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Dans les sciences sociales, un dilemme épistémologique fondamental sous-tend toute tentative de théorisation et, en dernière instance, d’analyse empirique du social : la réalité existe-t-elle indépendamment des outils conceptuels qui nous permettent de l’observer, de la découper, de la mesurer et de la classifier ? Si la réponse est affirmative, le défi est de trouver les termes qui, définis avec clarté et précision, s’ajustent aux phénomènes saisis. À l’extrême opposé de cette posture, les visions de type constructiviste, surtout dans leurs versions radicales, soutiennent plutôt l’idée que la réalité n’existe pas, si par le verbe « exister » nous postulons une ontologie positiviste : les choses sont en elles-mêmes, indépendamment du regard que nous portons sur elles. Notre but est non pas de lancer, dans ces quelques pages, une interminable délibération philosophique, mais de situer la problématique de la production sociale et de la circulation sociale des notions. Les notions les plus élémentaires de la pensée sociologique sont hantées par ce dilemme. La société existe-t-elle ? La plupart des sociologues répondront « oui ». Mais quelles sont les propriétés de cette entité ? En la concevant comme un système, ou comme un organisme, ou comme une collectivité d’individus, ou comme un réseau de liens, ou comme un flux de communications, nous sommes en train de la façonner selon nos principes théoriques, voire normatifs.

Qu’est-ce qu’un tel dilemme épistémologique implique concrètement pour le sociologue dans sa démarche analytique ? Doit-il éviter toute notion consacrée par la convention sociale ou l’usage politique ? Ou doit-il, tout en demeurant prudent et critique face aux acceptions courantes dans le discours public, les adopter pour désigner conceptuellement ce qu’elles désignent déjà « naturellement » ? Il peut sembler qu’une dose de bon sens et de jugement suffirait à contourner les embûches les plus dangereuses. Mais les choses se compliquent quand on met en cause l’idée même de « naturalité ». Ce qui est socialement « normal » est, en fait, le résultat d’un rapport de forces, au travers duquel une façon de voir le monde a réussi à s’universaliser. Il est sans doute utile de retracer la généalogie intellectuelle d’une notion. Mais il est également nécessaire de tenter de comprendre les mécanismes par lesquels une notion et le phénomène qu’elle est censée nommer évoluent dans le discours et dans l’univers des rapports sociaux. Dans cet article, nous nous penchons sur un exemple particulièrement intéressant à cet égard : la circulation et la resémantisation du syntagme « société civile ».

Le syntagme « société civile » est tellement malléable qu’on peut le trouver dans le titre d’une thèse de doctorat aussi bien que dans le cri de guerre d’un mouvement de protestation. Il peut faire l’objet de débats interminables entre les philosophes, mais il peut être également employé dans les messages des technocrates. Après deux ou trois décennies d’utilisation intense par les savants, les politiciens, les médias et les activistes, le moins qu’on puisse dire est que « société civile » est un concept contesté, problématique et polysémique (Keane, 1998 : 66). D’aucuns préfèrent tout simplement l’écarter pour des raisons pratiques (il manque de précision) ou idéologiques (il est trop chargé de connotations). Il existe des discussions au sujet de sa portée sociologique (qu’est-ce qui est inclus et qu’est-ce qui est exclu de la « société civile » ?), de ses fonctions sociales, politiques, économiques et culturelles et de son degré d’autonomie, d’institutionnalisation et de nouveauté. Jamie Swift propose une définition très large : « la société civile entraîne l’activité de citoyens librement associés qui ne possèdent pas l’autorité de l’État » ; « ces activités sont motivées par des objectifs autres que la création de profit » (1999 : 4-5). Les éléments clefs d’une telle définition sont le « qui » (des citoyens, donc des individus qui agissent sur une base volontaire), le « comment » (en s’associant librement et en dehors de la sphère étatique, ce qui comporte un degré d’autonomie, de participation et de démocratie) et le « pourquoi » (afin de réaliser des projets qui ne visent pas primordialement à générer, exercer ou accumuler du pouvoir ou à défendre des intérêts sectoriels). Mais, au-delà du flou définitionnel et du caractère plus ou moins extensif de son acception, la « société civile » semble correspondre à l’idée de « pure société » : la vie sociale dans son expression simple et naturelle, dépourvue d’enjeux principalement politiques ou économiques. Comment est-on arrivé à une telle conception ?

