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Au Chili, contrairement à bien d’autres pays latino-américains en transition postautoritaire, il y a bel et bien eu un changement politique profond et le nouveau régime est doté de stabilité. Le Chili n’est pas dans ce que Thomas Carothers[1] appelle la « zone grise » à l’intérieur de laquelle se trouvent la plupart des pays de la « troisième vague de démocratie[2] », soit qu’ils répondent au syndrome du pluralisme mou ( feckless pluralism ) (exemples : Venezuela 1990-1998 ou Guatemala 1985-2003), soit qu’ils répondent au syndrome du pouvoir dominant ( dominant-power politics ) (exemples : Paraguay ou Venezuela de Chavez). Mais la disparition du régime dictatorial n’a pas pour autant conduit le Chili vers la démocratie et ce, principalement en raison de l’étouffement de l’action collective. Celle-ci n’est certes pas interdite, mais tout discours de mobilisation collective, aisément assimilé au populisme (que les militaires du Cône Sud ont voulu rendre révolu), est soumis à des procédures de raréfaction. Plus fondamentalement, la peur du conflit logée au coeur du nouveau contrat social et l’idée que l’opposition ami/ennemi est antipolitique empêchent un débat public ouvert à tous et sur toute matière. Une telle régulation « transformiste[3] » qu’on retournerait volontiers à ses destinateurs comme antipolitique pourrait tout au plus être qualifiée de démocratie restreinte. En fait, et c’est une thèse du présent texte[4], elle impose une transformation de toute la syntaxe des énoncés politiques et donne lieu à la formation d’une nouvelle langue politique[5], qui règle les distinctions permettant d’évaluer les forces politiques, détermine les versions narratives énonçables et non énonçables et révèle les lignes de partage de l’acceptable et de l’inacceptable[6]. Cette transformation radicale est le résultat d’un « effet de récit » produit par l’énoncé « il est impossible de renverser la dictature » qui commence à se répandre à partir de septembre 1986[7]. Cet énoncé, n’étant pas directement vraisemblable en raison de la force du mouvement collectif des protestas, a dû s’insérer dans une séquence narrative plus large. Selon le nouveau récit, le populisme latino-américain est révolu en raison des nouvelles perspectives d’insertion dans « la mondialisation ». Par ailleurs, le grand « danger » que représentait la   « disponibilité[8] » des populations de la période d’urbanisation accélérée s’éloigne. Dans cet imaginaire[9], la matrice de la mobilisation est remplacée par celle du marché et de l’ordre. Un imaginaire antipopuliste se fixe et il module la nouvelle langue politique en constituant son principe d’opposition. Cette langue peut être appelée langue politique postpopuliste.

D’un autre côté, la saga judiciaire Pinochet sanctionne l’inefficacité du discours de la réconciliation (à la différence de ce qui s’est passé en Afrique du Sud) et ouvre le champ à l’expression publique de la souffrance des victimes et de leurs proches. Cette expression de la souffrance qui n’appartient pas à la version narrative victorieuse — pas plus d’ailleurs qu’au lexique des sciences politiques — modifie l’espace public et présente au Chili la figure de l’absent qui structure la langue politique[10]. Même si un « effet de récit » inaugure une nouvelle langue politique — en l’occurrence une langue postpopuliste — rendant non énonçables d’autres versions narratives (qui se limite d’ailleurs pas du tout aux versions « populistes »), un excédent de récit peut faire son apparition. À vouloir parler malgré tout de « consolidation » comme on le fait dans la littérature actuelle[11], ce n’est pas en termes de stabilisation mais en termes de rapport entre la langue politique et son extérieur (l’absent qui la structure) qu’il faut la considérer. C’est cet extérieur qui va faire apparaître au grand jour le postpopulisme comme un régime peut-être stabilisé mais semi-autoritaire. Le succès du modèle économique[12]  rassure dans le désenchantement même qu’il suscite[13]. Succès et désenchantement résument les traits du régime postpopuliste du Chili actuel.

Imaginaires populistes et antipopulistes

Il est à première vue curieux que la langue politique postpopuliste s’établisse dans un pays qui n’a pas connu de régimes classiquement qualifiés de populistes à l’exception du régime d’Ibañez (1927-1931) dont, selon Tomás Moulian, la « matrice populiste » a néanmoins continué à marquer l’économie jusqu’en 1973 et que le régime militaire a brutalement démantelé[14]. Certes aussi, selon certains auteurs[15], l’Unité populaire (1970-1973) a été contaminée par le populisme. Mais est-il besoin d’encore élargir la notion de populisme qui, des régimes corporatistes latino-américains aux partis d’extrême droite xénophobes en passant par ce que Guy Hermet[16] appelle le néopopulisme libéral-médiatique (Collor, Fujimori, etc.) et Victor Armony[17], le néopopulisme de type menemiste, est déjà très élastique voire totalement inconsistante, pour y inclure un régime politique dans laquelle la structure classiste de partis est significative ? Avec l’Uruguay, le Chili est, selon Torcueto S. Di Tella, une des exceptions notoires par rapport au populisme ambiant de l’Amérique latine[18].

