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Le populisme est un concept équivoque. Cela tient essentiellement au fait que les mouvements qualifiés de populistes ont des caractéristiques différentes selon les conditions dans lesquelles ils ont vu le jour. En Turquie, le populisme est souvent réduit aux seules politiques étatistes-développementalistes mises en oeuvre pendant les périodes de 1930 à 1947 et de 1963 à 1980. Selon cette interprétation, le populisme a été un mécanisme intégrateur qui consistait à pacifier l’opposition sociale grâce à la manipulation des réseaux clientélistes par les élites républicaines détenant le pouvoir [1]. Cependant, le fait de ramener le populisme aux seules politiques étatistes-développementalistes est réductionniste, voire contradictoire. En effet, on peut citer des pays qui ont appliqué des politiques étatistes-développementalistes sans être populistes, comme Taïwan et la Corée du Sud [2], tout comme des gouvernements populistes qui se sont abstenus d’utiliser de telles politiques, notamment lors des premières années de Somoza et de Batista[3]. De même, l’irresponsabilité fiscale ne constitue pas un trait incontournable du populisme. En effet, on peut citer des gouvernements soi-disant populistes comme celui de la Turquie durant la période d’Atatürk et celui de Vargas au Brésil[4] qui ont mené des politiques économiques empreintes de grande prudence fiscale. Par ailleurs, les déficits budgétaires du gouvernement de Cardenas, au Mexique — cas type du populisme économique aux yeux des critiques néolibéraux, les dernières années mises à part — ne sont pas supérieurs à ceux du néolibéral Salinas[5].

La Turquie, après sa fondation en tant que république en 1923, a été l’un des premiers pays à avoir appliqué avec succès des politiques étatistes-développementalistes, sous la forme plus connue de stratégie de substitution aux importations (SSI)[6], durant le régime du parti unique (Parti républicain du peuple, PRP) et jusqu’à l’instauration du système démocratique en 1950. Mis à part les périodes militaires de courte durée, la Turquie a été régie par des gouvernements de tendance centre-droit, à l’exception d’un gouvernement de centre-gauche pour une brève période au milieu des années 1970. Par ailleurs, les politiques populistes en Turquie ont été appliquées davantage par les partis de droite qui ont mobilisé les paysans et les commerçants, hostiles aux politiques étatistes-développementalistes, autour d’un discours antiétatiste et anticommuniste. Dans ce contexte, la version turque du populisme se caractérise sans doute plus par la manipulation des fonds publics par des « civils » — comme les leaders des communautés religieuses, des grands commerçants et propriétaires terriens qui contrôlent les masses à travers leur patronage — que par la manipulation des fonds publics de la part de l’État et de ses agents.

Nous définissons plutôt le populisme comme une manière de « gouverner » compatible avec plusieurs types de politiques économiques, qu’elles soient de tendance libérale ou étatiste. Essentiellement, les mouvements populistes voient le jour et se développent à l’intérieur de structures sociales où les organisations démocratiques sont absentes ou faibles et où l’application d’une stratégie de développement, quelle qu’elle soit, crée inévitablement des mécontentements.

Mais le populisme n’est pas qu’une simple manipulation des insatisfactions sociales. Il est également et avant tout un appel à une autorité toute-puissante. Les mouvements populistes prétendent que leur légitimité provient du peuple dans son entier et non pas de couches ou de classes sociales particulières. Leur attrait est davantage lié au charisme du leader qu’à l’existence d’une idéologie ou d’un programme cohérents. Ils accusent les institutions démocratiques d’être inefficaces, injustes et de réprimer les revendications du peuple. C’est pourquoi ils préconisent la démocratie directe pour remplacer la démocratie représentative. Ils présentent les relations directes établies au sein des réseaux informels comme une alternative à la représentation organisationnelle. Ils prétendent résoudre toutes les contradictions sociales au moyen du politique dont ils font reposer les bases symboliques sur une autorité incontestable — religion, science, peuple, nation, économie de marché, etc. Les leaders populistes ne font que mettre en oeuvre cette autorité dont ils prétendent être les porte-parole légitimes alors que les mouvements populistes soutiennent l’idée selon laquelle les leaders sont les représentants de cette autorité.

Il est par conséquent erroné de réduire le populisme aux seules politiques étatistesdéveloppementalistes. L’objet de ce texte est d’expliciter les conditions sociohistoriques, économiques et institutionnelles qui ont favorisé l’une des conséquences politiques les plus significatives du populisme dans sa version de droite, à savoir la montée de l’extrême-droite dans le contexte national turc[7].

