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Dans le domaine des arts visuels, les titres sont encore les grands oubliés de l’histoire et n’ont donné lieu qu’à de rares études sémiotiques majoritairement axées sur la peinture[1]. Cette carence peut être imputée à divers facteurs, notamment au fait que les oeuvres ne furent systématiquement titrées par les artistes que depuis le début de la modernité[2]. Or, même les intitulés attribués aux créations contemporaines ne sont actuellement retenus que pour leur commodité archivistique et cela peut s’expliquer par la localisation du texte qui apparaît non pas en en-tête d’un co-texte, comme c’est le cas pour le titre d’un livre ou d’un film, mais sur un cartel tenu en marge[3] et dont le rôle est de fournir des renseignements d’ordre factuel : nom de l’artiste, titre de l’oeuvre, année de production, matériaux, dimensions et, parfois, nom du propriétaire ou du donateur[4]. Provisoire, le cartel est déjà voué à être « écarté » lors du démontage de l’exposition et il s’ensuit que les données de la légende subsistent en tant que vestiges d’un espace/temps singulier et ponctuel, qu’il soit à nouveau jumelé à l’oeuvre ou non. Nonobstant la trace écrite de l’événement, le titre délocalisé et mis en aparté est essentiellement a-spatial et a-temporel – témoin d’un « avoir été » et indice d’une absence, d’autant que bon nombre d’installations sont définitivement démantelées une fois l’exposition terminée. Dans l’optique d’une analyse des interrelations du titre et de l’oeuvre, il est donc important de retracer dans la mesure du possible les circonstances initiales de leur cohabitation dans un lieu spécifique en acceptant par avance les limites d’une telle reconstitution[5].

Considérations sémiotiques

Le point de vue qui sera ici défendu, et qui s’intéresse aux habitudes de titrage des oeuvres récentes, particulièrement des sculptures et des installations, postule que le titre est le symptôme d’un parti pris critique étroitement relié à la pratique artistique[6], peu importe que l’artiste l’ait spontanément choisi « après coup » ou qu’il l’ait préalablement pensé en vue du projet global de création dans un lieu prédéterminé[7]. Il est à la fois stratégie rhétorique et argument théorique, tactique de séduction et témoin de la manière dont le créateur se situe au sein des arts. Cet engagement a une histoire dont le cours pourrait être remonté jusqu’au tout début du xixe siècle, mais elle ne s’est peut-être jamais manifestée de façon aussi saillante qu’au milieu du xxe siècle, alors que les artistes prenaient une distance radicale par rapport à l’art figuratif et, par le fait même, vis-à-vis du langage verbal perçu comme « contaminateur » de l’image abstraite[8]. Ce fut l’époque de l’attribution des nombreux « Sans titre » et « Numéro x »[9]. Dans cette foulée formaliste, un nombre croissant de créateurs allait choisir des titres désignant directement un type de composition, souvent une couleur, de sorte que les mots servaient de pli sur la valeur autoréférentielle de l’image qui devait être vue et non lue.

Depuis, les attitudes esthétiques ont changé, la sculpture a envahi l’espace sous forme d’installations et de montages multimédias, les motifs schématisés et figuratifs ont côtoyé des pans abstraits au sein d’un même espace de représentation et les titres se sont complexifiés pour se montrer de plus en plus critiques des coutumes antérieures et en venir à systématiquement entrelacer des concepts éloignés des propriétés objectales des oeuvres.

Longtemps, on a avancé que le titre agissait nécessairement comme « guide » de l’interprétation de l’oeuvre[10], qu’il comblait une « lacune »[11]. Or, en art actuel, il participe d’une dynamique complexe d’inter-références souvent disloquées ; il est relais plutôt qu’ancrage[12] et si, dans certains cas, il authentifie le « statut » de l’oeuvre, comme on le verra plus loin, cette certification repose sur sa présence et non sur ce qu’il énonce. Par ailleurs, il arrive parfois que l’oeuvre clarifie elle-même l’énigme posée par un titre de prime abord obscur.

