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Introduction

Les sentiments de révolte ou d’impuissance, de compassion ou de mépris, d’admiration ou de dégoût, celui du remords jusqu’à la honte et la repentance, ou celui de l’indignation devant le scandale, voilà quelques termes par lesquels s’exprime spontanément le mouvement d’une émotion éthique. Ils renvoient plus directement, pourtant, à la théorie des passions qu’à celle de l’axiologie éthique proprement dite. Et, au sein même de la sémiotique des passions, de tels mouvements affectifs se regroupent dans la séquence finale du schéma canonique, celle dite de la « moralisation », définie comme la réintégration du parcours passionnel au sein des valeurs collectives garantes de la mesure, de la médiété ou de la justesse : passerelle ultime par laquelle ce parcours fait sa jonction avec le champ de valeurs qui nous intéresse ici.

Or, la réflexion sur l’éthique semble confirmer que cet espace axiologique serait faiblement accueillant à l’émotion. Alors même que celle-ci impose sa légitimité au sein de l’esthétique, dont elle constitue le foyer sensible à travers l’esthésie au point que « l’émotion esthétique » a tout d’un syntagme figé, il en va autrement pour l’éthique : l’expression « émotion éthique » garde un caractère paradoxal. De fait, si on se tourne vers les grands paradigmes philosophiques susceptibles de fonder une « éthologie », il est facile d’observer que le paramètre émotionnel y fait figure de grand absent, quand il n’est pas tout simplement disqualifié. Si on reprend la classification proposée par Jacques Fontanille (2007), on constate que ce paramètre est étranger à la configuration de l’inhérence de l’opérateur à son acte qui définit l’assomption dans la responsabilité ; on observe qu’il est également étranger à celle de l’adhérence à travers la « puissance d’agir » où acte et actant fusionnent, comme il l’est aussi à celle de l’exhérence qui caractérise la soumission du sujet de l’action à une instance hétéronome altérant son autonomie. Le paramètre de l’émotion trouve enfin une place dans la seule configuration de la déshérence, lorsque la passion vient précisément altérer l’inhérence, ou, si l’on veut, atténuer la responsabilité. Cette relative disqualification se rencontre notamment chez Spinoza, pour qui les passions ont un caractère fondamentalement inhibiteur parce qu’elles réduisent la disponibilité adaptative, resserrent l’ouverture des liens possibles entre les instances de la scène de l’agir (entre opérateur, acte, objectif, et horizon d’idéalité ou d’altérité), liens dont l’ouverture est seule susceptible de donner un sens éthique à cette scène, les passions affaiblissant en définitive la puissance d’agir.

Et, en effet, les traits fondamentaux qui délimitent la signification éthique semblent contradictoires avec ceux qui caractérisent, en première approche, le champ émotionnel.

Le cadre de la signification éthique est, tout d’abord, celui de la pratique et de la dynamique de l’action quand celui de l’émotion est celui de la rétro-action et d’un « arrêt momentané de la force vitale » (Kant[1]), moment électif de passivation.

Le manque de sens, ensuite, que l’éthique vient combler au sein de l’action est celui d’une visée : il est prospectif, il déborde l’objectif pour lui assigner, comme une plénitude, un horizon téléologique vers l’idéalité (la vie bonne et heureuse par exemple) ou vers l’altérité (chez Lévinas ou, différemment, chez Ricoeur), alors que si l’émotion se fonde également sur une absence, sur un vide de sens, celui-ci relève de l’aspectualité, de l’inaccompli ou du sur-accompli, de l’inassignable en tout cas.

En troisième lieu, la subjectivité éthique prend son appui sur la responsabilité du « faire face à » qui a pour effet, comme l’a souligné Fontanille, de « dérégler le fonctionnement égoïste de la conscience », d’« inhiber la complaisance réflexive » (2007 : 17), alors que l’émotion peut au contraire être comprise comme une actualisation de cette complaisance, comme le foyer de sa manifestation, donnant alors au « faire face » une toute autre signification.

On pourrait encore ajouter le primat de la dimension cognitive dans l’éthique si on se réfère par exemple, exemple extrême sans doute, à l’Éthique de la discussion de Jürgen Habermas. Chez lui, il s’agit du reste davantage de questions morales, qui concernent le juste et sont décidables au terme d’un processus argumentatif, que de questions proprement éthiques. Il les en distingue d’ailleurs : les questions éthiques ne concernent que les choix subjectifs préférentiels de chaque individu. Habermas dégage les grands traits de cette « éthique de la discussion » (1992 : 16-18) : elle est déontologique puisqu’elle s’intéresse à ce qui fonde la validité prescriptive des normes d’action ; elle est cognitiviste parce qu’elle vise la vérité à travers les questions pratiques ; elle est formaliste parce qu’elle se limite à dégager les principes formels susceptibles de justifier des normes morales ; elle est enfin universaliste parce qu’elle cherche à mettre en place, sur la base de ces principes, des structures de communication dépassant les cadres limitatifs des époques et des cultures. Cette conception conduit donc à élaborer des abstractions par delà les interactions que médiatise le langage (l’agir communicationnel) pour rechercher les conditions, écrit Habermas, d’un « décloisonnement universel des perspectives individuelles des participants » (ibid. : 139). On voit ce qui interdit à une telle conception l’intervention d’un paramètre affectif. On pourrait, point par point, opposer les caractères de l’émotion à l’ensemble de ces traits que l’on vient d’inventorier, traits dont la finalité est précisément de décloisonner la perspective égo-centrée de chacun, impérieusement réclamée par le pathémique, et pourtant susceptible, comme on va le voir chez Rousseau, sinon de fonder un sens éthique, du moins de justifier une conduite dans l’action pratique.