L’économie politique du populisme permanent

À partir du début des années 1930, la Turquie a commencé à appliquer la SSI moyennant un plan d’industrialisation pour la période de 1934 à 1938[8]. Ce plan a été appliqué avec succès. Par ailleurs, le gouvernement et les élites bureaucrates ont formulé une position idéologique officielle, baptisée étatisme, qui voulait instaurer une solution à mi-chemin entre la planification soviétique et l’économie de marché occidentale. L’étatisme a permis d’assigner un rôle primordial au secteur public pour la mobilisation de ressources et le processus d’industrialisation, faute d’une bourgeoisie nationale.

Toutefois, les tentatives d’appliquer un second plan d’industrialisation pour la période de 1938 à 1944 ont été interrompues par la Seconde Guerre mondiale et les préoccupations concernant la défense nationale. Qui plus est, les élections générales, qui se sont tenues en mai 1950, ont été remportées par le parti de l’opposition, le Parti démocratique (PD). Le PD, de tendance libérale, a été rapidement confronté, d’une part, à la nécessité de poursuivre l’industrialisation et, d’autre part, à la nécessité de satisfaire sa clientèle électorale, en l’occurrence la population rurale qui constitue encore aujourd’hui près de la moitié de la population active. La présence de l’État dans l’économie s’est ainsi accrue pendant la période du PD comparativement à la période du PRP. Pire, l’étatisme a cessé de reposer sur des politiques planifiées, élaborées selon des critères rationnels, comme cela avait été le cas sous l’égide du PRP. Il a épousé, au contraire, des buts partisans à courte vue ayant hérité des surplus budgétaires du PRP accumulés pendant la période d’application de la SSI.

Il est intéressant de noter ce fait, car il contredit l’affirmation de la thèse néolibérale selon laquelle la SSI implique nécessairement l’irresponsabilité fiscale. En conséquence, le terme populisme est plus adéquat pour qualifier les politiques du PD libéral de centre-droit que celles du PRP étatiste-développementaliste. De fait, les politiques du PD et celles des gouvernements d’autres partis de centre-droit ayant gouverné la Turquie la plupart du temps, sauf quelques exceptions de courte durée, ont constitué une sorte de « populisme à la turque ». L’un des ingrédients de ce populisme à la turque est le clientélisme qui est notamment répandu dans les sociétés où l’État de droit n’est pas développé et où les lois et les règles sont arbitraires[9]. Les pauvres et les sans-voix sont sous la protection de patrons puissants, faute d’une défense assurée par les lois. Ces patrons se présentent comme des pères-protecteurs puissants, fonction qu’ils exercent dans leurs relations de domination quotidiennes. Ils assurent l’accès des citoyens dits « impuissants », vivant sous leur égide, aux ressources économiques et à certains services sociaux. Par ailleurs, ils assurent la cohésion du groupe par l’instauration de normes morales et de règles de conduite. Les protégés restent protégés tant qu’ils obéissent à ces règles et à ces normes, autrement ils sont pénalisés. Ils restent fidèles à leurs patrons tant qu’ils ont accès aux ressources économiques qui leur sont nécessaires. Par ailleurs, plus le patron est puissant, plus il aura une facilité d’accès aux fonds. En conséquence, dans les sociétés caractérisées par le clientélisme, la compétition politique pour les ressources économiques se déroule entre différents groupes protégés par différents patrons plutôt qu’entre différentes classes sociales.

En Turquie, les relations de domination dans le secteur agricole reposent davantage sur les relations patrons-commerçants que sur les relations d’origine religieuse, ethnique ou parentale, à l’exception des régions de l’Est et de Sud-Est où vit la population kurde [10]. Le paysan anatolien n’est pas sous la domination du seigneur féodal en lien avec la terre sur laquelle il vit, comme c’était le cas dans le régime féodal européen. Mais, il n’est pas libre non plus au sens capitaliste. Dans ce système, le seigneur féodal est remplacé par le patron-commerçant qui fournit aux paysans la terre, le crédit et les intrants (inputs) pour leur production. En échange de ses services, le patron achète aux paysans leurs produits. En turc, le terme « aǧa » est utilisé pour décrire le patron-commerçant qui ressemble à un seigneur féodal européen[11]. Les relations aǧa-paysan sont davantage des relations clientélistes/ personnelles que des relations contractuelles. Les paysans ne sont pas libres de vendre leurs produits à qui ils veulent. Ils sont forcés d’accepter les prix des patrons qui leur assurent la protection en retour.