Les grands mouvements de protestas des années 1983-1986 animés par les pobladores « auto-mobilisés » n’ont pas non plus un caractère strictement populiste. Y est bien présente la mobilisation, mais n’y figurent pas deux éléments importants du commun dénominateur des différentes manifestations populistes, à savoir l’identification à un chef et le nationalisme. Quoi qu’il en soit, pour les militaires mais progressivement aussi pour les élites modérées, ce mouvement populaire à forte teneur émotive, exprimée dans un « nous » « fusionnel[19]  », est considéré comme ressuscitant des formes du passé et allant dans un sens opposé à un système de décisions raisonnables. Et il faut bien le remarquer, la phobie des militaires n’a pas pour objet l’autorité charismatique du leader populiste, ni même la référence à la figure du peuple[20], mais les modalités énonciatrices en termes d’un « nous » rendu performatif dans la mobilisation. Les militaires mais aussi les élites civiles qui ressentent ce « nous » comme les excluant ont plus un imaginaire antipopuliste qu’une opposition à un système populiste concret.

De façon générale, le populisme est un imaginaire plus encore qu’un système politique. Imaginaire souvent positif qui pousse symboliquement ou matériellement les milieux populaires à l’action directe croyant ainsi combler le fossé entre gouvernants/gouvernés ; imaginaire au contraire complètement péjoratif, d’abord dans la doctrine de sécurité nationale des militaires, ensuite dans les milieux technocratiques imbus du nouveau discours techniciste international.

Bien que la formule du populisme soit souvent disqualifiante, la figure du peuple mobilisé (distribuant les places sur la scène politique ou, plus souvent, en ayant l’illusion) est, pour les milieux populaires ou les classes moyennes inférieures, un puissant imaginaire qui exprime la poursuite d’un « idéal démocratique confusément   rêvé[21] ». Dans ces milieux, on se sent mieux réalisé lorsqu’on est « mobilisé » (et que l’on agit au moins par sa masse) que lorsqu’on est représenté, voire lorsqu’on participe aux complexes procédures de délibération et de décision. Cette mobilisation se reconnaît, comme l’ont relevé Ernesto Laclau, Silvia Sigal et Eliseo Verón[22] non pas dans des invariants de contenu mais dans des « invariants énonciatifs ». Il s’agit de l’opposition « Nous-Eux ». Opposition qui, analysée dans ses conditions de production, s’avère être la mise en scène de catégories énonciatives « nommées » par une structure d’État[23] donnant une forme acceptable aux demandes sociales mobilisables.

Le populisme est aussi un imaginaire négatif. D’abord imaginaire négatif de la doctrine de sécurité nationale élaborée au cours des années 1960 dans les Écoles de guerre latino-américaines. Cette doctrine se donne pour cible toute institutionnalisation politique facilitant la canalisation de la dissidence[24]. Le gouvernement populiste de Goulart est à cette époque le premier dans la ligne de tir et le premier à succomber à un coup d’État (1964) tandis que le populisme semble couver dans les pays andins. Dans les années 1980, en construisant un nouvel objet sémiotique — celui de la pauvreté[25] — le discours de la Banque mondiale est responsable d’une hégémonisation d’un imaginaire populiste péjoratif. Comme imaginaire négatif, le populisme, conçu comme l’exact opposé de la transparence, de la représentation et de l’imputabilité, est une régie de manipulation et de clientélisme[26]. Fonctionnant dans la confusion de l’économique et du politique, du public et du privé, de la participation et de l’agitation, il est la stratégie des « non-pauvres[27]  » (des classes moyennes, y compris inférieures) pour profiter des programmes sociaux destinés aux pauvres et aux indigents. Bref, il est la manifestation antisystémique de perte de contrôle des demandes sociales.

La nouvelle langue politique chilienne qui se forge à partir de 1987 puise dans cet antipopulisme. Certes, elle trouve un ancrage fondateur dans la République de Diego Portales (1831-1837) retouché pour les civils par le renvoi à la « culture de compromis » régissant la vie politique chilienne de 1936 à 1970[28], mais elle ordonne aussi sa narration en opposition à un imaginaire populiste. En effet, la « transition » chilienne n’est pas l’aboutissement direct de la mobilisation populaire[29], mais elle intervient en opposition à l’image qu’on se fait de celle-ci. C’est sur cette double référence (de deixis[30]   fondatrice et d’imaginaire antipopuliste) que peuvent dès lors s’entendre les partisans de Pinochet et les notables de l’opposition très en contact avec le discours techniciste international. Convaincus de part et d’autre des dangers d’une issue violente, ils peuvent du même coup esquiver le rapport ami/ ennemi comme critère du politique du nouveau régime qu’ils sont en train d’installer[31]. L’arrestation de Pinochet à Londres va soudainement remettre le rapport ami/ennemi à l’ordre du jour.

L’impunité dans l’affaire Pinochet : de l’arrestation à Londres à la suspension sine die

La dictature n’ayant pas été délogée par la force, une « justice de transition » est instituée au moment du passage à un autre régime, justice de transition qui dure tant que ce dernier n’est pas consolidé. Mais, au Chili, l’impunité n’est pas relative à ce transitoire rapport de forces mais à la nouvelle langue politique qui s’est imposée. Voilà la leçon qu’on peut tirer de la saga Pinochet. Cette leçon était néanmoins déjà inscrite depuis un certain temps dans l’histoire chilienne. En effet, au Chili, une loi d’amnistie est décrétée dès 1978. En plein régime militaire. Encore moins qu’en Argentine où la loi est votée après la chute de la dictature, la loi chilienne d’amnistie ne peut être invoquée pour légitimer l’impunité nécessaire au compromis entre élites. C’est une des raisons pour laquelle une volonté s’est affirmée pour contourner la loi au plan judiciaire.