Les remarques qui suivent portent donc sur ces rapports problématiques entre sens éthique et émotion, dans une perspective sémiotique, c’est-à-dire à travers la médiation du discours. On n’envisagera pas, ou du moins pas directement, les figures et configurations passionnelles citées plus haut, qui caractérisent divers modes émotionnels de la sanction éthique et dont on pourrait élaborer une typologie. S’agissant de remarques, on ne cherchera pas non plus à proposer un « système » de relations entre éthique et émotion, mais on tentera de caractériser l’émotion éthique selon un certain ordre de composition. Ainsi, on se propose d’appréhender successivement différents statuts de la composante émotionnelle dans cette relation. Dans tous les cas, ces différents statuts privilégient le débordement du sens de l’action ou du rapport entre acte et actant, selon la dimension téléologique de l’altérité plutôt que selon celle de l’idéalité qui, du reste, semble impliquer moins directement le caractère émotionnel du sujet en raison de la projection – ou du débrayage – qu’implique l’idéalité. Le mouvement de notre réflexion ici correspond à la construction d’un ordre syntagmatique des relations entre éthique et émotion.

En premier lieu, on évoquera l’installation de la composante émotionnelle à la source de la pensée éthique, définissant son émergence même et conditionnant la position des valeurs dans l’espace pré-intentionnel du sujet. On fera alors référence, après réflexion sur les propositions de Gilbert Simondon concernant le processus d’individuation, à l’analyse d’Emmanuel Lévinas développée dans Éthique comme philosophie première, texte synthétique remarquable d’une conférence prononcée à Louvain en 1982 (1998 : 65-109).

Mais l’émotion peut aussi se manifester dans l’exécution même de l’acte, et en affecter le déroulement et la finalité. Dans un deuxième temps, on s’arrêtera donc à l’accompagnement émotionnel de la signification éthique, au coeur de l’action. On s’intéressera alors, pour développer ce point, à l’« éthique sensitive », moteur de la conduite chez Jean-Jacques Rousseau, illustrée notamment par la fameuse anecdote de la « barrière d’Enfer » dans la sixième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, qui pose le problème de la responsabilité et celui du refus de l’imputation de l’acte au nom de l’émotion.

Un troisième lieu de l’émotion éthique pourrait enfin être reconnu dans l’aval du discours, dans le mouvement co-énonciatif d’une représentation discursive de l’action. Notre référence ici serait celle du célèbre récit de Robert Antelme, L’Espèce humaine (1947), relatant l’expérience des camps nazis. Comment les formes d’écriture de cette expérience extrême proposent-elles, ou imposent-elles, une autre expérience dans la lecture, une expérience qui relève d’une émotion éthique ? Cette dernière séquence ne pourra être développée ici. Elle a déjà été partiellement publiée, dans une autre perspective il est vrai, à propos des rapports entre « expérience et narration » (Bertrand, 2007a).

Ainsi donc, il s’agira de reconnaître des localités du pathémique dans la trame de la signification éthique. Mais, préalablement à cette suite de localisations topiques de l’émotion actuelle au sein de la visée éthique virtualisée, il faut tenter de préciser la définition et le statut de l’émotion elle-même, dans une perspective sémiotique.

1. Émotion, transduction, lien éthique

Ayant à plusieurs reprises tenté de comprendre la signification de la sensibilisation émotionnelle et de sa phénoménalité pour en décrire la syntaxe particulière, nous nous sommes arrêté sur l’analyse de Gilbert Simondon dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information (1964)[2] et sur l’usage qu’il fait, dans ce contexte particulier, du concept plus général de transduction. Nous avons déjà évoqué cette problématique, à l’occasion d’une recherche sur la saisie sémiotique des mécanismes émotionnels (2007b). Nous y revenons ici en quelques mots, en montrant comment elle s’articule précisément à la dimension éthique.