Mais, en toute occasion, son emplacement en retrait de l’oeuvre maintient un double décalage, physique et sémantique, entre les deux systèmes (visuel et verbal) qui ne peuvent aucunement se traduire l’un l’autre ; il en résulte un manque à l’autre et un manque à soi de la part des deux véhicules d’expression qui demeurent pourtant liés par le fait même de leur juxtaposition plus ou moins distanciée dans l’espace. Que le titre soit parfois tenu à une distance physique considérable, comme c’est généralement le cas pour les sculptures installations aménagées dans des espaces publics ou dans la nature, accroît la complexité des interrelations, sans compter que le lieu même de l’exposition reconduit ses propres avenues d’interprétation. S’installe alors une systémique tripartite d’inter-différance [13] titre–oeuvre–lieu qui engendre forcément des tensions que le récepteur est invité à jauger selon ses propres expériences diverses. En raison de cette conjoncture, la triade fonctionne à la manière d’une impressa, ce terme devant être ici entendu dans l’acceptation qu’on lui accordait déjà au xvie siècle, à savoir « une manière complexe de figurer » et dont « le sens ne réside que dans le rapport » respectif (Klein, 1970 : 131 et 138) des trois composants différemment hiérarchisés selon les cas. Dit autrement, il y a toujours suppléance, contamination et surplus d’énonciation, même quand l’inter-désignation semble à première vue concordante. Mais, dans le cas des sculptures et des installations actuelles, la portée métalinguistique de la systémique est d’autant plus percutante qu’elle opère selon un principe de disjonctions et de bifurcations apparentes.

De la méthode

Il ne saurait être ici question d’établir une typologie exhaustive des titres en arts actuels ou de mener une étude statistique et strictement quantitative. Cependant, le prélèvement de plusieurs centaines de titres assignés aux sculptures entre 2002 et 2007[14], dont tous les cas ont été tirés de la revue Espace, s’est révélé fructueux et avantageux qualitativement.

Premièrement, cette revue est spécialisée en sculpture contemporaine et, bien qu’elle traite majoritairement d’oeuvres produites au Québec et dans les autres provinces canadiennes, elle rend compte de productions européennes et américaines présentées lors d’expositions d’envergure, dont les grandes biennales internationales. Un tel corpus permet de dresser un éventail adéquat des modalités de titrage de la part des artistes qui, indépendamment de leur origine ou de leur lieu de travail, ne témoignent d’aucune tendance nationale ou régionale quant à la forme et au contenu des titres ou des oeuvres. Nous y reviendrons.

Deuxièmement, l’étude préliminaire du corpus autorise la mise en relief de certaines récurrences référentielles pouvant être distribuées dans neuf grandes classes d’intitulés quantitativement quasi équivalentes, sauf pour la première, moins fréquente :

  1. les « nouveaux » Sans titre ;

  2. les références à la forme et au lieu de présentation de l’oeuvre ;

  3. les références générales à des instances formelles, spatiales et temporelles ;

  4. les références à la nature ;

  5. les références à des objets familiers ;

  6. les références à la connaissance, aux sciences, à la philosophie, aux lettres ;

  7. les références à différents modes de communication autres que les arts (médias de tous genres) ;

  8. les références à l’identité et aux relations humaines ;

  9. les références au corps et à la perception sensorielle.

Une telle diversité est symptomatique du refus de la monosémie et a pour conséquence de multiplier les valeurs d’usage titre–oeuvre. Il est toutefois capital de noter que plusieurs références se chevauchent dans un même intitulé et que ce sont précisément ces amalgames qui suscitent des combinaisons flottantes.