Considérons l’histoire judiciaire de l’affaire Pinochet. D’un côté, les juges tant espagnol que chilien, sans s’arrêter à la loi d’amnistie, retiennent la nature des crimes. Ils considèrent que le « crime de disparition [est] de nature continue, ce qui permet [tait] de contourner la loi d’amnistie adoptée au Chili en 1978[32] ». D’un autre côté, défiant les appels à la prudence de la Concertation démocratique[33]   qui invoque deux coups de semonce militaire en 1990 et en 1993   ( Boinazo )[34], les familles des victimes déposent des plaintes. La procédure contre Pinochet est enclenchée : plaintes déposées en Espagne par des victimes vivant en Espagne d’une part, plaintes déposées au Chili d’autre part. En Espagne, sur la base des premières plaintes déposées le 4 juillet 1996, les avocats de l’accusation, Joan Garcès et Manuel Murillo, présentent le 13 mars 1998 devant un tribunal espagnol, un écrit dans lequel « ils sollicitent le jugement immédiat de Pinochet et de trente-huit autres hauts responsables de la dictature chilienne, pour génocide, terrorisme, tortures et détention illégale suivie de disparition[35] ». Le juge Balthazar Garzón entame une procédure d’extradition sur la base de ces chefs d’accusation. Au Chili, plus de 200 plaintes sont déposées contre Augusto Pinochet et, dès janvier 1998, la Cour suprême du Chili désigne le juge Juan Guzmán Tapia pour enquêter sur toutes les plaintes concernant le général.

Coup de tonnerre dans un ciel serein de bonnes relations diplomatiques, Pinochet est arrêté à Londres, le 16 octobre 1998. L’arrestation fait suite à une demande d’extradition pour « génocide, tortures et disparitions sous la junte militaire chilienne » introduite par le juge espagnol. Après quelques hésitations, la Chambre des Lords refuse l’immunité demandée par les avocats de Pinochet, mais elle limite cette levée à une période extrêmement courte, allant de 1988 à 1990 (1988, date l’entrée en vigueur en Grande-Bretagne de la convention de New York du 10 décembre 1984 pour la prévention et la répression du crime de torture[36] ; mars 1990, date de la fin du mandat présidentiel de Pinochet). Les accusations portées sont dès lors limitées à celles de « torture et de conspiration en vue de commettre des tortures ». L’opinion publique chilienne, si l’on en croit un sondage du 27 octobre 1999, soit un an après l’arrestation de Pinochet à Londres, jugeait nécessaire d’« établir la vérité ».

Les familles des victimes, leurs amis et les mouvements qui les soutiennent ont manifesté dans les différentes phases de cette affaire leur détermination à mener la poursuite judiciaire jusqu’au bout. Une commission comme la FUNA[37], groupe de jeunes chiliens d’action directe, dénonce les présumés tortionnaires en s’assemblant devant leurs maisons, ce qui indique les potentialités mais aussi les dérives possibles des actions de type autodéfense  [38]. De leur côté, les organisations humanitaires contribuent, paradoxalement par leur intransigeance, à une mise en spectacle d’une justice réglée par une illusoire « communauté internationale[39] ». Amnistie Internationale insiste sur la nécessité d’un jugement et dépose des arguments contre la décision du ministre de l’Intérieur britannique Jack Straw, de ne pas extrader Pinochet pour des « raisons médicales ». Selon Amnestie, cette décision viole la Convention internationale contre la torture, car l’examen médical a été réalisé en contradiction des principes d’impartialité, les parties civiles n’ayant pas été consultées pour le choix des médecins. De façon plus générale, il semble être admis que « l’évaluation de l’état de santé d’un présumé bourreau, si âgé soit-il, ne saurait intervenir que dans un cadre strictement juridictionnel[40] ». Montant d’un cran, le 25 janvier 2000, la Belgique (qui, avec la France, la Suisse et l’Espagne, avait déjà demandé son extradition) et cinq associations de défense des droits de l’homme déposent un recours devant la Haute Cour de justice de Londres pour contester la libération d’Augusto Pinochet. Pour donner bonne mesure d’impartialité, la Haute Cour de Londres ordonne, en appel, que soit communiqué aux quatre États (Espagne, France, Belgique, Suisse) ayant chacun requis l’extradition d’Augusto Pinochet le rapport médical sur lequel le ministre de l’Intérieur, J. Straw, s’est fondé pour déclarer l’ancien dictateur inapte à comparaître en justice et qui concluait qu’il serait incapable de faire face à la complexité d’un procès. Rapport médical communiqué aux États mais non aux familles des victimes.

Débarquant le 3 mars 2000 au Chili, plein d’arrogance, Pinochet subit immédiatement quelques déconvenues. Dès le 6 mars, le juge G. Tapia demande la levée de l’immunité parlementaire du général. Non sans surprise, la Cour suprême du Chili déclare le 8 août, par 14 voix contre 6, la levée de l’immunité. On pouvait redouter que l’esprit de compromis dominant dans la classe politique chilienne rende cette levée impossible. Le 1er décembre, le juge Guzmán assigne l’ancien dictateur à résidence et l’inculpe en tant qu’« auteur intellectuel » et « coauteur » des exécutions sommaires de 75 opposants en octobre 1973 par une unité militaire surnommée la « caravane de la mort ». L’inculpation sera réduite plus tard par la cour d’appel au seul titre de complicité. Un total de 210 plaintes ont été déposées. Début janvier 2001, après plusieurs refus, le général Pinochet accepte de subir une série d’examens mentaux et neurologiques à l’hôpital militaire de Santiago, afin de déterminer s’il est en mesure d’être jugé. Le 15 janvier, les experts médicaux qui l’ont examiné déclarent que le général Pinochet souffre « d’une démence vasculaire sous-corticale légère à modérée ». Le 9 juillet, la Cour d’appel de Santiago suspend les poursuites. Elle justifie sa décision par la dégradation de l’état de santé de l’ancien dictateur[41]. Un an plus tard, le 1er juillet 2002, la Cour suprême du Chili clôt définitivement la procédure ouverte contre Pinochet.