La « société civile »

Dans une allocution prononcée au Brésil en 1998 au sujet de « La puissance émergente de la société civile », le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, affirmait qu’« une société civile forte favorise la responsabilité citoyenne et permet l’existence d’un régime démocratique ». Pour Annan, « une société civile faible encourage l’autoritarisme, lequel maintient la société dans sa faiblesse »[1]. Cette corrélation mécanique – plus de « société civile » équivaudrait à plus de démocratie ; moins de « société civile » équivaudrait à moins de démocratie – a acquis le statut de doctrine incontestable dans certains milieux intellectuels et politiques, surtout à l’égard des pays en développement. Ce consensus est d’autant plus remarquable qu’il est relativement récent. Pourquoi la « société civile » jouerait-elle un rôle si crucial aujourd’hui, alors que les grands décideurs et les savants n’y faisaient que très rarement référence voilà seulement vingt ou trente ans ? Un aspect particulièrement intéressant à ce propos est celui de la question sur l’existence même du phénomène : certains analystes signalent que l’avènement de la « société civile » est indissociable de l’« inflation terminologique » qui a accompagné son émergence (Roitter, 2004). Par exemple, entre 1960 et 1970, il n’y a qu’une seule notice sur la « société civile » dans la principale base bibliographique en science politique (Worldwide Political Science Abstracts). Dans les années 1970, il y en a sept, alors que l’on y retrouve 148 notices dans les années 1980 et 1 275 dans les années 1990. Entre 2000 et 2005, le total monte à 2 834. Même en tenant compte de l’augmentation de la production scientifique au cours de la période, ces chiffres expriment une croissance spectaculaire de l’application du concept à l’analyse des processus politiques contemporains. Par ailleurs, si nous examinons les rapports annuels de la Banque mondiale pour les années 1965, 1975, 1985 et 1995, nous constatons que le syntagme « société civile » brille par son absence, tandis que, dans le rapport de 2005, nous en comptons 19 occurrences ! Cela veut-il dire pour autant que la « société civile » n’existait pas ou qu’elle n’était pas suffisamment importante pour mériter des mentions durant les trois dernières décennies du xxe siècle ?

Il est sans doute possible de lire dans ces statistiques l’impact d’une mode intellectuelle (dans une perspective nominaliste, on dirait que c’est non pas tant la réalité qui a changé, que les mots que nous utilisons pour la nommer). Le point de vue opposé (réaliste) est aussi plausible : la « société civile » a été objectivement plus présente depuis quelques années. Autrement dit, le discours se serait adapté à la nouvelle réalité. Une approche constructiviste offre une explication différente, mais tout à fait compatible avec les perspectives nominaliste et réaliste : la transformation a eu lieu autant sur le plan matériel que sur le plan discursif, cela dans une dynamique d’interdépendance et de renforcement réciproque. Si l’on paraphrase le sociologue Pierre Bourdieu (qui a emprunté une partie de la théorie des représentations sociales d’Émile Durkheim), la « société civile » est une « catégorie sociale objective » qui sert de base à une « catégorie sociale subjective » inscrite dans les perceptions et les comportements des acteurs sociaux. Si ces acteurs croient que la « société civile » est une réalité incontournable, leurs actions contribueront à consolider son existence objective. Concrètement, cela veut dire que, si de plus en plus de gens adhèrent subjectivement à l’idée que la « société civile » est indispensable pour la démocratie, la citoyenneté et le développement, ils apporteront leur appui, leur contribution et leurs ressources pour la cimenter, ce qui accroîtra objectivement son poids (et validera leur idée initiale sur l’importance de la « société civile »). C’est ce que Bourdieu appelle « le cercle de la reproduction de l’ordre social » (1994 : 139).