Troisièmement, à un niveau plus important pour le propos de cette étude, il appert que quatre catégories d’interrelation recouvrent le corpus : une catégorie d’appariement où titre, oeuvre et lieu entretiennent une relation équivoque mais se stabilisent provisoirement ; une deuxième catégorie où les composants détournent explicitement et abruptement leurs énoncés respectifs vers des avenues connotatives hors-champ ; une troisième catégorie où une forte ambiguïté est maintenue entre eux selon des degrés variables de discordance ; enfin, une quatrième catégorie où l’inversion (tension des contraires et des contradictions) entre deux composants est éclatée par le troisième. Or, ces classes et ces catégories s’entrecroisent au sein d’un seul et même cas et il serait peu pertinent et peu éclairant de les traiter séparément. Le corpus, dont ne seront analysés que quelques cas typiques, est abordé par thèmes relatifs à la différance spatio-temporelle d’un composant à un autre, mais le lecteur y retrouvera certainement les grands paradigmes catégoriels. Bien que les lieux d’exposition soient pris en considération, pour des raisons d’éthique, les titres et les oeuvres seront traités en concomitance, puisqu’il est impossible de reconstituer la distance physique exacte qui les séparait lors de leur exposition[15]. Enfin, nous ne pouvons présupposer que le spectateur lit le cartel avant d’avoir vu l’oeuvre, ni après. Mais, si le titre n’est ni premier ni second dans un ordre de perception prédéterminé, mises à part de rares exceptions, le site, lui, prédispose le visiteur dans la mesure où sa pré-conceptualisation de la nature et de la fonction de l’environnement participe de ses horizons d’attente et colore déjà l’idée que le spectateur se fait de ce qu’il y trouvera. Et c’est dans cette mesure que le lieu d’exposition n’est jamais neutre, ni en amont ni en aval de l’expérience ; il laisse ses traces. Dans les analyses qui suivent, l’insistance sur les titres souvent pris comme point de départ n’est qu’une stratégie méthodologique qui vise à faire valoir leur pouvoir d’évocation.