Presque quatre ans de saga judiciaire débouchent sur ce qui ressemble bien à un non-lieu, non seulement par la suspension puis la clôture de la poursuite pour raison de « démence légère » mais surtout par la réduction des charges à celle de complicité. Au moment de l’arrestation à Londres, le 16 octobre 1998, et de la demande de la levée de l’immunité parlementaire au Chili, le 6 mars 2000, les familles restaient dans l’expectative. En mars 1999 et en août 2000, lorsque les immunités diplomatiques à Londres et les immunités parlementaires à Santiago sont levées par les tribunaux, les familles commencent à espérer. La poursuite au plan international, même si elle est finalement suspendue pour « raisons humanitaires », oblige la classe politique chilienne à se prêter à une mise en scène judiciaire. Mais cette mise en scène, si elle mobilise les différentes fractions des élites chiliennes, fait entrer d’une nouvelle façon la question de la justice dans les récits que les différents protagonistes se font du régime en place. Il n’est pas nécessaire sur ce plan de faire référence aux réunions tenues entre le président et les commandants militaires[42] ; les pressions qui s’exercent notamment sur les élus socialistes indiquent ce que la langue politique a fixé comme acceptable. Ces paramètres d’acceptabilité (qui n’ont plus rien à voir avec un pacte de transition) sont, à leur tour, de nature à altérer les rapports de forces entre élites et familles politiques. La très courte victoire de Ricardo Lagos et les gains de la droite aux élections sénatoriales partielles de décembre 2001[43] explicitent les conséquences d’une culture politique de l’impunité. Sans doute y va-t-il aussi des conséquences du ralentissement économique[44].

Échec du discours de réconciliation

Dans de nombreux pays, en marge du processus judiciaire, se sont mises en place dans la période de transition des Commissions de vérité et de réconciliation. Elles ont notamment été créées en Bolivie (1982), en Argentine (1983), au Chili (1990), au Salvador (1992), au Guatemala (1994) et en Haïti (1995). Dans quelques cas, il s’agit surtout de commissions d’enquête prétendant établir la vérité sur les crimes. C’est en particulier le cas en Argentine[45].

Au Chili, une Commission vérité et réconciliation (ou Commission Rettig, du nom de son président, Raúl Rettig)[46] est créée en 1990. Son rôle se limite à tenter d’informer les familles des victimes du sort de celles-ci. C’est une commission d’enquête sans moyen pour établir la vérité et sans moyen pour poursuivre les coupables. Bien que l’Église catholique ait joué durant la dictature un rôle significatif pour la défense des droits humains, elle n’est pas non plus en mesure de mettre en marche une dynamique de réconciliation. Celle-ci exigerait un minimum de coopération de toutes les parties pour établir la vérité. « Un “contrat” collectif de pardon, commente William Bourdon, n’est pensable que s’il n’intervient pas aux dépens de la mémoire et de la vérité[47]. » Dix ans plus tard seulement et plus d’un an après le départ de Pinochet de son poste de commandant en chef des Forces armées chiliennes en mars 1998, une mesa de dialogo (table de dialogue) est mise en place, en août 1999, avec la participation des militaires. Dans de meilleures conditions qu’en 1990, il est vrai, il s’agit ici d’établir la vérité sur les disparitions. Les membres de la mesa de dialogo sont surtout préoccupés de garantir le secret professionnel de ceux qui se décident à dire la vérité. Mais il n’est pas question de réconciliation dans le document final de juin 2000.

Dans l’accord final de la mesa de dialogo, il est bien dit que celui qui « cache de l’information sur les disparus s’implique dans une conduite moralement condamnable et antipatriotique », il est également fait mention explicite des « institutions religieuses et éthiques » pour garantir l’accord. Néanmoins, le religieux et l’éthique semblent rester à l’écart. Si on compare le Chili et l’Afrique du Sud, c’est bien cela qui fait la différence et explique — sans pour autant préjuger du passage de la « transition » à la « consolidation » —, qu’en Afrique du Sud la nouvelle langue politique, en se disséminant, donne la parole à de larges couches de la population, tandis qu’au Chili, les contraintes énonciatives de cette langue privent de parole les pobladores protagonistes des mouvements de protestas[48].