Si nous nous tournons vers ce qui s’écrit au sujet de la « société civile » dans les milieux universitaires, nous trouverons d’abord des études qui traitent du concept lui-même : elles explorent sa genèse, ses diverses significations et son évolution dans une perspective théorique. On y fait souvent allusion à Hegel qui, au xviiie siècle, voyait dans la « société civile » la sphère des intérêts et des besoins – notamment économiques et liés au monde du travail – qui se place entre l’État – lieu du bien commun – et la famille. Plusieurs auteurs renverront également à l’oeuvre du philosophe marxiste italien Antonio Gramsci qui, durant les premières décennies du xxe siècle, concevait la « société civile » – opposée à la « société politique » – comme la sphère de l’« hégémonie », c’est-à-dire le terrain de construction et de contestation de la domination sociale. Dans cette perspective, la « société civile » recouvre les institutions qui relayent l’idéologie et les valeurs de la classe dominante, mais aussi l’espace culturel dans lequel la résistance au pouvoir peut s’exprimer et trouver des assises. Face à cette conception conflictuelle de la « société civile » (car le pouvoir et le contre-pouvoir s’y affrontent dans une constante « guerre de tranchées », selon les termes de Gramsci), le point de vue du penseur français Alexis de Tocqueville, auteur de la célèbre étude De la démocratie en Amérique (1835), se distingue par son accent mis sur le caractère pacificateur, stabilisateur et intégrateur de la « société civile », lieu par excellence de la coopération, de la civilité, de la confiance et des valeurs partagées. Il n’est pas étonnant que les critiques du statu quo soient généralement portés à adopter une définition gramscienne de la « société civile », alors que ceux qui adhèrent à une position libérale lui préfèrent l’approche tocquevillienne. Mais il est intéressant de constater qu’une grande quantité de textes qui portent sur la « société civile » s’y réfèrent en tant que réalité allant de soi. Dans un nombre remarquablement élevé d’entre eux, le syntagme « société civile » n’est pas défini de manière explicite. La conception de la « société civile » qui les sous-tend peut être restreinte – incluant seulement les organisations non gouvernementales (ONG) et les associations sans but lucratif – ou extensive : à peu près toutes les activités et relations sociales qui ne sont pas directement liées à l’État ou au marché.

Dans ce contexte, les experts du développement ont mis à l’oeuvre un appareillage conceptuel considérable. Munis d’indicateurs quantitatifs et de grilles de classification, les analystes se sont lancés dans la prospection de la « société civile », cela dans le but de mesurer son extension, sa vitalité et ses effets sur la vie publique de chaque pays. Par exemple, la confiance interpersonnelle est parfois vue comme un produit clef de la « société civile » et plusieurs projets de recherche tentent de comprendre la manière dont le « capital social » (l’ensemble des normes et des attitudes d’un groupe ou d’une communauté qui favorisent la coopération et réduisent le conflit) est constitué. La « cohésion sociale » – la volonté des membres d’une société de collaborer entre eux afin de survivre et de prospérer (Stanley, 2003) – est une variable similaire que les experts, ainsi que le gouvernement canadien, mettent de l’avant dans leurs programmes d’aide au développement. Le syntagme « société civile » est ainsi surchargé de connotations positives, car il évoque la solidarité, la générosité, la dignité et l’identité. Cette perception s’appuie sur une opposition vis-à-vis du « système » froid et éloigné et suggère une « troisième voie » entre les utopies collectivistes et l’individualisme égoïste. Il est clair que l’idée de « société civile » incarne à plusieurs égards un idéal communautariste, voire antimoderniste (l’idée que la société moderne aurait sacrifié la dimension humaine et spirituelle sur l’autel du progrès matériel).

Mais la « société civile » n’est pas idéalisée que par les traditionalistes. Beaucoup de ceux qui adhèrent au progrès technique et à la rationalité instrumentale voient aussi la « société civile » sous un jour tout à fait favorable, si bien que la « société civile » est souvent perçue comme étant à la fois la condition et la conséquence bénéfique de la démocratie. La quantité considérable de capital matériel et symbolique mobilisé dans le but de « construire » et « renforcer » la « société civile » dans les années récentes a évidemment joué un rôle dans ce processus. Cela est particulièrement visible en Amérique latine : les pourvoyeurs de fonds internationaux – allant de la Banque mondiale à l’Union européenne – canalisent de plus en plus leur aide au développement dans les organismes de la « société civile » (Grugel, 2004). Même si ce choix est guidé par des critères apparemment neutres, on présuppose que la « société civile » est plus proche des valeurs civiques et humanistes et, de ce fait, moins « contaminée » par la corruption, le conflit, le clientélisme, l’autoritarisme, etc. Cette perception a des conséquences bien concrètes, car les grands pourvoyeurs de fonds ont tendance à marginaliser les ONG vues comme « politisées », favorisant ainsi les acteurs d’une « société civile » qui est, généralement, le fait des secteurs plus éduqués et articulés de la classe moyenne (Pearce, 2000 : 612).