La transduction est définie comme « permanente différenciation et intégration, selon un régime de causalité et de finalité associées » (Simondon, 2005 : 247). Rapportée au psychisme, la transduction autorise, selon Simondon, plusieurs avancées : elle permet, d’une part, de dépasser les conceptions du psychisme comme pure intériorité ou pure extériorité, en intégrant ces deux conceptions ; elle permet, d’autre part, de rendre compte des processus d’individuation en échappant à l’opposition entre la pluralité indéfinie des états de conscience, d’un côté, et l’hypothèse de leur unité continue et indissoluble, de l’autre ; les processus transductifs permettent enfin de poser l’individuation de l’individu – entre ses perceptions, ses actions et sa propre appartenance au système qu’il perçoit et qu’il transforme – comme un « régime mixte de causalité et d’efficience » (ibid.) qui relie, par ce qu’on nomme la conscience, l’individu à lui-même et au monde.

Il serait intéressant de mettre en relation ce régime transductif avec les autres versions de la « duction », et notamment celles qui président aux formes de la rationalité, selon précisément les parcours qui vont de la causalité à la finalité : la déduction, l’induction, l’abduction. Une structure élémentaire des modes de raisonnement se dessinerait peut-être, permettant de réintégrer de plein droit à travers la transduction ce que Greimas appelait la « rationalité oblique », à la fois figurative et analogique – mais cela nous écarterait de notre objet. Car ce qui nous intéresse ici, c’est l’affirmation de Simondon selon laquelle « l’affectivité et l’émotivité seraient la forme transductive par excellence » (ibid.). À travers elles s’articulent le pré-intentionnel et l’intentionnel, la sensation et la perception des objets, l’action et les pratiques, la relation entre le pré-individuel, l’individuel et le collectif, ainsi que l’intégration de la réalité proprement individuelle à cet ensemble. Vaste programme que celui de la transduction ! Il se réalise à l’intérieur d’un espace tensif que Simondon nomme « la couche de la subconscience », seuil inévitable et incertain de l’action, intermédiaire isolable entre la conscience réflexive modalisée (l’instance sujet de Jean-Claude Coquet) et l’inconscient dont le modèle est trop souvent calqué sur celle-là. Or, cet espace est celui de l’affectivité et de l’émotivité, couche relationnelle qui constitue selon lui le centre de l’individualité.

Le modèle de la transduction pourrait peut-être fournir une réponse formelle à la « contagion sémiotique » découverte par Eric Landowski (2004) et dont la description reste à bien des égards énigmatique. Ainsi, rapporté à la communication intersubjective, cet espace transductif où se déploient les instances affectivo-émotives détermine, en deçà des communautés d’action ou des partages axiologiques explicites et catégorisés, les mouvements de sympathie ou d’antipathie muettes, telles qu’elles sont effectivement vécues. C’est, dit Simondon (2005 : 248), « au niveau des thèmes affectivo-émotifs, mixtes de représentation et d’action, que se constituent les groupements collectifs » et l’individuation des groupes. C’est aussi ce qui se manifeste à travers les registres de discours, les fameuses « tonalités » : un mixte d’affectivité et d’émotion qui vient se signaler au plan de l’expression d’une énonciation, en deçà et au-delà des contenus, pour définir la forme d’un lien intersubjectif dans cet espace tensif de la subconscience.

L’analyse se précise lorsque la distinction entre affectivité et émotion, nouées d’abord dans le syntagme « affectivo-émotif », se réalise et que le concept d’émotion se détache de celui de l’affection. La transduction procède par entrelacs et, pour reprendre ici les termes merleau-pontyens, par liaisons, empiètements et chevauchements au sein d’un système ou d’un milieu global d’où rien ne peut être exclu. Ainsi la mort, figure obsédante de toute éthique, relève-t-elle d’une appréhension transductive. Le disparu, loin de s’anéantir objectivement, emportant avec lui l’anéantissement du milieu, continue à exister dans son absence même. Il change de signe en mourant, passe au négatif, mais se maintient sous la forme d’une absence encore individuelle. Il reste en effet encore actif comme présence tant que des individus seront en mesure d’actualiser son absence. Il devient un de « ces “trous d’individualité” » dont parle Simondon, « véritables individus négatifs composés d’un noyau d’affectivité et d’émotivité » (2005 : 250) qui leur survivent en existant selon cette autre modalité de leur individuation.

Comment l’émotion se détache-t-elle de l’affection ? Le sujet simondonien, on le comprend par l’exemple ci-dessus, est fait d’échanges et de parcours. Le domaine actantiel individué ne peut s’appréhender sans son insertion dans l’actantialité collective (l’autre, le monde). Mais le chemin que parcourt le sujet individuel, clairement distinct, pour se reconnaître, individué, dans le sujet collectif, suppose que soit pris en compte le fondement de cette relation, à savoir, à la manière d’un axe sémantique sous-tendu, une composante non individuée. Cette composante est faite non pas seulement d’états affectifs polarisés (comme de la joie, de la tristesse, de la douleur, du plaisir), mais déjà d’échanges affectifs – positifs ou négatifs – entre l’indétermination du pré-individuel et son actualisation dans l’individu avant de permettre ou non l’incorporation de celui-ci dans le trans-individuel. Deux exemples opposés illustreront cette analyse. Un affect positif, comme l’enthousiasme, manifeste une synergie entre l’actualisation du pré-individuel et la réalisation d’une individualité constituée à travers lui, ouverte à la signification euphorique partagée dans le collectif. À l’inverse, un affect négatif, comme l’angoisse, manifeste un conflit entre l’indétermination du pré-individuel, qui ne peut actualiser ses formes, et l’être individuel qui, du coup, ne peut se réaliser, renvoyant inexorablement le sujet à lui-même, dans une autoréflexion qui l’éloigne de toute perception, de toute action, de tout partage du sens.