L’effet boomerang

Quelques artistes privilégient encore le Sans titre, certains d’entre eux l’utilisant d’ailleurs systématiquement, mais dans une optique fort éloignée des habitudes formalistes. C’est le cas de Lalie Douglas qui choisit d’intituler ainsi plusieurs de ses créations, dont un groupe de véritables petits bateaux de bois peint flottant parmi les joncs à proximité des berges à Saint-Jean-Port-Joli (Espace 68, 2004 : 34). Le « sans titre » (qui n’est jamais équivalent à une absence de titre) invite le récepteur à centrer son attention sur l’oeuvre qui, dans une logique parodique mais stabilisatrice, s’en remet à son titre (« sans titre ») pour attester son appartenance au domaine des arts. Dit autrement, sans la présence de ce « sans titre » qui ne dit rien de l’oeuvre mais fait tout pour elle, aucun autre indice ne permettrait au visiteur de détourner les objets de leur fonction première d’ailleurs soutenue par l’environnement immédiat. À travers le corpus, les doubles énoncés (sans titre-titre) sont tout aussi déroutants, surtout lorsqu’ils se contredisent de l’intérieur, disent l’inverse de ce que l’oeuvre montre à voir, ou font les deux à la fois. Par exemple, dans sa totalité, Untitled (Invisible Thread) de Karelee Fuglem (Espace 71, 2005 : 30) remplit une double fonction : d’emblée, la première partie du titre bloque toute évocation descriptive de l’objet ou de sa matière, laquelle est cependant appelée dans la seconde partie, qui n’est pas un sous-titre mais un co-titre, où elle est tenue entre parenthèses. Or, en plus d’aller à l’encontre de la première partie « muette » du titre, les mots (fil invisible) décrivent l’inverse de la réalité matérielle de l’oeuvre où une multitude de fils de nylon blanc bien visibles, pendus au plafond de la salle d’exposition, profilent une coupole vaporeuse à l’intérieur de laquelle le visiteur peut pénétrer. Il s’établit alors une dynamique de pli et de repli du titre sur l’oeuvre, et vice versa, à différents niveaux d’expression : une relation de contrariété entre ce qui est dit et la coquille diaphane ; une seconde relation, contradictoire de la première, dans la mesure où se raccordent ce qui est montré à voir (le pourtour arrondi de l’alcôve qui borde le spectateur) et la forme même de ce qui est donné à entendre (mis en exergue). Bien que le lieu environnant semble de prime abord jouer un rôle secondaire, deux facteurs entrent en ligne de compte. Premièrement, le centre de la cellule est réservé à tout sujet innommé, « non titré », susceptible de s’y présenter ; deuxièmement, pour le visiteur, l’expérience des chassés-croisés entre le titre et l’oeuvre est l’aboutissement d’un passage progressif des limites élargies de l’édifice[16] à la salle d’exposition et enfin à l’espace encore plus réduit de l’alcôve transparente dont il devient le centre, le sujet. Ce déplacement de proche en proche évoque l’image d’un fil imperceptible qui tracerait un parcours initiatique conduisant à la découverte d’un message crypté, ce qui n’annule aucunement l’effet boomerang titre–oeuvre, mais le maintient au contraire en tension maximale. Or, le va-et-vient ponctuel de chaque visiteur joue lui-même le rôle d’un « connecteur »[17] ou d’un embrayeur qui fracture le cadre proprement dit de l’accouplement des mots et de la forme sculpturale. Ailleurs, les relations d’inversion et de redressement sont habituellement plus choquantes, plus immédiates ; il en va ainsi pour une oeuvre de Scott McLeod intitulée Walking Angel (Espace 63, 2003 : 40) représentant un monumental ange de granit gisant sur le sol en pleine nature et qui exige le relèvement virtuel (mental) de l’objet, sans lequel l’inversion ne pourrait tout simplement pas être reconnue et évaluée comme évocation implicite de la déchéance de l’Ange et de toutes les connotations qui s’y rattachent, ou encore de la chute d’Icare en raison même de l’espace à ciel ouvert. Dans ces trois cas, y compris celui de l’interrelation elliptique entre le tout-puissant « sans titre » et les objets utilitaires, si le titre et l’oeuvre se stabilisent provisoirement en raison même du chiasme des contraires, des contradictions et des raccordements factuels ou virtuels, la contingence spatiale autorise, voire encourage, des échappées polysémiques.

De la matière à la métaphore

Plus fréquemment, titre–oeuvre–lieu s’arriment pour détourner l’objectalité de l’oeuvre et les apparences du lieu vers la métaphore, le terme étant ici entendu dans le sens d’un décalage et d’un décollage de la littéralité des choses qui implique nécessairement les notions d’espace et de temps (Paquin, 1998 : 239-244). C’est le cas de l’intitulé Feu vert, référant à lui seul à l’autorisation d’un quelconque mouvement, qui accompagne l’installation de Martial Després amarrée en bordure d’une voie maritime (Espace 62, 2002-2003 : 9)[18]. Tel un poste de signalisation, mais tourné vers les terres, un gros tuyau métallique vertical, retenu par des câbles métalliques, sert de support à des lanternes chauffées au propane et dont le clignotement en vert est activé au gré des marées. Déjà index du rivage qu’elle éclaire ponctuellement, la tour, dont la texture a été travaillée pour lui donner l’apparence de la rouille, s’apparente à des objets utilitaires abîmés et abandonnés aux alentours et marque d’autant mieux la dégradation du site initialement idyllique devenu réceptacle des rebuts. Dès lors, la double indication d’un déplacement autorisé dans l’espace par le feu vert est déviée vers l’idée du passage même du temps qui altère toute chose : véritable vanitas de notre époque où la décrépitude des choses et la dégradation du site naturel sont cependant attribuées à l’insouciance de l’homme, le concept de l’irresponsabilité humaine idéalement réversible se substituant à celui de la fatalité irréversible du temps.