James C. Scott[12] souligne qu’en Asie de l’Est, les relations patron-client peuvent revêtir diverses formes selon les époques. Alors que dans les périodes prémodernes ces relations se distinguaient par des particularités locales, lors des périodes coloniales et postcoloniales, elles prennent des formes plus complexes. Le système se transforme en relations « de réseaux » et perd son caractère de système local de protection. Dans la mesure où l’agriculture s’articule au marché, la seule protection des patrons devient de plus en plus difficile. En conséquence, il devient nécessaire de se rassembler autour d’un plus grand patron en vue d’obtenir des ressources publiques et de s’intégrer aux marchés. Ce grand patron peut être un commerçant qui a accès au capital et aux marchés. Il peut aussi s’agir d’un patron déjà connu ou d’un bureaucrate de renom qui a facilement accès aux ressources gouvernementales.

De ce point de vue, le PD doit être considéré davantage comme un « parti-machine » réunissant différents réseaux de patronage que comme un parti libéral. Les « partis-machines » rassemblent des membres qui travaillent pour le parti, en échange de quoi ils obtiennent des privilèges économiques et financiers[13]. Les membres sont choisis parmi les gens qui pourraient éventuellement assumer le rôle de démarcheur ( broker ) entre différents groupes de patronage. Leur but ultime étant la réélection du parti, celui-ci possède une structure très flexible lui permettant de s’adapter facilement aux structures locales. Les « partis-marchines » n’ont ni une idéologie cohérente, ni un programme national. On les retrouve notamment dans les sociétés qui vivent une rapide et profonde transformation socioéconomique, mais qui n’ont pas encore d’institutions judiciaires pour remplacer les relations sociales hiérarchiques en voie de dissolution.

Dès qu’il est parvenu au pouvoir, le PD, en tant que « parti-machine », a donc commencé à distribuer les fonds dont il avait hérité, d’une part, de la période du PRP et, d’autre part, de l’aide du Plan Marshall[14]. Tous les acteurs économiques, les grands patrons en tête, ont pris leur place dans les réseaux de patronage et ont tiré parti des politiques du PD. Les patrons-commerçants qui ont profité de la libéralisation du commerce extérieur ont été encore plus généreux envers leurs clients[15]. Par contre, le PD n’a pas été en mesure de contrôler l’ensemble des fonds publics et ce, bien qu’il était au pouvoir. En effet, la plus grande partie de la bureaucratie a agi d’une façon autonome par rapport au gouvernement. Par exemple, les dirigeants des entreprises et des banques publiques instaurées pendant la période de la SSI sous le PRP n’ont pas soutenu les politiques populistes du PD. Chalmers Johnson fait remarquer que l’un des facteurs explicatifs de la performance extraordinaire de l’économie japonaise de l’après-guerre réside dans le fait que les bureaucrates japonais s’étaient opposés avec vigueur aux politiques populistes des gouvernements[16]. Il souligne avec justesse que règne ( reigning ) et direction ( ruling ) étaient deux fonctions séparées dans la sphère publique japonaise. Alors que la première consistait à élaborer les politiques gouvernementales, la seconde concernait l’application de ces dernières. Une séparation similaire était également présente dans le cas de la Turquie.

Face à l’opposition des bureaucrates aux politiques populistes, le PD a choisi de fonder de nouvelles entreprises publiques dirigées par ses propres partisans. Le nombre d’entreprises ainsi fondées pendant les 10 ans de pouvoir du PD a été supérieur à celui des entreprises fondées par le PRP lors de l’application de la SSI. Il va sans dire que les entreprises fondées par le PD étaient destinées à des fins partisanes et, comme telles, elles ne reposaient aucunement sur des critères rationnels d’un point de vue économique. Le PD, malgré son discours libéral, ne poursuivait que des politiques clientélistes, ce qui eut pour effet d’augmenter notablement le taux d’inflation. Il a dû se résigner, malgré sa persévérance, à continuer les politiques de machine. En 1958, il a signé un traité de stabilisation avec le Fonds monétaire international (FMI).