L’émotion est là. Elle se détache précisément de l’affectivité au sein de ce parcours. Elle est l’événement, écrit Simondon, de « cette individuation en train de s’effectuer dans la présence trans-individuelle » (2005 : 252), sur le fond d’une disposition affective qui la précède et qui la suit, condition de son insertion dans le collectif. On retrouve ici, d’une autre manière, les séquences de la disposition à la moralisation, autour du centre transformateur de l’émotion, dans le schéma passionnel de la sémiotique.

Deux observations conclusives sur cette définition et ce statut transductifs de l’émotion conduisent vers le lien éthique. La transduction assure l’homologie des rapports entre perception et action d’un côté, affection et émotion de l’autre. L’émotion est à l’affection ce que l’action est à la perception. Elle assure les connexions et les passages entre ces différents paramètres, rendant compte de leur indissociable solidarité. Mais, plus précisément, et nous citons à nouveau Simondon :

L’action ne peut résoudre les problèmes de la perception, et l’émotion ceux de l’affectivité, que si action et émotion sont complémentaires, symboliques l’une par rapport à l’autre dans l’unité du collectif.

Ibid. : 253

L’émotion trouve son prolongement dans le monde sous forme d’action et, corrélativement, l’action « se prolonge dans le sujet sous forme d’émotion » (ibid. : 254) : c’est une série transductive. Or, Simondon place en ce point précisément ce qu’il nomme « spiritualité », comme un produit de cette solidarité même. On peut en retenir quelques énoncés définitionnels : « la spiritualité est la réunion de ces deux versants opposés » (ibid.) ; « la spiritualité est la signification de l’être comme séparé et rattaché, comme seul et comme membre du collectif » ; « la spiritualité est la signification de la relation de l’être individué au collectif » (ibid. : 252) non dissociée de sa charge de réalité pré-individuelle, celle de l’affectivité. En somme, la « spiritualité » simondonienne se situe dans le dépassement, par le sujet, de ses propres limites, à travers la conjonction transductive de l’émotion, qui le relie au pré-individuel, et de l’action, qui le relie au trans-individuel. Ainsi définie, elle occupe la place de ce qu’on peut considérer plus généralement comme la signification éthique, à savoir le dépassement du sens immédiat de l’homme périssable dans la liaison entre ces diverses instances. On le voit : dépassement du sens de l’acte, assignation et finalisation de la valeur, visée téléologique, combinaison des strates dans l’identité du sujet depuis le pré-individuel jusqu’au trans-individuel, la « spiritualité » ainsi conçue occupe bien la place de l’axiologie éthique. Ce mot n’est pas cité dans le chapitre sur « L’individuation et l’affectivité » ici synthétisé, mais il le sera ultérieurement, dans les « Compléments » consacrés aux « conséquences de la notion d’individuation », dans un paragraphe intitulé « Éthique et processus d’individuation ». L’auteur y oppose alors les deux versions du collectif : celle de la « communauté », groupe de nature biologique, fermé, qui ne nécessite pas de conscience morale pour exister ; et celle de la « société », ouverte, accueillante et transductive (entre pré-individuel, individuel et trans-individuel), fondée sur ce qu’il nomme alors sa nature « éthique » (ibid. : 508-509).

La seconde conclusion qu’on peut tirer de cette analyse indique que l’altérité est au coeur de l’émotion, qu’elle en atteste dans sa construction même l’avènement, puisque, comme on y a insisté, l’émotion assure la relation entre le substrat affectif pré-individuel et l’individuation dans le trans-individuel. À partir de là, il est clair qu’une orientation motrice se dessine : celle de la relation de l’émotion à autrui, comme mise en question du sujet à travers cette médiation elle-même. Simondon écrit : « L’émotion implique présence du sujet à d’autres sujets ou à un monde qui le met en question comme sujet » (ibid. : 253). Voici le lien tout trouvé avec l’approche émotionnelle de l’éthique chez Lévinas : le sujet otage de l’Autre.

