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L’homme met en place des symboles pour mieux comprendre le monde dans lequel il vit. Avec le mode symbolique s’institue un ancrage mémoriel, une pensée singulière dont l’énonciation participe d’un processus herméneutique qui rend compte de structures interprétatives. Originellement, le symbole désigne un signe de reconnaissance provenant d’un « objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs enfants ; on rapprochait les deux parties pour faire la preuve que des relations d’hospitalité avaient été contractées » (Rey, 2004 : 3719). Comme l’atteste son étymologie grecque sumbolon, dérivée du verbe sumballein qui signifie « jeter ensemble », « joindre », « réunir », « mettre en contact », il avait la fonction d’unir, de construire un pont entre deux objets. Au fil du temps, il est devenu un médiateur sémantique dont les modalités fonctionnelles permettent le passage d’un sens littéral à un sens figuré. Par conséquent, il institue un processus herméneutique singulier, pluridimensionnel et transcendant : pluridimensionnel, le symbole dévoile des structures imaginaires ; transcendant, il interroge le saisissable de l’insaisissable.
Évidente en apparence, la définition du « symbole » est pourtant problématique du fait de la polysémie du terme qui en brouille la compréhension et instaure un malaise définitionnel. À cet égard, Umberto Eco qualifie de « forêt symbolique » (1988 : 191) l’hétérogénéité lexicale découlant des différentes utilisations du mot. Cette plurivocité terminologique entraîne un affadissement lexical causé par un emploi équivoque et désinvolte. Ainsi, la psychanalyse, la philosophie, la sémiotique, la littérature et la poésie utilisent le symbole pour servir leur domaine et l’investir d’un sens qui leur est propre. Il résulte de ces emprunts d’étonnants antagonismes concernant la notion de signe. Alors que certains penseurs comme Lévi-Strauss, Freud ou Kristeva rendent compte d’une synonymie entre le symbole et le signe, d’autres comme Ricoeur, Durand, Jung ou Todorov revendiquent la distinction entre les deux. La disparité lexicale qui découle de ce constat ne mène pas à la destitution du symbole. Paradoxalement, elle le fait renaître et lui permet de produire de nouvelles unités sémantiques.
En regard de ce constat, nous proposons de réfléchir aux axes définitionnels du symbole en abordant les diverses disciplines que sont la sémiotique, l’histoire de l’art, la littérature et la philosophie. L’horizon théorique du dossier est non pas d’élaborer une nouvelle définition, mais de situer et de comprendre les contradictions internes qui résultent de la globalisation de la réflexion. L’ensemble des articles explore deux voies parallèles et complémentaires interrogeant l’investissement du symbole dans nos sociétés contemporaines. Les auteurs proposent de repenser les structures de symboles anciens par l’entremise des disciplines susmentionnées, d’un côté, et d’examiner les modalités théoriques de symboles en mutation (c’est-à-dire partiellement dé-sémantisés et en quête d’un nouveau sens), de l’autre.
D’emblée, Guillaume Asselin livre une réflexion originale en marge de l’idée traditionnelle du symbole, et montre que le thème contemporain de la déliaison s’enracine dans l’étymologie. Ainsi propose-t-il, à partir de Pascal Quignard notamment, de penser une herméneutique de l’« entre-deux » en explorant la part de déchirure qui prélude à la constitution du symbole. Il s’agit dès lors de pallier transversalement une déchirure initiale, et c’est dans cet esprit qu’Émilie Granjon présente un état des lieux sur la question. Elle met en évidence la rencontre de plusieurs traditions théoriques qui ravive une définition plus ancienne du symbole et, de ce fait, l’inscrit dans une réflexion interdisciplinaire qui échappe aux définitions exclusivement sémiotiques, anthropologiques, sociologiques ou psychanalytiques. Paola Pacifici démontre que, au xviie siècle, le réseau signifiant ainsi formé se centrait notamment sur l’image du corps, envisagée comme métaphore sémiosique d’une interrelation entre anatomie, astrologie, philosophie et religion. Étudiant la même époque, Andréa Catellani sémiotise la manière dont l’allégorie supplante le symbole dans la littérature jésuite. À une ratio difficilis motivée par une intensité passionnelle euphorique ou dysphorique se substitue une ratio facilis visant à organiser, à systématiser et à limiter le panorama interprétatif.