Pour passer d’une situation où des crimes d’État sont vus comme la conséquence nécessaire du monopole de la violence exercé par celui-ci à une situation où ces crimes sont jugés inacceptables, il faut une rupture radicale qui inaugure une nouvelle langue politique. L’expérience sud-africaine donne l’exemple du recours au registre religieux pour opérer cette rupture. Et de faire que cette rupture soit acceptée par le plus grand nombre. Certes, la Truth and Reconciliation Commisssion n’est pas à proprement parler à caractère religieux. Mais trois éléments la connotent par le religieux : 1) l’archevêque anglican Desmond Tutu préside la Commission[49], 2) la vérité et le pardon qui en sont les énoncés de base ne sont pas des énoncés politiques, 3) le contexte général d’accueil est celui d’un milieu qui croit, avec l’influence des pentecôtismes touchant près de la moitié de la population, dans la guérison de l’individu et de la société à travers des médiations spirituelles[50]. Bien que faisant partie du christianisme depuis ses débuts, c’est avec le pentecôtisme (y compris dans le pentecôtisme catholique — le renouveau charismatique) que la guérison entre vraiment comme un principe d’organisation des rapports dans une société.

Au Chili, ces trois conditions n’existent pas. Premièrement, le cardinal Silva Henriquez, après avoir approuvé le coup d’État, s’était signalé dès octobre 1973 par la création du Comité chilien de coopération pour la paix interdit en 1975 et reconduit sous le nom de Vicariat de la Solidarité. Il est vrai que ces organismes ont joué un rôle de premier plan pour la défense des droits humains pendant les périodes les plus noires de la dictature. Rome s’est néanmoins empressé, en nommant son successeur Mgr Carlos Oviedo en 1983 et Mgr Francisco Javier Errazuriz en 1998, en organisant une visite du pape en avril 1987, en intervenant en faveur de Pinochet lors de son arrestation à Londres, de corriger toute attitude qui permette de garantir l’efficacité d’un énoncé qui articulait vérité et pardon. Et bien que l’Église catholique ne se soit pas privée de participer à des cérémonies de pardon, elle s’était mise dans l’incapacité de rendre l’énoncé de pardon « performatif[51] ».

Deuxièmement, la difficulté de produire un énoncé vérité/pardon procède du fait qu’il n’y a pas, au Chili, de reconnaissance de deux imaginaires politiques, celui de la transparence et celui des forces invisibles. Tout le registre de l’invisible qui est pourtant loin de se limiter au chamanisme araucan[52] et se manifeste dans l’augmentation des « croyances désinstitutionnalisées[53] » est absent de la civilité chilienne. Or, l’énoncé vérité/pardon est essentiellement, on l’a montré ailleurs, la traduction[54] d’un imaginaire de la transparence en un imaginaire des forces vitales de la guérison. Troisièmement, le pentecôtisme qui porte la croyance dans les forces vitales de la guérison et qui est particulièrement développé au Chili (au moins 15 % de la population est pentecôtiste) a littéralement raté son rôle de médiation politique en donnant, dans une fixation anticommuniste, son appui à Pinochet[55] au moment où l’Église catholique lui refusait des Te Deum.

Tenant compte de la performativité potentielle du discours de la réconciliation, celui-ci est de plus en plus tenu au Chili. Et on constate aussi de plus en plus de tentatives pour altérer les « conditions conventionnelles[56] » qui permettent à cette performativité de s’exercer. On a pu voir toutes sortes de torsions de langage, y compris dans de récentes déclarations des autorités catholiques. Ainsi, cette équivalence établie par Mgr Errazuriz, cardinal de Santiago, entre la douleur des victimes et les remords de leurs tortionnaires lorsqu’il dit : « Ils souffrent, ceux qui recherchent les restes de leurs êtres-chers […] Et elles souffrent, aussi, les Forces Armées et de l’Ordre pour des raisons anciennes et actuelles[57]. » Jusqu’à dire qu’une « justice excessive peut devenir une injustice ». Coup discursif pour annuler une dette insolvable[58].

On observe aussi des tentatives de substitution de locuteurs afin d’atteindre une performativité au moins partielle. Ainsi celle de ce même dignitaire catholique, qui demande pardon en présence du président de la République R. Lagos, le 24 novembre 2000 avec Pinochet qui affirme, le même jour, qu’il assumait « en tant que président de la République, tous les faits que l’on dit avoir été commis par les forces armées ». Mgr Errazuriz demande pardon parce que « certains fils de l’Eglise, dans des circonstances difficiles et à plusieurs reprises, ont abusé du pouvoir et n’ont pas respecté le droit à la vie, le droit à l’intégrité physique, le droit à la liberté  [59] ».

Il n’est pas possible d’épuiser ici tous les jeux discursifs pourtant très prisés sur l’énoncé du pardon[60]. Au niveau international, l’Église catholique en a fait un grand usage depuis une dizaine d’années[61]. Il est entré aussi dans les forums internationaux. S’est précisée à cette occasion la relation entre cet énoncé et les conséquences juridiques qu’il peut, par sa performativité même, avoir. C’est d’ailleurs sur la base des relations entre ces énoncés et leurs conséquences juridiques que le Commission sud-africaine a pu dépasser les fausses manoeuvres discursives et contribuer à changer la langue politique[62]. Au contraire, au Chili, les énoncés de pardon ont toujours échoué faute de la reconnaissance, par les Forces armées, du caractère inacceptable des actes commis.