Avant d’en venir à une présentation de ce caractère originaire de l’éthique dans la conscience pré-intentionnelle et pré-réflexive chez Lévinas, dont le foyer serait émotionnel, il nous faut faire un commentaire sur le problème de la modalisation et de la méta-modalisation dont parle Fontanille (2007) à propos de l’adhérence, lorsque l’acte est tout et que la « puissance d’agir se confond avec lui », comme dans le sujet nietzschéen. Cela implique qu’il n’y ait pas de modalité – au sens sémiotique du terme – entre le sujet et son acte, mais seulement une « méta-modalisation » exprimant l’adhérence de l’un à l’autre. Les modalités du vouloir, du devoir, du savoir, du croire, etc., distendent la relation entre actant et acte et compromettent ainsi l’imputation éthique de l’acte à l’actant. C’est ce qu’on retrouvera du reste chez Rousseau. Mais le problème est intéressant à creuser si on admet le statut de l’émotion dans les relations transductives évoquées à l’instant. En effet, la jonction modale est aussi acte, et par là lieu de problématisation possible du sujet face à cet acte (pensons aux tensions et conflits modaux). Chaque modalité peut alors être comprise comme le lieu de surgissement d’une possible instance éthique, par récursivité modale (il faut vouloir vouloir, ou pouvoir pouvoir par exemple) impliquant par elle-même une charge émotionnelle au sens où on l’a vu. Cette observation préalable éclaire la problématique de l’émotion placée à la source de l’éthique, et l’éthique à la source philosophique de la reconnaissance non thématisée de soi, au summum de la relation entre éthique et altérité.

2. L’émotion au foyer de l’éthique

La quête de Lévinas, dans Éthique comme philosophie première, peut être comprise comme un effort de saisie sémantique du verbe « être » dans son rapport avec le sujet de ce verbe, foyer de son identification première ou ultime, comme on voudra. C’est un texte dense et superbe, procédant de manière qu’on pourrait dire « spiralaire », éliminant à chaque passage, en l’occurrence en chacun des quatre courts chapitres qui le constituent, une couche définitionnelle possible de cette saisie pour apercevoir, conceptuellement s’entend, ce qu’il y a sous lui. Nous en proposons une lecture sémiotique succincte, qui mériterait d’être approfondie tant on y trouve à l’oeuvre un principe de générativité, mais de « générativité inversée » pourrait-on dire, où, en allant vers les structures plus profondes, on découvre que les articulations du sens, au lieu de se généraliser et de se simplifier comme dans le parcours génératif de la sémiotique, paradoxalement se complexifient.

Ainsi, le premier chapitre analyse, pour la rejeter, la corrélation fondatrice dans la philosophie occidentale entre connaissance et être : « le savoir est re-présentation, retour à la présence » (Lévinas, 1998 : 71) et conduit à « l’identification de l’être et du savoir » (ibid. : 73), où, in fine et quels que soient ses avatars, la liberté du savoir assure « la bonne conscience d’être » (ibid. : 75) dans la réflexivité. Le deuxième chapitre descend une marche, ou une strate, dans cette sorte de parcours génératif. Il s’attache à l’intentionnalité phénoménologique chez Husserl, comme hypothèse d’une relation première : la conscience comme visée, tournée vers cet autre de la conscience qui est son objet. La fameuse réduction phénoménologique, l’épochè, qui suspend tout savoir et tout croire pour parvenir au noyau de cet acte de conscience minimal, présente alors, dans l’entrelacs avec le monde où le corps est impliqué (Merleau-Ponty), une variété de conscience « non intentionnelle d’elle-même », une conscience qui sait à son insu, bien distincte de la conscience réflexive précédente. Mais quel sens livre donc ce non-intentionnel ? Est-il vraiment délivré de toute thématisation ? « Que se passe-t-il donc dans cette conscience non réflexive ? » (ibid. : 82) se demande Lévinas, et, ajouterons-nous, dans l’intimité de cette conscience qui ne se réduirait pas bien entendu à un statut de mode d’existence : c’est-à-dire à un état potentiel de ce qui va s’actualiser en intentionnalité et se réaliser ensuite en conscience réflexive.

Le troisième étage du parcours est le plus délicat, avec l’intervention de la temporalité dans cet état d’être. Cet être qui n’a pas choisi d’être, passivé à l’extrême, effaçant sa présence pour la rendre la plus discrète possible, cherche même à réduire ce minimum temporel de la rétention et de la protension, implicitant le temps. Très beau passage, michaldien à nos yeux, qui montre « un être sans insistance, comme être sur la pointe des pieds, être sans oser être ; instance de l’instant sans l’insistance du moi […], qui “ sort en entrant ” ! » (ibid. : 86-87). Là se forme alors la mauvaise conscience (opposée à la bonne conscience de tout à l’heure), celle d’une « identité qui recule devant son affirmation », parce que lui est imputée la responsabilité de sa présence même. Nouvelle acception du « moi est haïssable » de Pascal ! On voit que se profile l’éthique… C’est le statut du non-justifié.