Dans d’autres cas, il est plutôt question d’écart plus discret par rapport à la matière (poids, forme géométrique, organisation spatiale, texture, etc.) au profit d’un concept englobant mais relié à la pratique sculpturale. À l’instar de Claude Millette qui intitule l’une de ses oeuvres Résistance des matériaux (Espace 78, 2006-2007 : 47), plusieurs artistes choisissent de retenir la structure comme objet de leurs titres, mais privilégient des termes génériques qui pourraient désigner un grand nombre de formes plutôt que de pointer la spécificité de l’objet, lequel, à son tour, n’actualise forcément l’évocation du titre que par extension. Ce mode de titrage déplace les attributs particuliers de l’oeuvre vers les activités générales de la discipline : construire, ériger, édifier, assembler ; il a-spatialise, a-temporalise et, par conséquent, dématérialise « l’objet singulier ». Nous reviendrons sur cette notion de dématérialisation de l’objet et du site qui est l’une des caractéristiques majeures des arts actuels.

Le lieu de la nature–la nature du lieu –le hors-lieu

Plus de la moitié des oeuvres recensées ont été exposées à l’extérieur ; on peut dès lors supposer que leurs titres renvoient à la nature, au climat, à la végétation ou au règne animal. Or, tous les créateurs n’optent pas pour de telles indications, explicites, de l’environnement immédiat ; en outre, plusieurs d’entre eux choisissent de s’inspirer de la nature dans des oeuvres conçues pour être exposées en galerie, reportant alors la réflexion sur un tout autre palier. Ainsi, ce n’est pas tant la nature du lieu qui agit comme concept rassembleur, que la Nature comme lieu.

Le cas du titre et de l’oeuvre de Lorentino, L’Autoroute des oiseaux (Espace 68, 2004 : 32), est caractéristique d’un mélange courant d’évocations urbaines et pastorales différées ex situ. Cette installation exposée en galerie présente en miniature une longue bande de pavés qui débouche sur une minuscule cabane d’oiseaux ; elle reconduit un discours humoristique mais grinçant au sujet de l’impact de l’aménagement urbain sur l’environnement naturel. Mais toutes les références à la nature ne sont pas dénonciatrices ou alarmistes. C’est d’ailleurs sur un ton beaucoup plus « romantique » que le monolithe de Andrew van Schie, Dead Man Frozen in Ice [19] (Espace 73, 2005 : 44), attire l’attention sur les forces irrésistibles de la Nature qui reprend invariablement son cours. Exposés sur un lac gelé dont la surface a aussi servi de matériau, de gros blocs de glace superposés à la verticale emprisonnent trois charpentes de bois, à hauteur d’homme, à peine visibles à travers la matière translucide, et ce, jusqu’à ce que la fonte printanière les expose et les laisse choir et flotter librement. Si la matière même du site, qui est celle de l’oeuvre authentifiée par le titre, retient la chaîne connotative in situ, l’énoncé (l’homme mort), jumelé au sort réservé aux charpentes symboliques de l’homme soumis aux intempéries, reporte la mise en forme et la « mise en vue »[20] à un concept plus élargi, plus abstrait et universel : à l’idée de l’incontrôlable puissance de la Nature.

