèvent pas d’enfants) de profiter des mêmes bénéfices. Multipliez cet exemple par dix et vous allez comprendre pourquoi les gouvernements se plaignent de ne pas avoir assez de marge de manoeuvre pour dépenser les deniers publics […] » (une partie de la note 31, p. 342).

Certes, toutes les notes n’ont pas autant de mordant. Au total pourtant, elles revêtent souvent un ton polémique, à mille lieux de la langue de bois. A. Gélinas est capable d’appeler un chat un chat. Reconnaissons toutefois que les nombreuses notes exigent une gymnastique de tous les instants pour comprendre les divers niveaux de l’analyse. Certains y trouveront à redire. Ce n’est certainement pas mon cas, bien au contraire. J’estime plutôt qu’un tel appareillage vient conférer au livre originalité et profondeur.

On saura bientôt si le nouveau gouvernement de Jean Charest optera pour un retour à la poursuite du retrait de l’État ou s’il maintiendra la spirale dépensière du gouvernement de Bernard Landry. S’appuyant sur les indicateurs de finances publiques et les indicateurs institutionnels, A. Gélinas constate en effet qu’un certain retrait de l’État s’est davantage effectué au palier fédéral qu’au palier provincial québécois. Depuis l’atteinte du déficit zéro au Québec, A. Gélinas confirme en effet qu’on assiste à « une augmentation des dépenses de programmes, une augmentation du personnel de la fonction publique et une augmentation de la dette » (p. 403). On s’en doutait bien un peu.

Le livre de A. Gélinas constitue un excellent ouvrage de synthèse sur l’évolution de l’organisation administrative ; il contient une série d’informations fiables et souvent inédites. Mais son principal mérite réside ailleurs. Parce que l’auteur connaît à fond la complexité du fonctionnement des gouvernements, sa démonstration cloue le bec aux gourous de la nouvelle gestion publique, chantres de la logique marchande. En plus d’ignorer totalement les spécificités du secteur public, lorsqu’ils ne les nient pas, tout simplement, ces chantres sont passés maîtres dans l’art de donner des leçons. À cet égard, on se prend à espérer que le nouveau gouvernement Charest, au moment de mettre en place sa réforme de l’organisation gouvernementale, saura mettre à profit les compétences de personnes qui, comme A. Gélinas, croient en la nécessité du service public. Après avoir lu son ouvrage, on ne peut plus laisser dire que les hôpitaux, les écoles et l’ensemble des services publics doivent être administrés comme de simples PME.