La langue politique

L’Afrique du Sud offre un point de comparaison intéressant, bien que la nouvelle langue politique qui s’y établit n’est pas, comme au Chili, postpopuliste. Certes, on est en droit également de se demander si la transition sud-africaine conduit à la « démocratie ». Mais c’est là justement l’intérêt du concept de langue politique ; qu’il s’agisse ou non de démocratie, il paraît incontestable qu’une nouvelle langue politique s’est imposée en Afrique du Sud. La différence entre les deux pays est que, dans ce dernier, le religieux a joué un rôle fondamental dans l’acceptation de nouvelle langue en recodifiant des éléments politiques incapables par eux-mêmes de se transformer[63]. Il a pu apurer le passé politique[64]. Faire d’un acceptable, l’apartheid, un inacceptable, mais faire aussi que le passé ne soit pas un motif perpétuel de vengeance. Cette transformation résultait bien d’un accord politique entre élites. Pour que cet accord détermine néanmoins ce qui était désormais acceptable dans la société, il fallait une adhésion de l’ensemble de la population. Cette adhésion a été obtenue grâce à la « performativité » d’un acte de parole : le pardon. Bien qu’on ait de sérieuses raisons de douter que les conséquences objectives de cet acte se propagent à tous les niveaux de la société[65], l’adhésion s’est opérée à travers l’émotion collective et elle a placé dès lors la société face à elle-même. Il y a eu, en Afrique du Sud, un compromis entre élites[66], compromis éclairé par un calcul rationnel, mais la réussite de la transition sud-africaine procède d’un changement plus global. Elle procède du récit qu’on tient sur elle. Les rapports de forces sur lesquels spécule un calcul rationnel et qui dictent les possibilités d’un compromis sont donc des « toujours déjà là » de l’ordre du récit. L’apartheid était justifié en Afrique du Sud par un « récit » puisant dans le registre théologique. C’est la déconstruction de ces prémisses théologiques opérée principalement entre 1986 et 1990[67] qui ont permis l’établissement d’un nouveau rapport de forces.

Au Chili, le religieux n’a pas recodifié le politique. Pourtant, une nouvelle langue politique s’est également imposée qui rend la transition chilienne exemplaire. Elle s’est imposée suite à un véritable « coup de force discursif ». Marcelo Solervicens[68] l’a démontré de façon incontestable au terme d’une minutieuse analyse des principaux discours circulant à la fin des années 1970[69]. Ce coup résulte d’un effet de récit[70] marquant la victoire d’une version narrative synthétisée dans l’énoncé « les masses ne peuvent plus à notre époque renverser une dictature », énoncé qui répond, dans une logique de « sécularisation des catégories théologiques », à l’appel de la part de l’Église catholique de « renoncer à la violence[71] ». Cet énoncé a pu provoquer un effet de récit transformant toute la syntaxe de la langue parce qu’il faisait suite à des mouvements sociaux d’une grande profondeur[72]. En effet, de 1983 à 1986, en marge des partis, se développent au Chili, à partir des poblaciones (les quartiers marginaux de Santiago), des mouvements de protestation. Dans ces protestas s’affirme un discours fusionnel[73] incompatible non seulement avec le discours de la dictature mais avec toutes les formes de discours oppositionnel. Ce discours fusionnel se revendique de la communauté de souffrance des pobladores, souffrance découlant de la violence des conditions de vie[74]. Avant la défaite de Pinochet au plébiscite de 1988, une langue politique se constitue qui va rendre non énonçable ce discours fusionnel et même tout discours qui prétend à des actions collectives. L’analyse minutieuse de la fin du régime militaire chilien[75] permet de voir que le compromis entre élites ne peut être conclu, et surtout être jugé acceptable, que lorsque la voix des autres acteurs a été préalablement rendue   inaudible[76].

La langue politique rend acceptable ce qui était inacceptable. Symboliquement, elle rend acceptable une poignée de mains entre les dirigeants de la Concertation démocratique et le général tortionnaire. Elle est produite par un effet de récit, mais l’ effet de récit ne suscite pas directement une adhésion participative de la population aux nouvelles règles d’énonciation. Au Chili de la fin des années 1980, la nouvelle langue politiqu e raréfie le discours[77] et introduit des contraintes énonciatives d’autant plus serrées que la langue politique de la dictature n’avait pas pu empêcher, au milieu de la décennie, la formulation d’un discours fusionnel. Il fallait, comme aurait dit Michel Foucault, en conjurer la « lourde matérialité ».

Dans le cas de l’Afrique du Sud, le religieux avait été nécessaire pour produire l’ effet de récit donnant naissance à la nouvelle langue politique. Dans le cas du Chili, le religieux n’a pas joué un rôle important. Contrairement à ce pays, l’Afrique du Sud a pu obtenir, grâce à l’effet de piété[78] (ou, dit autrement, par l’effet de participation ) produit par le discours religieux, une large adhésion de la population à la nouvelle langue politique antiapartheid. Adhésion des Afrikaners qui ont reconnu leur crime non seulement de violence corporelle mais de violence sociale, adhésion des Noirs sud-africains qui doivent abandonner tout esprit de vengeance mais aussi toute attitude d’effacement et de servilité. Le religieux a cet effet d’entraînement — d’enthousiasme — dans le changement des attitudes. Au Chili, l’histoire du religieux est presque inverse, puisque, durant la dictature, il venait au secours de la défense des droits humains alors qu’avec la fin de la dictature, on assiste à une raréfaction du discours.

Dans cet univers discursif raréfié, la saga judiciaire que le Chili a connue avec l’affaire Pinochet peut produire un effet de réaménagement mais à l’intérieur d’une même langue politique. En admettant la « démence légère » du dictateur, on sanctionne le second terme de l’énoncé qui voulait que les masses ne peuvent pas aujourd’hui renverser une dictature — on fait passer le dictateur aux oubliettes. Les masses ont été évacuées du récit dans un premier temps, le dictateur l’est dans le second temps. Le bloc au pouvoir n’en est aucunement affaibli sur sa droite. Au contraire.