Un tel transfert hors-champ, dans tous les sens du terme, est courant mais plus catégorique, malgré des apparences ludiques, quand le titre désigne un site autre que celui de la présentation de l’oeuvre. Les installations Encore des châteaux en Espagne – multitude d’objets disparates empilés dans un espace intérieur exigu : Catherine Bolduc (Espace 73, 2005 : 41) –, The Other Side of the Ocean – montage de rubans élastiques et projection vidéo d’une surface ondulée sur le montage et le mur de la galerie : Vessna Perunovich (Espace 69, 2004 : 36) –, The Dragon Museum of Contemporary Art – construction en brique et four installés à l’extérieur : Cai Guo Qiang (Espace 66, 2003-2004 : 30) – ou Portal of Compassion – portail stylisé érigé dans un centre urbain à Shanghai : Hans van de Bovenkamp (Espace 69, 2004 : 34) – ont été exposées dans divers pays (Canada, Chine, Japon) entre 2003 et 2005, chacune invitant le récepteur au rêve, à un ailleurs prometteur que rien ne peut retenir ou rapatrier sur le site, qui s’en trouve lui-même « décontextualisé »[21]. Nous pouvons dire que si ces combinaisons poussent l’imaginaire vers la dérive utopique, l’utopie n’étant pas un non-lieu mais un monde autre, elles sont aussi le témoin d’une internationalisation de la pratique de création, tout comme celle du titrage, qui excède les frontières nationales et régionales.

Temps présents. Incertitude et ironie

Il fut un temps, au Québec du moins, dans les années 1970 et 1980, où les sculpteurs optaient pour des titres porteurs d’espoir, d’optimisme et de renouveau, indépendamment des matériaux et des formes sculpturales (Paquin, 2003). La conjoncture politique et sociale est maintenant tout autre, la conscience s’est mondialisée et les termes rappelant la mort, la violence, l’angoisse, le désarroi et une panoplie de sentiments négatifs traversent les titres. Lamentation – regroupement de formes gonflées ayant l’allure de volatiles entassés dans leur enclos (Espace 61, 2002 : 46) –, Innocents (as in Massacre of Innocents) – gigantesques personnages tordus : Max Streicher (Espace 66, 2003-2004 : 34) –, Solitude no 6-5-4 – montage de hauts reliefs fabriqués d’objets de loisir, de cahiers à colorier, de magazines, etc. : Jérôme Fortin (Espace 62, 2002-2003 : 45) –,A Collection of Guns – multitude de fusils en papier mâché fixés au mur : Badanna Jack (Espace 68, 2004 : 11) –, Retreat from Reason – assemblage aseptisé d’éprouvettes, bocaux de verre, plantes marines, lampes incandescentes : Cindy Stelmackowich (Espace 70, 2004-2005 : 35-36) – sont autant d’exemples de l’expression d’un malaise partagé face à un monde agité et troublant. La prolifération de ce type de titres est d’autant plus marquante qu’elle s’apparente aux thèmes de représentation des oeuvres évocatrices des déboires de la société actuelle.

Allant de pair avec ces sentiments d’inquiétude, de nombreux titres évoquent le thème de la mémoire sur un ton nostalgique. La forme et le contenu des oeuvres intitulées Mémoire de 1955 ou 2026 Roberval (revisité) – Pierre Leblanc (Espace 61, 2002 : 43) –,Morceaux de mémoire-Repli des choses – Paul-Émile Saulnier (Espace 63, 2003 : 37) –, Relic of Memory – Anne O’Callaghan (Espace 68, 2004 : 7) – placent le récepteur devant les vestiges familiers de sa propre histoire (installations intérieures de jouets ou de mobiliers du quotidien) et les mots qui les accompagnent renforcent l’idée d’une pensée rétrospective, critique du présent et inquiète de l’avenir – la galerie tenant lieu de « musée des civilisations ».