La mise en question de l’affirmation tranquille d’être va ainsi jusqu’à reconnaître dans les schémas de la « quête du sens » de la vie, comme le schéma narratif canonique de la sémiotique, la trace de sa « mauvaise conscience ». Voilà donc le sens d’être « mis en question », ou plutôt « mis à la question », en ce qu’il a à répondre, à dire « je », à s’assumer dans la prédication, à s’affirmer comme sujet. C’est ainsi que peut se comprendre la fameuse « mauvaise conscience ». Dans sa relation avec le non-sujet minimal de la non-intentionnalité, Lévinas va plus loin que Jean-Claude Coquet : même en tant que non-sujet, résistant à toute thématisation, le sujet a à répondre de son droit d’être, c’est ce qui est réclamé à l’assomption.

Arrive alors la quatrième et ultime étape. Le « répondre du droit d’être » se forme dans une émotion, vertigineuse, celle de « la crainte pour autrui » (ibid. : 93), l’Autre qui me demande de justifier « ma place au soleil ». Cette crainte est celle d’occuper en mon lieu la place de quelqu’un, de quelque autre ; et elle surgit comme une figure dans la perception, à travers précisément le visage d’autrui, dans l’irruption de son apparaître, dans le « face à face » figuratif. La lecture sémiotique de ce visage est éclairante. Sur le plan de l’expression, ce sont des formes plastiques qui s’exposent dans leur vulnérabilité, mais sur le plan du contenu, cette exposition est celle, d’emblée axiologique, de la mort qui y est inscrite et programmée et qui me dévisage. Le contenu du face à face ainsi compris implique une relation, dans un programme à accomplir qui est celui d’une responsabilité antérieure à tout engagement réflexif : répondre de l’autre, répondre de la mort de l’autre avant d’être voué à moi-même. Ou plus précisément, écrit Levinas, « comme si j’avais à répondre de la mort de l’autre avant d’avoir à être » (ibid. : 98). C’est là une responsabilité qui se situe avant la liberté, qui occupe, si l’on veut, l’espace de l’inhérence et le distend, car elle prend acte de ma séparation d’avec autrui tout en imposant ma solidarité avec lui.

Ainsi se dégage, si ce résumé est sinon juste, du moins assez clair, le fondement éthique du verbe être. La relation à autrui est à sa source, et elle s’explicite comme crainte. En d’autres termes, selon cette conception, l’émotion éthique est première, elle est au fondement sémantique d’être, elle est celle de la peur – associée du reste, pour être plus juste, à son soulagement dans l’émerveillement : « la merveille du moi revendiqué dans le visage du prochain » (ibid. : 104).

Après l’approche transductive de l’émotion qui délimitait son possible rapport avec l’éthique dans le collectif, puis celle de la radicalité d’une émotion au foyer d’être imposant sa dimension immédiatement éthique, voici, troisième étape de notre parcours, un autre lieu dans la syntagmatique de leurs rapports, une localité inscrite plus concrètement dans le déroulement de l’acte qui implique également la relation avec autrui : c’est celui de l’éthique sensitive chez Jean-Jacques Rousseau.

3. L’« éthique sensitive » dans les Rêveries du promeneur solitaire

Éthique sensitive, lorsque l’horizon de toute idéalité est dénié et rejeté au nom même des valeurs émotionnelles dans une axiologie du sensible. L’émotion marque alors l’inhérence du sujet à son acte – mais inhérence cette fois pathémique – et promeut par là une adhésion pleine et entière entre les deux instances. Elle se trouve ici au coeur même de l’accomplissement éthique. Elle en est le principe de validation dans une temporalité de l’instant, celle de l’action elle-même d’où rien ne saurait déborder sans en altérer la valeur :

Profitons, écrit Rousseau, du contentement d’esprit quand il vient, gardons-nous de l’éloigner par notre faute, mais ne faisons pas des projets pour l’enchaîner, car ces projets-là sont de pures folies.[3]

« Neuvième promenade », 1960 : 119

Le principe est clair : refus de l’assignation d’une finalité ultime, qui serait d’ordre cognitif ou déontique, refus d’un telos tel que le « bonheur », la vie bonne et heureuse aristotélicienne, refus d’un telos rétro-agissant hypothétiquement sur l’acte et transformant son aspectualité ponctuelle libre et sans contrainte en une aspectualité itérative contraignante (celle de l’enchaînement, compris comme une suite obligée et comme une ligature). C’est ce que condense quelques lignes plus loin l’énoncé théorique de l’axiologie éthico-sensible de Rousseau : « J’ai vu peu d’hommes heureux, peut-être point ; mais j’ai vu souvent des coeurs contents » (ibid.) et, poursuit-il, fondant ainsi l’axiologie éthique dans l’altérité, dans la réversibilité, dans le transfert sensible de l’Autre en soi : « De tous les objets qui m’ont frappé, c’est celui qui m’a le plus contenté moi-même. Je crois que c’est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes » (ibid.).

Le contentement réalise la coïncidence de l’éthique, sur le plan du contenu, et de l’ethos, sur le plan de l’expression. L’émotion s’y somatise. Alors que le bonheur, s’il existe, n’offre aucun signe extéroceptif de sa manifestation, « le contentement », en revanche, « se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l’accent, dans la démarche, et semble se communiquer à celui qui l’aperçoit » (ibid.) : communication transductive.