Cette perspective a été alimentée par la renaissance de l’approche « culturaliste » dans les sciences sociales. Depuis le début des années 1990, on observe un renouveau de l’intérêt au sujet de la culture parmi les spécialistes de la performance politique et économique des sociétés contemporaines. La « variable culturelle », associée étroitement aux théories de la modernisation des années 1950 et 1960, avait été généralement écartée des analyses de la pauvreté et de l’autoritarisme durant les années 1970 et 1980. La prédominance des explications structuralistes et la critique des perspectives ethnocentriques – qui voyaient dans les valeurs « traditionalistes » des pays du tiers-monde une entrave à leur « modernisation » – avaient conduit les sociologues à ne plus tenir compte de la dimension culturelle du développement. Mais l’idée que la culture est un facteur important pour le développement connaît une renaissance considérable dans certains cercles intellectuels très influents. Lawrence Harrison, auteur d’un livre qui porte le titre provocateur Underdevelopment is a State of Mind, est l’une des principales figures de cette approche (qui compte, entre autres, Samuel P. Huntington, auteur bien connu du Choc des civilisations). Il affirme :

[qu’] un nombre grandissant d’universitaires, de journalistes, de politiciens et de praticiens du développement se centrent sur le rôle des valeurs et des attitudes culturelles en tant qu’éléments qui facilitent ou empêchent le progrès.

Harrison, 2000 : xxi. Notre traduction : nt

Cette réviviscence des interprétations culturalistes s’appuie sur la pensée de Max Weber, particulièrement sur sa thèse d’une corrélation entre l’éthique protestante et le capitalisme, ainsi que sur les observations de Tocqueville au sujet de la connexion entre les « moeurs » et la démocratie. En bref, on voit les ONG – institutionnalisées, professionnalisées, efficaces – comme les promoteurs d’une éthique du travail, d’une responsabilisation des individus, du respect des « règles du jeu » (plutôt que la loyauté aux clans ou aux partis politiques) dans des sociétés où ces valeurs feraient défaut.

Alors que l’analyse « culturaliste » de la « société civile » tend à se concentrer sur les normes intériorisées par les individus (ou, d’un autre point de vue, sur la « culture politique » d’un pays donné), une approche « relationnelle » se penchera plutôt sur la structuration des réseaux associatifs et des organisations à l’extérieur des sphères du marché et de l’État. On considérera alors que le capital social, une « ressource relationnelle distribuée de façon inégalitaire dans n’importe quelle société » (Edwards et Foley, 1998 : 138 ; nt), est le véritable enjeu de la « société civile ». Celle-ci est saisie comme un « champ », suivant le vocabulaire de Bourdieu : un domaine relativement autonome de rapports sociaux avec des règles, des objectifs et des ressources spécifiques, au sein duquel une forme particulière d’inégalité et de domination existe. Il est intéressant de noter, à cet effet, qu’un nombre grandissant d’observateurs et d’acteurs adoptent une conception « spatiale » de la « société civile ». Ainsi, la « société civile » est vue comme une « arène » dans laquelle « les gens se réunissent pour débattre, s’associer et chercher à influencer l’ensemble de la société » (Civicus, 2006 : 8 ; nt). Cette description est en partie cohérente avec la définition de « champ » de Bourdieu. Cependant, l’image des « gens qui se rencontrent » afin de mener un dialogue constructif occulte la réalité de la domination sociale : ce ne sont pas tous les participants qui détiennent un même capital matériel et symbolique ou qui y ont accès. Par exemple, certains groupes ou ONG sont plus riches, ont de meilleurs rapports avec le pouvoir politique ou économique, sont plus prestigieux sur le plan culturel ou, enfin, défendent une « cause » plus « sympathique », « attirante » ou « méritoire » auprès de l’opinion publique et des sources de financement. C’est pourquoi il faut examiner la manière dont les acteurs de la « société civile » participent eux-mêmes à la construction de ce que nous appellerons lediscours de la société civile.