Avec les articles de Guillaume Asselin, d’Émilie Granjon, de Paola Pacifici et d’Andréa Catellani, les théories contemporaines, sous l’impulsion de modèles philosophiques, sémiotiques et phénoménologiques, inspirent une réflexion interdisciplinaire qui envisage le symbole comme facteur de cohésion ou de disjonction conceptuelle. En revanche, la littérature et les arts du xxe siècle témoignent d’une ruine de la dimension notionnelle à mesure que se révèle la faillite des langages symboliques.
Avec L’Atelier du peintre de Patrick Grainville, Fabienne Claire Caland analyse, dans le cadre d’une réflexion littéraire, l’échec de la tentative du narrateur visant à constituer un langage symbolique, de telle sorte que la langue de l’écrivain se fonde sur la destruction même d’un tel langage. Pour comprendre cette crise de l’organicité, il faut remonter à l’entre-deux-guerres, qui voit se déstructurer les systèmes coloniaux, la perception du corps humain (premières greffes) et le psychisme (impact de la psychanalyse). S’y ajoute, à l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, une menace d’indifférenciation violente qui précipite la dé-symbolisation. Ainsi un poète comme David Gascoyne se tourne-t-il vers l’alchimie pour construire une nouvelle cohérence symbolique ; or, Bertrand Rouby montre que cette entreprise aboutit à des tensions herméneutiques telles que le symbole s’en trouve défait. De Gascoyne à Grainville, le xxe siècle apparaît donc comme une ère du soupçon à l’égard des systèmes symboliques, dont les velléités d’ordonnancement ne répondent plus à une vision du monde marquée par la dissémination et le jeu différentiel du langage.
Appendices
Notes biographiques
Émilie Granjon
Émilie Granjon est théoricienne de l’art et se spécialise dans l’alchimie. Elle vient de soutenir une thèse de doctorat en sémiologie sur la sémiogenèse de la symbolique alchimique au xviie siècle dans les gravures de l’Atalanta fugiens. Dans le cadre du stage postdoctoral (FQRSC) qu’elle effectue à la Chaire de recherche du Canada sur la dynamique comparée des imaginaires collectifs (Université du Québec à Chicoutimi) et à l’Institut de recherches philosophiques de Lyon 3 (Université Jean Moulin), elle oriente ses recherches sur les mécanismes interprétatifs et les structures de l’imaginaire de diverses symboliques ésotériques. Elle est l’auteure de plusieurs articles sur l’iconographie alchimique et l’imaginaire ésotérique.
Bertrand Rouby
Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud, Bertrand Rouby est l’auteur d’une thèse sur David Gascoyne et d’une douzaine d’articles sur la poésie britannique du xxe siècle. Il est Maître de conférences en disponibilité et travaille actuellement auprès de la Chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique dirigée par Pierre Ouellet (Université du Québec à Montréal).
Corinne Streicher
Corinne Streicher est doctorante en histoire de l’art. Ses recherches portent sur le xviiie siècle en esthétique et en histoire de l’art, sur Winckelmann en particulier. Elle a publié plusieurs articles sur des questions esthétiques revisitées par une anthropologie du visuel (Montréal, France, Brésil). Depuis deux ans, elle est chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal.
Références bibliographiques
- Eco, U. [(1984) 1988] : Sémiotique et Philosophie du langage, Paris, PUF.
- Rey, A. (dir.) [(1992) 2004] : « Symbole », Dictionnaire historique de la langue française, tome 3, Paris, Le Robert.