Avant d’en venir à quelques remarques analytiques, relisons l’histoire bien connue, axiologiquement « édifiante » comme un exemplum, de la « barrière d’Enfer », au début de la « Sixième promenade ».

Nous n’avons guère de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre coeur, si nous savons bien l’y chercher. Hier, passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Bièvre du côté de Gentilly, je fis le crochet à droite en approchant de la barrière d’Enfer, et m’écartant dans la campagne j’allai par la route de Fontainebleau gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivière. Cette marche était fort indifférente en elle-même, mais en me rappelant que j’avais fait plusieurs fois machinalement le même détour, j’en recherchai la cause en moi-même, et je ne pus m’empêcher de rire quand je vins à la démêler. […] Dans un coin du boulevard, à la sortie de la barrière d’Enfer, s’établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garçon fort gentil mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s’en va d’assez bonne grâce demander l’aumône aux passants. J’avais fait une espèce de connaissance avec ce petit bonhomme ; il ne manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premières fois, je fus charmé de le voir, je lui donnais de très bon coeur, et je continuai quelque temps de le faire avec le même plaisir, y joignant même le plus souvent celui d’exciter et d’écouter son petit babil que je trouvais agréable. Ce plaisir devenu par degrés habitude se trouva je ne sais comment transformé dans une espèce de devoir dont je sentis bientôt la gêne, surtout à cause de la harangue préliminaire qu’il fallait écouter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m’appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu’il me connaissait bien, ce qui m’apprenait assez au contraire qu’il ne me connaissait pas plus que ceux qui l’avaient instruit. Dès lors je passai par là moins volontiers, et enfin je pris machinalement l’habitude de faire le plus souvent un détour quand j’approchais de cette traverse.

« Sixième promenade », 1960 : 75-76

Venons-en maintenant à l’argumentation qui généralise, une page plus loin, l’expérience et en tire la leçon axiologique :

Mais il fut des temps plus heureux où, suivant les mouvements de mon coeur, je pouvais quelque fois rendre un autre coeur content, et je me dois l’honorable témoignage que chaque fois que j’ai pu goûter ce plaisir je l’ai trouvé plus doux qu’aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur ; et rien dans mon plus secret intérieur ne l’a jamais démenti. Cependant j’ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chaîne des devoirs qu’ils entraînaient à leur suite : alors le plaisir a disparu, et je n’ai plus trouvé dans la continuation des mêmes soins qui m’avaient d’abord charmé, qu’une gêne presque insupportable. Durant mes courtes prospérités beaucoup de gens recouraient à moi, et jamais dans tous les services que je pus leur rendre aucun d’eux ne fut éconduit. Mais de ces premiers bienfaits versés avec effusion de coeur naissaient des chaînes d’engagements successifs que je n’avais pas prévus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes premiers services n’étaient aux yeux de ceux qui les recevaient que les erres [arrhes] de ceux qui les devaient suivre ; et dès que quelque infortuné avait jeté sur moi le grappin d’un bienfait reçu, c’en était fait désormais, et ce premier bienfait libre et volontaire devenait un droit indéfini à tous ceux dont il pouvait avoir besoin dans la suite, sans que l’impuissance même suffît pour m’en affranchir. Voilà comment des jouissances très douces se transformaient pour moi dans la suite en d’onéreux assujettissements.

Ibid. : 76-77

Nos remarques porteront sur le problème de la responsabilité et sur les régimes d’imputation actantielle de l’acte, noyau généralement reconnu comme celui de la signification éthique.

Un rapport tensif inverse s’établit entre, d’un côté, le « penchant » affectif de « rendre un autre coeur content », ce plaisir « trouvé plus doux qu’aucun autre », qualifié sur le mode extrémal de « vif, vrai, pur », et de l’autre « la chaîne des devoirs » qu’il entraînait à sa suite, pesante, source d’une « gêne presque insupportable ». Ce penchant, défini par le dictionnaire comme « inclination naturelle vers un objet ou une fin » (Robert), indique une première version de la responsabilité, fondée sur l’inhérence du sujet émotionnel à son acte comme le suggère la suite des qualifications monosyllabiques « vif, vrai, pur ». Outre une gradation euphonique qui mériterait analyse, elles font coïncider l’intensité inchoative et ponctuelle de l’immédiateté (« vif »), la sanction véridictoire de l’évidence (« vrai ») et la qualité d’un état matériel qu’aucun mélange ne corrompt (« pur »). Le sujet fusionne alors dans son acte et se confond avec lui. De sorte que l’accomplissement de cet acte, modèle d’esthésie, thématise le sujet comme auteur et créateur, une sorte de démiurge éthique.