Une analyse discursive

En nous inspirant des travaux de Luc Boltanski et Ève Chiapello, nous nous intéressons aux mécanismes discursifs qui articulent les contraintes systémiques aux justifications individuelles et collectives pour s’engager dans le système. Ces auteurs signalent l’existence d’un ensemble de croyances – qu’ils appellent un « esprit du capitalisme » – qui contribue à « soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérentes » avec l’ordre social (1999 : 46). Cet appareil justificatif est le résultat d’un compromis – toujours temporaire et à refaire – qui permet d’« entraîner la bonne volonté » de ceux sur qui le système repose. C’est pourquoi une réponse à la question suivante doit être fournie dans chaque contexte historique :

Comment justifier, en termes de bien commun, la participation à l’entreprise capitaliste et défendre, face aux accusations d’injustice, la façon dont elle est animée et gérée ?

Ibid. : 54

La réponse doit nécessairement comprendre certains éléments de la critique du statu quo : l’égalité des chances, le désir de se connecter aux autres, la créativité sont, par exemple, des valeurs qui contrecarrent l’accusation d’égoïsme, d’aliénation, de technicisation que l’on porte généralement contre le capitalisme. Il faut noter que cette perspective considère ces aménagements discursifs non pas comme un « écran de fumée » dont le but exprès serait de brouiller la conscience des groupes désavantagés par le système, mais plutôt comme un aspect inhérent de la construction sociale de la réalité. Ceux que le système avantage se posent, eux aussi, des questions morales et politiques à l’égard de l’ordre social. Il va de soi que la légitimité de cet ordre n’est jamais parfaitement assurée – car les acteurs perçoivent toujours une distance entre la réalité et les principes invoqués –, mais elle est rarement mise en cause de manière fondamentale (sauf, bien sûr, dans le cadre des révolutions). Elle se transforme et s’adapte dans une dialectique constante avec sa critique.

C’est dans cette perspective que nous avons entrepris l’analyse du discours d’un programme de financement d’initiatives de la « société civile » mis en place il y a quelques années dans un pays de l’Amérique latine[2]. Le financement de ce programme provient entièrement d’une fondation basée aux États-Unis et sa gestion a été confiée à une université privée de la ville capitale. À travers l’observation systématique du vocabulaire de l’organisme subventionnaire et des projets qui lui ont été soumis, nous dégagerons les axes autour desquels se cristallise le discours de la « société civile ». Nous concevons le discours de la société civile comme l’ensemble d’énoncés publics ou institutionnels qui s’articulent à l’idée de « société civile », parce qu’ils s’y adressent, s’en réclament ou font d’elle une référence conceptuelle, normative ou actionnelle. Notre hypothèse est la suivante : le discours de la « société civile » se déploie à l’intérieur d’un espace balisé – un jeu de langage, pour emprunter la formule de Ludwig Wittgenstein – dont les mots clefs sont l’expression à la fois d’une normalisation et d’une tension idéologique[3]. Par le biais d’opérations effectuées à l’aide d’une approche lexicométrique, nous tentons d’observer sur le plan empirique les traces de cette dynamique discursive[4].