L’expression publique de la souffrance

Par son corpus clôturé, la nouvelle langue politique rend non énonçables d’autres versions narratives — dans le cas du Chili, celles des protestas. Elle tend aussi à présenter le Chili comme un modèle, un pays qui, malgré ses inégalités, ne souffre pas de la déshumanisation produite par la misère absolue. La langue politique postpopuliste n’admet que des poches localisées de pauvreté et de violence civile ; elle nie toute traduction politique de cette réalité. Il n’y a plus de peuple pour demander[79]. L’affaire Pinochet a renforcé le bloc au pouvoir dans son caractère postpopuliste (notamment en sacrifiant une figure « charismatique » — par une sorte d’inversion, le régime militaire chilien, à la différence des régimes brésilien ou argentin, a recours à cet accessoire emblématique du populisme qu’est la figure du chef[80] ) ; elle apure le passé pour permettre la poursuite de la croyance dans le miracle économique. Un de ses énoncés de base est le suivant : la transition est réussie, car le modèle économique réussit[81].

Ceux qui n’acceptent pas l’évidence du nouvel ordre dont la « naturalité » (une fois évacuée la personnalité de Pinochet) est garantie notamment par l’afflux des capitaux[82] peuvent être taxés de politique du ressentiment et de logique victimaire[83]. Pourtant, face à cette « naturalité » peut être opposée une autre « naturalité », celle de la souffrance des victimes politiques, économiques et quotidiennes de cet ordre nouveau. Vue dans cette perspective, l’affaire Pinochet a ouvert une béance dans la langue politique que signale l’irruption publique de la souffrance des victimes de la violence d’État. Même si cette énonciation fait appel à la mémoire, elle ne procède ni de la version narrative des protestas, ni de celle de l’Unité populaire et c’est en cela qu’elle peut échapper aux contraintes énonciatives habituelles. La souffrance n’a pas un objet, elle est globale. Elle fait éclater non seulement la fiction d’une égalité attachée au bulletin de vote mais aussi l’illusion d’une nouvelle citoyenneté de la propriété ou de la capacité de lancer sa propre entreprise[84]. Elle interpelle directement la violence. Refus de l’insécurité civile, de l’agression des conditions misérables de vie comme de la violence d’État[85]. Au lieu de se conformer à un catalogue de droits, l’énonciation publique de la souffrance fait éclater la notion même de citoyen et celle d’un contrat de base qui la fonderait.

Déjà durant la période des dictatures, l’expression de la souffrance des familles des victimes échappait aux contraintes énonciatives et mettait à mal les tentatives renouvelées de justifier l’impunité — d’abord au nom du péril communiste, ensuite au nom d’une réconciliation citoyenne. En 1977, les « Folles de la place de Mai » inaugurent le cycle en Argentine[86]. Celui-ci est repris au Chili par l’« Association des familles de détenus disparus », comme il est repris en Uruguay ou ailleurs. Les contraintes énonciatives sont marquées par le type de régime bureaucrato-autoritaire[87] duquel la transition est supposée sortir.

Ce régime bureaucrato-autoritaire n’est pas totalitaire. Le régime militaire chilien n’est pas à proprement parler fasciste. La souffrance qui y éclate, comme un excédent du récit, n’est pas celle que Hannah Arendt[88] a si bien décrite. Mais elle est plus que la souffrance résultant de la violence publique imposée par une dictature ordinaire. Il y a une relation entre public et privé qui rapproche le régime bureaucrato-autoritaire du régime totalitaire mais qui l’en distingue aussi. Dans le régime chilien comme argentin ou uruguayen, il n’y a pas, au plan politique, de place à l’espace public, tandis qu’au niveau civil, les conditions de vie aboutissent à l’écrasement de la vie privée. Mais, contrairement aux régimes totalitaires, le second niveau n’est néanmoins pas l’extension du premier. Autrement dit, la violence publique se conjugue avec la violence civile sans que la seconde ne soit organisée directement par la première (sauf parfois sous la forme de milices). Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de relation de cause à effet, la perte de dignité résultant du non-respect des droits humains correspond à la perte de dignité occasionnée par les conditions déplorables de vie. Voilà le coeur de la souffrance qui désormais excède la langue politique. Cet excédent ne colore pas seulement la société chilienne mais bien l’Amérique latine toute entière.

Les régimes bureaucrato-autoritaires, et le régime chilien en particulier, appliquent des recettes néolibérales qui accroissent les inégalités de revenus. La perte de dignité et l’anéantissement du rapport à soi, rapport à soi caractérisant la vie privée[89], ne sont pas néanmoins une conséquence automatique de la pauvreté[90]. Ils résultent, d’une part, d’une acceptation de la déshumanisation de masse[91] de la part d’instances multinationales et nationales — élites qui, dans la phase ultérieure, passent un compromis parce qu’elles souhaitent toutes la libéralisation économique  [92] — et, d’autre part, pour les couches opprimées, du cumul de plusieurs facteurs, parmi lesquels la promiscuité, la peur face à la violence quotidienne, l’esclavage quotidien des enfants, voire des femmes, la sous-alimentation et la maladie, un appareil médico-sanitaire minimal maintenant tout ce monde en (sur)vie[93].