Et voici que, par le simple fait de sa répétition, le problème de l’imputation de l’acte surgit, séparant le sujet en une pluralité d’instances et le disjoignant de lui-même. Un nouveau régime de responsabilité survient, qui thématise ce sujet comme un simple exécutant sur le fond d’une norme en formation, laquelle engendre, pour reprendre la terminologie suggérée par Fontanille, la déshérence. Il est facile d’observer la suite de transformations qui régissent alors la scène :

  • Une transformation aspectuelle : de ponctuel, inchoatif et immédiat, sans transition ni médiation, l’acte devient itératif. Il s’inscrit dans la syntaxe récursive d’une chaîne.

  • Une transformation modale : la modalité boulestique du vouloir, celle du « premier bienfait libre et volontaire » (où se combinent du reste les deux variétés du vouloir : celle, impulsive, du désir et celle, réflexive, de la volonté), fait place à la modalité hétéronome du devoir. Le déontique s’exprime alors par les expressions elles-mêmes itératives de « chaîne des devoirs », de « chaînes d’engagements successifs » qui deviennent « d’onéreux assujettissements ». Une tierce instance a fait son apparition, instance issue d’un autre ordre, et donneuse d’ordres.

  • Une transformation actantielle enfin, qui affecte en premier lieu le bénéficiaire des bienfaits. D’abord simple destinataire, voici qu’il devient prescripteur, agent de l’hétéronomie, destinateur-fondateur du nouvel ordre des valeurs, générateur structurel d’une norme. Le don partagé et réciproque (car cofondateur des sujets) a fait place à une structure réglée d’échanges qu’illustre un modèle figuratif, ici articulé en un langage symbolique, celui du commerce et du crédit : « Mes premiers services n’étaient […] que les arrhes de ceux qui les devaient suivre », et « les jouissances très douces » se transforment « en d’onéreux assujettissements ». La transformation actantielle a ainsi affecté l’ensemble des liens entre les instances en jeu et, du même coup, les instances elles-mêmes.

Au total, c’est une nouvelle définition éthique de la valeur qui se fait jour dans le processus. Plus exactement, on constate la transformation de l’éthique en morale. C’est même, avant Nietzsche, à une « généalogie de la morale » qu’on assiste ici. Le donateur initial devient victime ; le téléologique partagé dans l’émotion, peut-être même fondé sur la réversibilité émotionnelle, devient le déontologique, avec les forces abstraites de sa hiérarchie normative. La force d’accomplissement éthique trouvait son telos dans cet accomplissement même. Nullement construit comme une valeur-but présupposée par l’acte, débordant et finalisant son sens comme un horizon, ce telos s’inventait au contraire dans le mouvement de l’acte et dans la conjonction réalisée des contentements. Dès lors, l’accomplissement portait moins sur la valeur des objets transmis, ou sur la valeur qui se projetait potentiellement à travers eux, que sur la relation entre les sujets à cette occasion découverte, découverte dans et par l’occasion. Cette force d’accomplissement a disparu. Or, ce qui en déterminait la réalisation, c’est bien la composante émotionnelle, responsable du lien transductif qui s’établissait entre toutes les instances de la scène et en assurait l’unité soudaine et inattendue. À la place, lorsque l’émotion a disparu de la scène éthique avec ses « jouissances très douces », on ne trouve plus que le disparate, la disparition des instances désormais atomisées dans la nouvelle thématisation de leurs rôles, autant d’actants non sujets agissant et réagissant « machinalement » dans un espace déontique calcifié.

Si bien que l’émotion dans l’éthique, loin d’être un « supplément d’âme » à une axiologie qui trouve ailleurs ses fondements, plus loin encore d’être, au contraire, un facteur d’appauvrissement de la puissance d’agir par réduction de la disponibilité adaptative due aux états passionnels dans la perspective de Spinoza, serait littéralement coextensive à l’action elle-même, lui conférant sens et valeur parce qu’elle instaure les conditions d’une co-responsabilité de fondation réciproque des sujets. C’est du moins ce que nous retenons de l’éthique sensitive et émotionnelle de Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire. La bien nommée « barrière d’Enfer » fait surgir la pluralisation des instances conflictuelles et contractuelles, latentes dans l’espace actantiel du sujet, au sein de l’unité qu’il formait – ou dont il formait le simulacre – lorsque l’émotion motivait le sens éthique et le définissait à travers elle. Ce sens éthique articulait alors les séries transductives à travers lesquelles prenait forme cette émotion, dans la fusion momentanée du soi et de l’autre. Les deux séquences que nous avons parcourues – en plaçant d’abord l’émotion à la source de la pensée éthique qui virtualise l’altérité, puis en second lieu dans l’exécution même de l’acte – pourraient s’ouvrir sur une troisième séquence, située dans l’aval de l’action cette fois. Cette troisième variété de l’émotion éthique, appréhendée comme effet pragmatique du discours, relève de la présence dans la représentation de l’expérience et des conditions de son partage par le biais de l’écriture. L’expérience située aux limites du représentable, comme celle dont témoigne le texte de Robert Antelme, L’Espèce humaine, pose alors un problème nouveau, celui de l’intercalation du langage comme condition indépassable pour construire le sens éthique et l’unir à l’émotion[4].