Nous avons produit trois tableaux qui permettent de saisir plusieurs tendances intéressantes. Soulignons que ces tableaux dressent un portrait extrêmement synthétique et servent de première porte d’entrée au discours. Ils nous offrent une image statique que l’on doit par la suite complexifier par d’autres analyses, tant quantitatives que qualitatives. Mais aux fins de cette brève réflexion, ils peuvent sans doute s’avérer utiles. Le tableau 1 nous permet d’établir une comparaison entre le discours de la « société civile » et celui de deux énonciateurs publics fondamentaux : les politiciens et les éditorialistes. Il faut, en effet, identifier les éléments propres au vocabulaire de la « société civile » en le contrastant avec d’autres jeux de langage qui visent à donner du sens au vivre-ensemble. Nous avons retenu, pour cette procédure, un corpus regroupant des allocutions présidentielles – notamment celles qui « s’adressent à la nation » – et un corpus constitué d’un échantillon d’éditoriaux de trois journaux considérés comme de « classe moyenne ». Le discours présidentiel est, par définition, politique (non pas au sens de « partisan », mais en tant que parole officielle de l’État), alors que le discours journalistique – de type mainstream – est typiquement lié à une perspective de défense des droits des citoyens et des entreprises (se voulant une sorte de voix modérée, celle de la « majorité silencieuse », etc.). Le discours de la « société civile » est représenté, dans notre tableau, par le discours du Programme – l’ensemble d’informations, de règlements, de communiqués et de bulletins produits dans le cadre du programme de financement – et celui des Projets, soit plus de 300 propositions qui lui ont été soumises. Le tableau 1 montre les 30 mots (pleins) les plus fréquents dans chaque corpus.

Tableau 1

Lexiques comparés : types de discours

Présidents[5]

Journaux[6]

Programme[7]

Projets[8]

pays

social

État

national

gouvernement

politique

travail

développement

peuple

société

croissance

nation

loi

système

monde

éducation

programme

sécurité

économie

qualité

changement

situation

emploi

santé

justice

plan

provinces

international

crise

fiscal

gouvernement

pays

État

sécurité

président

système

situation

politique

national

société

public

loi

entreprises

conditions

travail

monde

autorités

vie

secteur

international

social

province

justice

personnes

population

problèmes

éducation

développement

services

droits

projet

organisations

activités

formation

social

justice

droits

information

province

participation

programme

travail

santé

développement

production

national

ateliers

gestion

société civile

soutien

participants

agenda

groupes

communication

action

ville

qualité

institutions

politiques

processus

projet

social

santé

population

travail

développement

communauté

enfants

activités

familles

personnes

production

formation

vie

ressources

situation

organisations

adolescents

jeunes

scolaire

conditions

province

éducation

pauvreté

participation

système

qualité

services

actions

quartier

-> See the list of tables

L’analyse du tableau peut s’effectuer de plusieurs façons et en fonction de divers critères. Nous allons nous centrer sur quelques éléments qui nous semblent particulièrement révélateurs. D’abord, notons la remarquable convergence du vocabulaire. Même si chaque discours possède des caractéristiques spécifiques et aborde des thèmes très différents, nous constatons que, sur les 120 termes du tableau, seulement 36 (un peu plus d’un quart) n’apparaissent qu’une seule fois. Autrement dit, le discours sur les affaires publiques tend à s’organiser autour d’un vocabulaire relativement stable[9]. Certains mots paraissent incontournables : « développement », « province », « social », « travail ». D’autres, comme « justice », « national », « politique » et « éducation », sont aussi très présents. Le discours de la « société civile » – les corpus du Programme et des Projets – n’aborde pas certains sujets proprement politiques (« État », « gouvernement », « international », « loi », « monde », « sécurité ») et mobilise un vocabulaire typiquement volontariste : « actions », « activités », « formation », « organisation », « participation », « production », « projet ». Il est cependant possible d’observer des différences au sein du discours de la « société civile » : le corpus du Programme a recours à des termes liés à l’univers de la gestion (« agenda », « ateliers », « communication », « gestion », « groupes », « information », « institutions », « participants », « processus »), alors que celui des Projets renvoie à une réalité proche du vécu des acteurs : « adolescents », « enfants », « famille », « jeunes », « pauvreté », « quartier », « ressources ». Nous voyons déjà les traces d’un clivage au sein du discours de la « société civile ». Il va de soi que le discours de l’organisme subventionnaire aura un penchant gestionnaire, alors que celui des intervenants se rapportera surtout à la « réalité sociale » concrète. Pourtant, certaines différences nous semblent significatives : des mots très chargés comme « justice », « droits », « institutions » et même « société civile » sont comparativement peu présents dans le vocabulaire des Projets, alors que le terme « communauté » est l’un des plus employés. Bref, le principe unificateur qui sous-tend l’idée de « société civile » semble échapper aux groupes qui s’en réclament afin d’obtenir du financement.