Les cycles du populisme

Le coup d’État du 27 mai 1960 a mis fin au pouvoir du PD. Avec l’appui des élites républicaines et de la bourgeoisie industrielle nationale qui commençait à se développer, les militaires ont réalisé un certain nombre de réformes visant la modernisation du pays telles que la participation civile, l’intégration du marché national et l’instauration de l’Organisation de planification d’État (OPÉ). Cette dernière avait pour but d’établir un fonctionnement harmonisé du secteur public et du secteur privé dans le contexte d’application de la SSI. Elle avait aussi pour fonction de préparer les plans de développement quinquennaux. Les deux premiers plans ont été mis en oeuvre avec succès pendant la période de 1963 à 1972.

La prise du pouvoir par le Parti de justice (PJ), en 1965, a toutefois marqué le début d’un nouveau cycle populiste. En effet, le successeur du PD a réorganisé les réseaux de patronage qui constituaient la base sociale de ce dernier. La Constitution de 1961 avait institutionnalisé la séparation entre le règne et la direction dont nous avons déjà parlé. Ceci empêchait, du moins partiellement, les effets négatifs, sur l’ensemble de l’économie, des politiques populistes du PJ destinées à l’agriculture. En conséquence, une structure double a commencé à se former avec, d’un côté, un secteur industriel se modernisant de plus en plus et, de l’autre, un secteur agricole se nourrissant des politiques populistes et, comme tel, incapable de s’intégrer aux marchés, donc voué à stagner dans des conditions primitives.

L’opposition acharnée du PJ à une politique de commerce extérieur sélective en faveur des industries manufacturières naissantes et l’adoption d’une politique favorable à l’agriculture ont été les principaux facteurs qui ont entraîné la crise des paiements extérieurs à la fin des années 1960[17]. En 1970, un nouveau traité fut signé avec le FMI et l’on commença alors à appliquer un programme de stabilisation.

Les militaires sont intervenus une deuxième fois le 12 mars 1971. C’est alors que furent abolies la relative autonomie des institutions publiques ainsi que la majeure partie des droits et des libertés civiles garantis dans la Constitution de 1961, de peur que ces pouvoirs soient envahis et ces droits récupérés par les bureaucrates-technocrates marxistes. Après le retour des militaires dans leurs casernes à la suite du rétablissement de la stabilité, des élections ont pu avoir lieu en 1973. S’ouvrait ainsi le troisième cycle populiste, le plus intense et le plus long de l’histoire de la République turque, qui s’est poursuivi jusqu’en 1978.

Les élections de 1973 furent gagnées par le PRP devenu un parti de tendance centre-gauche avec son nouveau président, Bulent Ecevit. Le PRP fut en mesure de former une coalition avec le parti islamiste (le Parti du salut national, PSN) qui a duré jusqu’à 1974. Cette coalition comme celles qui lui ont succédé et qui étaient dirigées par le PJ ont mis en oeuvre des politiques populistes d’une grande envergure. Ces politiques étaient destinées, cette fois-ci, non seulement aux agriculteurs mais aussi aux salariés des entreprises publiques, qui étaient devenues des lieux d’embauche des partisans et des sympathisants des partis politiques au pouvoir.

La crise des paiements extérieurs de 1978 a annoncé la fin du troisième cycle populiste. À la suite des négociations avec le FMI, le gouvernement a accepté de mettre en oeuvre un programme de stabilisation, le 24 janvier 1980. Mais, l’augmentation des tensions sociales, notamment du climat de violence, a entraîné une fois de plus l’intervention des militaires. Après le coup d’État du 12 septembre 1980, les militaires ont nommé Turgut Özal au poste de ministre d’État responsable de l’économie. Özal était l’architecte des « décisions du 24 janvier » et un technocrate formé au sein de la Banque mondiale.

Les décisions du 24 janvier, qui coïncidaient avec le début de l’ère de mondialisation, constituaient davantage un programme de restructuration néolibérale qu’un programme de stabilisation. En effet, elles prévoyaient la réduction draconienne des subventions, la libéralisation des prix, des marchés financiers intérieurs et du commerce extérieur, la privatisation des entreprises publiques, la déréglementation, le gel des salaires, la fin de l’application de la SSI et la réduction au minimum du rôle de l’État dans l’économie. On pensait qu’une telle approche rendrait possible l’utilisation optimale des ressources de l’économie, comme le suggère le modèle d’équilibre général néolibéral doctrinaire. On supposait qu’Özal, en tant qu’ingénieur apolitique, était la personne toute désignée pour assurer le fonctionnement optimal de cette « super-machine » qu’est la société.