L’abondance des références à la spiritualité, à une croyance mystique particulière ou à une coutume religieuse souvent exprimées avec cynisme peut être tout aussi caractéristique d’une incertitude courante. Les réalisations de Gilles Mihalcean en sont un exemple frappant[22]. La Nativité – jumelage d’une statue de la Vierge partiellement déconstruite et d’un plâtre schématisé de l’Enfant dans un décor de mobilier religieux à l’intérieur d’un lieu de culte[23] (Espace 58, 2001-2002 : 36) –, Autoportrait de Dieu (pour mon père) (Espace 80, 2007 : 8),Saint Joseph (ibid.) et L’Homme branché (ibid. : 9) – énormes monolithes schématisés sur lesquels veille une minuscule représentation du Christ « clouée » au mur d’une salle de musée[24] – sont des mises en situation insolites qui ont pour effet de maintenir le titre, l’oeuvre et le lieu en état de ballottage entre la laïcité et la spiritualité, entre la présence et l’absence des valeurs évoquées. Mais il faut noter que toutes les références à caractère spirituel ne sont pas aussi désarticulées. Elles désignent parfois respectueusement des rites, la fabrication d’objets de culte, comme God Seekers – groupe de totems schématisés : Walter Redinge (Espace 68, 2004 : 20) –, ou un survêtement de culte, ou comme Jingle Dress – robe composée de morceaux de papier sur lesquels sont inscrites des prières : Maria Hupfield[25] (Espace 62, 2002-2003 : 41). Or, plus souvent, il s’agit non pas d’hommage mais de provocation, comme dans le cas de Confessionnal – gros haut-parleur dont la forme rappelle celle d’une oreille à l’écoute : Angus Bungay (Espace 64, 2003 : 41). Même sous le couvert de l’humour, L’ Atlas de l’eau-delà, l’Enfer – multitude d’objets disparates entassés dans un récipient spiralé : Richard Purdy et Tanya Saint-Pierre (Espace 66, 2003-2004 : 19) –, Autel domestique (pupitre d’ordination) – bricolage d’un pupitre-autel et d’une chaise : Guy Laramée (Espace 69, 2004 : 39) –, Le Jardin de mon curé – installation surabondante d’objets disparates récupérés : Serge Murphy (Espace 66, 2003-2004 : 7) – incitent le spectateur, du moins le spectateur de tradition chrétienne, à se replier sur son patrimoine religieux. Ces titres ont ceci de particulier qu’ils détournent l’aspect franchement ludique des assemblages vers d’autres voies plus sérieuses. Il en résulte un fort degré d’ambivalence entre ce qui est dit et ce qui est montré. Cette polysémie se répercute forcément sur la galerie d’exposition qui se voit tacitement octroyer une autre fonction et devenir, pour un temps, un lieu d’introspection d’un tout autre ordre que celui des arts, en raison même de l’irrévérence des titres retraçant une histoire pas si éloignée qui hante encore l’imaginaire.

Jeux de mots. Retour et nouveau départ

En contrepartie à tous ces détournements et extensions, l’utilisation récurrente des articles définis qui entament les titres particularise et individualise à la fois les mots et les images[26]  . Les titres La Robe écrite – construction ludique d’une robe-structure : Carole Baillargeon (Espace 60, 2002 : 42) –, La Collection – installation de jardinières empilées et éparpillées recouvertes de mosaïques à motifs fleuris : Paryse Martin (Espace 73, 2005 : 6) –, Le Courtisan – intérieur d’une enclave exiguë aux murs et plafond décorés dans un style vaguement rococo : Yannick Pouliot (Espace 65, 2003 : page couverture) –, La Boxe – buste schématisé d’un personnage aux traits négroïdes : Philippe Coudari (Espace 67, 2004 : 47) –, The Man and The Child – représentation bigarrée de deux personnages : Henk Visch (Espace 76, 2006 : 35) – sont indicatifs de l’unicité de ce qui est ou devrait être représenté par l’oeuvre. Si le titre agit comme index percutant en ce qu’il déclare une singularité de représentation, les oeuvres pluriformes le désamorcent, mais appellent à leur tour un terme qui stabilisera leur propre incongruité. Or, bien que l’ambiguïté persiste à divers égards entre les titres et les oeuvres, la galerie intervient comme catalyseur et offre sa propre fonction en garantie de l’autorisation des écarts. Contrairement au cas du « sans titre » où le site naturel joue un rôle d’arrière-plan en « tirant » l’installation dans son propre univers connotatif, le lieu va ici de l’avant et authentifie la valeur artistique des égarements à une quelconque logique régulatrice.