Le tableau 2 est basé sur une procédure statistique qui permet de repérer les termes « distinctifs » de chacune des cinq sections du formulaire de demande que les candidats doivent remplir. Cette approche compare systématiquement les fréquences d’emploi des mots afin de détecter ceux qui sont « sur-utilisés » dans chaque partie. Cette technique nous donne une image de la façon dont les candidats répondent aux questions clefs posées par l’organisme subventionnaire : quel est le diagnostic (le problème auquel on vise à s’attaquer), quels sont les objectifs du projet, quels en sont les résultats attendus, quelle est la pertinence du projet et quelle sera sa contribution ?

Tableau 2

Lexiques distinctifs : sections des projets

Diagnostic

Objectifs

Résultats

Pertinence

Contribution

population

situation

pauvreté

province

manque

foyers

habitants

données

majorité

recensement

chômage

indigence

pauvres

emploi

moyenne

taux

pays

pourcentage

mineurs

district

bas

détérioration

millions

pénurie

ville

inférieure

fleuve

quartier

haut

précaires

promouvoir

améliorer

renforcer

spécifiques

contribuer

offrir

former

développer des actions

favoriser

formation

créer

générer

capacités

communauté

développement intégral

santé

réussir

espaces

durable

encourager

production

participation active

qualité de vie

général

promotion

insertion

diminuer

cuisines

initiatives

communautaire

ateliers

atteindre

trimestre

formation

réussir

formés

produits

durée

exécution

activités

projet

attendus

initié

espérons

succès

début

réalisera

production

participants

élaboration

délais

atelier

équipe

diffusion

obtention

connaissances

obtenir

formées

estimé

fonctionnement

équité

social

objectifs

ajuste

renforcement

participation

proposition

société civile

projets productifs

exercice

genre

citoyenneté

sociaux

actions

action

organisations

amélioration de l’habitat

droits

amélioration

rétention

considérons

promeut

alimentation et nutrition

réponse

secteurs sociaux exclus

accès à la santé

améliorer

génération et sustentabilité

croyons

construction de réseaux

permettra

continuité

apport

expérience

futur

projection

sustentabilité

financement

continuer

communauté

activités

organisations

engagement

finalisé

université

ressources humaines

fonds

institution

installé

développement

programme

contribuera

institutions

organisation

sustentable

développement

fonctionnement

institutionnel

autogestions

dépenses

-> See the list of tables

Le vocabulaire associé à chaque rubrique révèle une remarquable convergence sémantique, démontrant l’existence d’un langage spécialisé dont les règles d’usage sont précises. Les mots employés pour le diagnostic se caractérisent par un souci de quantification et par le recours à des termes fondamentalement descriptifs, l’idée de « pauvreté » étant le principal vecteur d’un message de justice sociale. Les objectifs, formulés essentiellement par le biais de verbes comme « promouvoir », « améliorer » et « renforcer », témoignent d’un volontarisme très modéré, fondé sur ce qui existe déjà plutôt que sur l’innovation. Le langage est encore plus standardisé autour d’une vision gestionnaire quand il est question de faire référence aux résultats attendus et à la contribution à effectuer. Dans la rubrique qui semble destinée à susciter un discours davantage centré sur l’idée normative de progrès social, quelques termes significatifs se démarquent : « équité », « participation », « société civile », « citoyenneté » et « droits ». Par contre, on n’y voit pas d’allusion directe au « changement » ou à l’« injustice ».

Enfin, le tableau 3 nous permet de saisir les termes qui distinguent statistiquement les projets qui ont été sélectionnés pour financement par rapport à ceux qui ont été refusés. Bien qu’il faille traiter ces données avec précaution, car il est possible que d’autres facteurs contribuent à la réussite ou à l’échec d’une proposition, il n’en demeure pas moins qu’il est frappant de constater que les projets non financés sont ceux qui utilisent comparativement – significativement sur le plan statistique – plus souvent les mots « social », « citoyenneté » et « exclusion », les renvois les plus forts, dans le langage « civique », à l’enjeu de l’égalité socioéconomique.