La violence politique vient s’ajouter comme un facteur supplémentaire d’abattement, mais elle peut aussi être l’occasion d’un sursaut. C’est ce sursaut dont il s’agit ici. Lorsque le droit de réagir à de la violence publique est réclamé et considéré comme légitime, des processus de remise en cause des facteurs de déshumanisation peuvent plus facilement se développer[94]. Ces processus prenne une certaine consistance en termes d’organisation sociale et la reconnaissance de certains droits arrive à s’imposer ; on assiste alors à la formation des premiers éléments d’une juridification[95] qui procède de la comparaison termes à termes des conditions d’oppression dans la vie privée et dans la vie publique. Ces éléments ne viennent pas d’en haut (ni d’un catalogue des droits, ni de l’image d’un État de droit), ils viennent d’en bas ; mais on est loin de la manifestation de groupes d’autodéfense et de justice populaire[96]. La comparaison qui établit les droits civils[97] (ou la citoyenneté civile) émane des processus discursifs du récit même de la souffrance. Aussi tenaces soient-ils, ces processus existent en tant que manque[98]. Et c’est à ce titre qu’ils vont structurer la langue politique postpopuliste.

Certes, dans une situation de dictature, la violation de droits civiques ne suscite pas a priori un soulèvement d’indignation. La dictature se raconte comme la suspension de ces droits. Les habitants sont sous l’ effet du récit d’« un rapport de pures forces ». Aussi, c’est seulement lorsque des crimes contre l’humanité comme la torture et la disparition sont commis qu’une indignation peut prendre corps. Indignation dans le sens littéral du terme : réaction contre la violation de la dignité. Cette indignation n’est possible que parce que des éléments excèdent la puissance du récit.

La période de dictature n’est qu’une période de transition. Une langue politique ne s’est pas encore imposée. Le postpopulisme ne s’établit vraiment que par le « coup discursif[99] » qui coupe court définitivement au mouvement des protestas (autour de l’année 1987) et qui évacue les acteurs collectifs. À son tour, l’indignation face aux crimes « contre l’humanité » ne prend un caractère d’excédent du récit que lorsque la langue politique postpopuliste est formée. Durant toute la dictature, notamment sous l’égide du Vicariat de solidarité de l’Église catholique, la défense des droits humains est un des éléments de la représentation des rapports de forces. Lorsque Pinochet est arrêté à Londres 10 ans après avoir abandonné la présidence, le discours de la souffrance, en faisant entrer la question des disparus, fait soupçonner un absent dans cette représentation. La question devient un excédent du récit. L’expression publique constante de la souffrance qui animait les familles et les amis des victimes depuis 20 ans ouvre subitement une béance. Béance non seulement dans le compromis entre élites (vite refermée) mais aussi dans la langue politique postpopuliste qui s’est désormais imposée. L’irruption publique de l’expression de la souffrance gêne aussi bien les anciens partisans du dictateur que ses opposants, l’Église catholique que les Églises évangéliques, les retornados que ceux qui sont restés vivre à l’extérieur.

Conclusion

Parmi la centaine de pays de la « troisième vague de la démocratie », le Chili est un des rares à avoir forgé une nouvelle langue politique. Cette langue politique peut être qualifiée de postpopuliste. L’épilogue de l’affaire Pinochet a donné l’occasion de le voir. Tant que la personnalité du dictateur dominait la vie politique, la possibilité de saisir cette nouvelle réalité était faible. L’arrestation spectaculaire du général Pinochet à Londres, en octobre 1998, et, en fin de course, le classement de l’affaire par la Cour suprême du Chili en juillet 2001 sous le motif de « démence légère » de l’inculpé apparaît d’abord comme l’espoir de la fin de l’impunité pour se conclure dans une immense déception. Sans revenir sur l’impunité, cette saga est aussi la mise à mort sacrificielle symbolique de celui qui était reconnu comme le chef charismatique capable d’extirper la mobilisation collective comme principe politique. Elle est le sacrifice de la figure du chef. Ultime inversion qui marque, à défaut d’un discours de réconciliation, le passage à une langue postpopuliste.

L’affaire Pinochet ouvre un espace pour l’expression publique de la souffrance. Dépossédés de leur vie privée par la promiscuité et la misère, autre versant du « miracle économique » enclenché par le régime bureaucrato-autoritaire, incapables de rendre audible leur « discours fusionnel de souffrance partagée[100] », les pobladores et les classes moyennes inférieures ont trouvé dans la lutte des « mères », des enfants des disparus et de leurs compagnons un espace public leur permettant, à leur tour, de sortir du « non-lieu » dans lequel la nouvelle langue a placé la moitié de la population. La « publicité » donnée à ce « non-lieu » souligne un grand absent de la langue postpopuliste. L’expression publique de la souffrance qui a trouvé un statut éminent dans les poursuites contre Pinochet devient un fait politique de l’ensemble de la société. Elle ne se limite plus désormais à la lutte contre l’impunité face à la violence d’État. Dans un processus de juridification par le bas, la souffrance devient un enjeu public concernant la violence d’État, la violence civile et la violence quotidienne de la promiscuité et de la misère. Cette expression publique et les rapports de juridification qui se nouent à partir d’elle deviennent dès lors la manifestation de ce qu’est, dans son silence imposé, la langue politique postpopuliste. La langue politique a toujours un caractère « total ». C’est au chercheur, qui doit d’abord mettre en évidence sa syntaxe, de relever ensuite ses excédents.