Les premières élections, tenues en 1983 après le coup d’État, ont été gagnées par le Parti de la mère patrie (PMP) présidé par Özal, alors que les militaires soutenaient le Parti nationaliste démocratique (PND) qu’ils avaient demandé à un militaire à la retraite de fonder. Les agriculteurs, qui avaient été parmi les plus grands perdants des politiques de restructuration néolibérales, ont voté pour le parti de l’architecte de ces politiques, ce qui, à première vue, pourrait constituer un résultat paradoxal.

Or, les politiques néopopulistes et les politiques néolibérales sont plus complémentaires que contradictoires[18]. Elles entraînent une marginalisation et une fragmentation croissantes de la société, et réduisent la participation politique au fait d’aller voter lors des élections [19] Le rôle des organisations civiles est alors réduit au minimum. Par ailleurs, les gouvernements néolibéraux ont aboli les politiques de revenu redistributives, ce qui eut pour effet d’augmenter la marginalisation sociale. Pourtant, cette marginalisation croissante a entraîné un besoin de protection des masses, un contexte idéal pour les « politiques-machines ». Les politiques redistributives ont été ainsi remplacées par la redistribution des ressources publiques à travers les réseaux de patronage. En conséquence, la victoire électorale du PMP annonçait le début d’un nouveau cycle populiste.

Le PMP partageait davantage les traits d’un « parti-machine » que ceux d’un parti ayant une identité idéologique cohérente. Il avait réussi à rassembler sous son toit à la fois les perdants et les gagnants des politiques de restructuration néolibérales. L’interdiction des partis politiques par les militaires lui avait d’ailleurs facilité la tâche. En conséquence, une grande partie de la clientèle — de tendance libérale, social-démocrate, nationaliste ou conservatrice — était rassemblée au sein du PMP.

D’après la conception néolibérale, les investissements publics devraient se limiter aux investissements d’infrastructure. Ceux-ci étaient assignés aux entreprises privées dans le domaine des travaux publics dont les entrepreneurs étaient les représentants de l’aile « libérale » du PMP.

Par ailleurs, la réduction au minimum des investissements publics avait intensifié les disputes pour le partage des ressources publiques entre la clientèle de gauche et celle de la tendance ultranationaliste. Les membres de cette dernière s’étaient, avant l’intervention des militaires, rassemblés au sein du parti ultranationaliste (le Parti du mouvement d’action nationaliste, PMAN) qui avait participé aux coalitions présidées par le PJ de 1975 à 1978. La majorité des votes du PMAN provenait des régions urbaines des provinces les moins développées de l’Anatolie centrale où l’activité économique reposait essentiellement sur la présence des usines publiques produisant du sucre à partir de la betterave cultivée dans les régions rurales de ces mêmes provinces. Suivant la logique des politiques de restructuration, on subventionnait de moins en moins les déficits financiers de ces entreprises. Le PMP obtenait alors les votes des clients qui y étaient embauchés. Quant à la tendance nationaliste, le PMP a également récupéré les votes des clients travaillant dans ces entreprises. En effet, il les avait pris sous sa protection lorsqu’elles avaient licencié les personnes qui constituaient la clientèle du PRP de l’avant-coup d’État.

En ce qui concerne la situation du secteur agricole, les politiques de restructuration ont réduit au minimum les subventions et les aides à l’agriculture visant à augmenter la productivité. Cette réduction a causé l’appauvrissement des agriculteurs, notamment ceux dont les moyens d’exploitation sont peu modernisés et qui dépendent donc largement de l’appui des gouvernements. D’un autre côté, le gouvernement du PMP, formé après les élections de 1983, a mis en oeuvre une politique qui consistait à accorder des prix élevés de soutien aux agriculteurs en autant qu’il pouvait trouver les ressources nécessaires. Ceci a eu pour effet d’appauvrir les agriculteurs tout en améliorant la situation de ceux qui ont pu vendre leurs produits à des prix élevés. En conséquence, ceci a facilité pour le gouvernement la mise en oeuvre des politiques de redistribution des ressources publiques d’une façon plus personnalisée et la reproduction des rapports clientélistes.