Tableau 3

Lexiques distinctifs : projets financés et non financés

Projets financés

Projets non financés

organisations paysannes

terre

petits producteurs

conseil

santé sexuelle et reproductive

technologies appropriées

système productif

agricoles

eau

unités éducatives

locaux

secteur rural

production

fabrication

environnement

autoconsommation

agriculture

tous les enfants

tâches domestiques

devant l’État

colonies

établissements

agriculteurs

chambre

condominium

ingénieur

école

stimulation précoce

approche de genre

déserteurs

adolescents

communauté

personnes

jeunes

travail

social

cantine

sida

institutions

bénéficiaires

initiative

citoyenneté

relation

travail

professionnel

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En fait, il est possible de détecter, en lisant tous les mots de chaque colonne, une différence notoire : les projets non financés ont tendance à nommer les « maux » sociaux (sida, handicap, urgence, maladie, pauvreté), ce qui n’est pas aussi manifeste dans le vocabulaire distinctif des projets financés. Ces quelques observations ne constituent pas une preuve flagrante de partis pris dans le processus de sélection, mais elles peuvent soulever des questions quant aux mécanismes de normalisation du discours de la « société civile ».

Conclusion

La notion de « société civile » peut être saisie comme une figure du compromis idéologique entre le capitalisme mondialisé et sa contestation. En mettant de l’avant cette hypothèse, il va de soi que nous ne suggérons nullement que la « société civile » incarne une sorte de moyen terme entre les deux ou, encore, une formule de consensus. Au contraire, elle constitue un lieu de confrontation. Prenons l’exemple du compromis keynésien : celui-ci encadre une épreuve dont le résultat n’est pas déterminé a priori. Le conflit entre le patronat et les travailleurs n’est pas en soi résolu. Au contraire, à certains égards, il est possible d’affirmer qu’il y connaît une recrudescence. Cependant, les paramètres idéologiques de l’opposition – les « dispositifs de justice » auxquels les acteurs doivent se référer – ont été relativement stabilisés (le plein emploi, le partage des risques, la croissance du marché intérieur, etc.). Cela ne veut pas dire que le sens des valeurs invoquées soit le même pour tous les acteurs. La définition de l’intérêt national, par exemple, sera l’objet d’une lutte discursive acharnée. Mais cette lutte doit renvoyer à certaines significations qui sont reconnues comme source de légitimité et point de convergence par l’ensemble des participants. Il est possible d’affirmer que la notion de « société civile » joue actuellement ce rôle. Une étude comme celle que nous proposons vise à dévoiler et à mieux comprendre les mécanismes par lesquels l’idée de « société civile » se normalise et se transforme en circulant entre le Nord et le Sud, devenant ainsi un pivot de la discursivité sociopolitique contemporaine.

La notion de « société civile » reflète de manière extrême une problématique incontournable. Cette notion apparaît sous la forme d’une négativité, en ce qu’elle est d’abord et avant tout conçue comme le contraire, l’absence ou la négation de certains éléments de l’ordre social. Elle devient donc une catégorie descriptive, un principe normatif et un vecteur d’action collective. Autrement dit, « la société civile est là », « la société civile devrait être là » et c’est au nom de la « société civile » – existante, imaginée ou désirée – que les acteurs se mobilisent. Cette « société civile » est pour certains un lieu de cohésion et de stabilité et, pour d’autres, un lieu de rupture et de changement. La « société civile » est associée à des valeurs et à des métaphores qui déterminent la manière dont la notion est instrumentalisée. Enfin, comme le démontre notre exemple du programme de financement, la notion de « société civile » a acquis une place exceptionnelle dans la régulation étatique et non étatique dans les rapports entre le Nord et le Sud. La façon même de faire la politique et de financer le développement est affectée par la prégnance de cette notion dans le langage public et expert. Bref, peu importe si la « société civile » existe ou non, si elle existait ou non avant l’avènement du discours sur la « société civile », si elle devrait exister ou non pour promouvoir la démocratisation. L’idée de « société civile » a une puissance extraordinaire, car elle est au coeur des processus actuels de construction de la société tout court.