Dans le cas des longs titres, qu’ils aient été lus avant ou après la perception des oeuvres, l’énoncé fonctionne pour un temps comme un « sans titre », tant il semble autosuffisant. La Joute ou le joug du joujou de l’ajout, ou la joue, n’empêche (notez bien ça) – Pierre Dion (Espace 66, 2003-2004 : 12) – fait foi de la force des articles qui retiennent l’attention sur la sonorité même des consonnes successives, alors que la répétition des « ou » entérine le principe du babillage comme apprentissage du contrôle du langage[27]. N’empêche que si la chute impérative de la fin (notez bien ça) renforce l’effet de batifolage, elle ne peut qu’appeler l’oeuvre, une énorme machine fantasmagorique où toutes sortes d’objets récupérés, précairement assemblés, font figure de construction primitive, ludique et expérimentale, qui reconduit exactement les mêmes concepts que le titre. C’est donc grâce à l’adéquation de leur forme-informe que ces deux systèmes s’arriment à un palier commun originel et original, sous des apparences débridées, dans la galerie qui prend alors des allures de studio, là où « ça commence ». Le jeu est d’ailleurs une des caractéristiques des longs titres où l’utilisation du « je » accuse la présence de l’artiste qui s’entend parler à l’Autre ou de l’autre, sans que la réconciliation du titre et de l’oeuvre ne soit toutefois assurée à un niveau d’expression apparent. Dans le cas de Je rose, je bleu, je fleur dans tes yeux – cercle formé d’herbages naturels aménagés à l’extérieur : Fernande Forest (Espace 70, 2005 : 41) – et Habitacle protégé, observant. Je n’oublie pas le p’tit crisse qui a volé mes branches – construction de branches et de fils de fer partiellement submergés installés à l’extérieur : Francis Mineau (Espace 67, 2004 : 17) –, les créateurs badinent avec les mots et les formes, prennent littéralement le site comme terrain de jeu et encouragent par là le visiteur à se récréer à son tour et à soliloquer librement sur de possibles jointures.

Ailleurs…

Trois constats doivent être tirés de ces analyses. Premièrement, les interrelations plurivoques entre le titre, l’oeuvre et le lieu correspondent aux préoccupations qui sous-tendent la pratique artistique actuelle où s’entrechoquent les médias, les formes et les thèmes de représentation. Deuxièmement, il n’y a pas de hiérarchie prédéterminée de l’importance d’un composant sur les autres au sein de la systémique et les rôles respectifs varient selon les cas. Troisièmement, de l’ensemble du corpus se profile une petite histoire des « mentalités du titrage », une mise en relief de valeurs identitaires consciemment ou inconsciemment instaurées par les artistes : beaucoup de quiproquos, une préférence pour la métaphore, l’expression récurrente d’un malaise d’ordre socioculturel, certainement un goût pour le jeu.

Pour conclure, il faut noter à travers le corpus l’émergence de deux constantes contradictoires : l’une d’extension et l’autre de contraction sémantique. En premier lieu, il est fréquent que l’ambiguïté entre les composants (titre–oeuvre–lieu) demeure sans réconciliation apparente et il revient au spectateur de combler les non-dits du titre et de contenir le trop-plein imagé pour en arriver à y instaurer un concept rassembleur hors-champ. Même dans le cas de combinaisons de prime abord vraisemblables, il ne s’agit que d’un appariement temporaire, car, de manière générale, un des éléments se détache de la chaîne isotopique et entraîne les deux autres « au-delà » des apparences. Ensuite, et à l’opposé, entre autres dans le cas des longs titres, les combinaisons qui semblent initialement les plus incongrues et les plus éclatées finissent par se rallier « sous » l’allure débridée des composants et se rencontrer dans un système d’interrelation logique et stable. Mais, dans tous les exemples de ce corpus, tout semble se passer ailleurs, à côté, au-dessus ou en dessous des apparences, à distance parfois extrême de quelque spécificité désignative.