Par ailleurs, d’une part, l’exode rural qui s’est accentué en raison de l’appauvrissement des agriculteurs et, d’autre part, les licenciements dans les entreprises publiques après la mise en oeuvre des politiques de restructuration ont augmenté le nombre des chômeurs dans les grandes villes. En effet, les investissements privés étaient insuffisants pour absorber cette offre excédentaire de main-d’oeuvre. Ceci a créé un climat favorable pour le développement d’un secteur informel qui reposait sur les relations patron-client. En effet, les patrons de ce secteur embauchaient les chômeurs provenant de leur propre village. Les entreprises du secteur informel, de petite taille, réalisaient presque le quart des exportations du pays, notamment des produits du textile et du cuir. Leur avantage comparatif résultait plus des bas salaires que de leur productivité. Elles n’avaient pas accès aux marchés extérieurs, ni au capital. En conséquence, elles avaient besoin des patrons-commerçants pour organiser le processus de production. Ceci a permis la reproduction des réseaux clientélistes qui ressemblaient à ceux du secteur agricole. Ces réseaux de patronage ainsi que ceux de l’agriculture constituaient la clientèle « conservatrice » du PMP.

Le populisme du PMP n’avait pas oublié la clientèle social-démocrate. En effet, au moyen des fonds de solidarité — destinés aux masses urbaines les plus marginalisées — qu’il a instaurés en dehors du budget consolidé public[20], directement liés à Özal, il a tenté de satisfaire cette clientèle. On peut estimer que ces fonds constituaient presque les deux tiers des revenus publics en 1990[21].

Toutes ces politiques populistes avaient entraîné une augmentation sans précédent des déficits budgétaires. La présence informelle de l’État allait croissant, tandis que l’intervention sous le contrôle des institutions légales et formelles diminuait. En conséquence, plus le PMP augmentait les déficits à des fins populistes, plus le taux d’inflation et le taux d’intérêt s’élevaient, ce qui réduisait les investissements productifs du secteur privé. Cette diminution faisait encore grimper le nombre des chômeurs et détériorait davantage la répartition du revenu au détriment des salariés et des agriculteurs.

Ce cycle populiste néolibéral a été amorcé par les gouvernements du PMP et il fut poursuivi par les gouvernements successeurs. Bien qu’il n’ait pas entraîné une nouvelle intervention des militaires, ce cycle a grandement contribué à la formation d’une structure sociopolitique apte à engendrer des conflits intenses et profonds dans la société turque. Les politiques de restructuration néolibérale ont entraîné la marginalisation des masses urbaines et rurales. Celle-ci a engendré un besoin croissant de protection des réseaux de patronage, faute d’un système de protection sociale. Par ailleurs, la fin de la période de guerre froide et l’ère de la mondialisation ont contribué à limiter la mise en oeuvre du populisme permanent financé par l’endettement extérieur. Cette limitation a rendu difficile la distribution de ressources à l’ensemble des différents groupes de la clientèle. Cela a entraîné la fragmentation de la politique et la montée des mouvements politiques marginaux. La montée de l’extrême-droite, aussi bien celle du mouvement ultranationaliste que celle du mouvement intégriste musulman, est le signe d’une telle évolution.

Conclusion

Dans ce texte, nous avons examiné le cas de la Turquie, qui présente un exemple original en termes de politiques populistes menées depuis l’instauration du régime multipartite en 1950. L’originalité du cas turc réside dans deux aspects bien caractéristiques.

Premièrement, en Turquie, contrairement à la situation qu’ont connue certains pays de l’Amérique latine, les politiques populistes ont été conduites par des gouvernements conservateurs de centre-droit. Ceux-ci, à travers les réseaux de patronage qu’ils ont organisés, ont su tirer profit des relations patron-client qui caractérisent la structure sociale de la Turquie. Pour ce faire, ils ont utilisé des organisations partisanes qui fonctionnaient davantage comme des « partis-machines » que comme des partis ayant une idéologie et un programme cohérents. Ils ont ainsi distribué généreusement les ressources qu’ils ont pu facilement obtenir, notamment lors de la période de guerre froide, grâce à la position géostratégique favorable du pays en tant que membre de l’OTAN.

Deuxièmement, le cercle vicieux auquel ont abouti les politiques populistes, repose sur le cycle populisme, crise, coup d’État et politiques d’austérité. Il est évident qu’il empêche le pays, par le gaspillage de ressources qu’il entraîne, d’instaurer un processus de sain développement dont il a un urgent besoin. Par ailleurs, la fin de la période de guerre froide et le début de la mondialisation qui rendent plus difficile l’accès à des ressources extérieures ont favorisé la montée de l’extrême-droite et l’exacerbation des tensions sociopolitiques.