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L’ambiguïté colore l’oeuvre de Patrick Modiano qui nous promène dans les brumes floues de ses paysages noyés de passé. Avec Dora Bruder, un de ses plus marquants ouvrages, elle ne concerne pas seulement la problématique de l’autofiction à laquelle elle est souvent rapportée. Elle touche la nature même d’un texte, dénué de toute mention générique, qui relève de deux régimes d’écriture, contradictoires a priori. Comme le rappelle Emmanuel Bouju, la fiction est une « assertion feinte » qui « détache bien le référent historique de son ancrage pour le replacer […] dans un contexte d’auto-référence textuelle » (2006 : 111). La visée référentielle est alors indirecte, à la différence du discours historique qui se fonde sur le projet de raconter ce qui s’est produit dans la réalité. Dora Bruder est le compte rendu d’une enquête menée par Modiano et rédigée par un narrateur à la première personne, à partir d’un avis de recherche lu dans un journal de 1941, concernant une jeune fugueuse. De décembre 1988 à mars 1997, l’auteur tente de savoir ce qui est arrivé à cette jeune fille, prénommée Dora, en fouillant les archives et en traquant toute trace qui subsisterait d’elle. Les archives auxquelles le narrateur se réfère sont non pas fictives mais issues, autant qu’il nous a été permis de le vérifier, de l’univers réel. Des entretiens nous apprennent qu’une correspondance avec Serge Klarsfeld[2] a fait progresser l’enquête de Modiano, qui a ainsi grâce à lui retrouvé d’autres pièces concernant Dora et sa famille, parmi lesquelles quelques photos[3], d’ailleurs reproduites dans certaines éditions de l’ouvrage. Republié dans la collection « Folio » en 1999, le livre est légèrement amendé par Modiano, qui accentue encore sa part archivistique[4]. Dora Bruder se rapproche donc d’un documentaire où un narrateur à la première personne, que le lecteur tend à confondre avec l’auteur, tient une sorte de journal de son enquête, de ses découvertes comme de ses échecs. On se trouverait ainsi, avec cette superposition de l’auteur, du narrateur et du personnage (Lecarme et Lecarme-Tabonne, 1997 : 25 et 270) – trois instances dont les relations déterminent les frontières entre roman, autofiction et autobiographie –, dans le récit autobiographique d’un homme, Patrick Modiano, lui-même en quête de la biographie de Dora Bruder.

Mais l’ouvrage relève aussi de la fiction, peut-être par défaut : il mêle à cette enquête une grande part d’imagination, ainsi que des souvenirs personnels du narrateur, au sein d’un livre qui, en dépit des apparences désaffectées de l’écriture blanche, fait l’objet d’une construction esthétique et éthique relevant davantage de la littérature que de l’historiographie. Même si Dora Bruder est un des textes où Modiano, avec une préoccupation éthique que la gravité du sujet lui inspirait, tente de serrer la réalité au plus près, il n’est pas rattaché explicitement à un genre fictif tel le roman[5]. Le narrateur recourt à l’imaginaire, s’attirant quelques soupçons du lecteur et prenant une dimension autofictive chère à Modiano : le narrateur, confus sur la frontière entre imaginaire et réel, peut y être perçu comme une mise en fiction de la personne de l’auteur, même si celui-ci a confirmé la véracité des souvenirs personnels qui émergent dans le récit de son narrateur. Ce texte que Modiano refuse donc d’appeler roman (« Avec Dora Bruder, j’ai d’abord biaisé en écrivant un roman[6], mais j’ai enfin abordé le problème de front » [2004]) entre pourtant dans la catégorie hybride des fictions de l’archive, puisque des histoires s’écrivent – celle de Dora bien sûr, mais aussi celle du narrateur –, des personnages s’ébauchent, reposant sur l’imagination du narrateur et de l’auteur à partir d’archives et d’existences réelles.

Mise à l’épreuve tant de l’archive que de la littérature, l’oxymoron ainsi constitué permet, on le verra dans un premier développement, de montrer les limites des traces. La deuxième partie s’intéressera à l’imagination qui tire les fantômes du néant grâce à la cohérence fictive, supplétive aux creux d’un réel déserté. Enfin, la fiction de l’archive, qui correspond ici à une mise en scène de l’écriture – du processus fictionnel comme de la démarche historiographique –, s’interroge sur la littérature et son rapport au réel et à la mémoire.

Vestiaire de l’oubli

D’emblée, dans Dora Bruder, la dynamique de l’écriture se lance à la poursuite du réel. Le récit s’organise – comme dans de nombreux autres romans modianiens – autour de l’enquête[7] d’un narrateur homodiégétique. Dans un Paris-Soir du 31 décembre 1941, Modiano tombe sur un avis de recherche, passé par les parents d’une jeune fille de 15 ans.

PARIS

On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1,55 m, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris.[8]

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L’impulsion de l’enquête est ainsi donnée à Modiano comme à son narrateur, ces deux figures se superposant plus encore que dans ses autres textes, de sorte que l’écriture semble adopter la voix de la vérité, du fait d’un narrateur fiable parce qu’issu de la réalité au lieu d’être le produit, même partiel, d’une feinte. Certains éléments permettent de confondre le narrateur avec l’auteur – le titre d’un livre écrit par le narrateur est celui d’un roman de Modiano (Voyage de noces [1990]), qui existe donc dans l’univers naturel, ce qui suggère le caractère directement référentiel de l’écriture de Dora Bruder. Commence un compte rendu de cette enquête, troublante, car, par certains aspects, elle se présente comme un double inversé de celle que menèrent les policiers chargés de traquer les Juifs pendant l’Occupation.

Le narrateur cherche toutes les traces de la jeune fille et de sa famille : lieux de scolarisation, adresses diverses de résidence, circonstances de l’arrestation, etc. La reconstitution de l’histoire factuelle de Dora se fait ainsi au fil de diverses formes d’archives découvertes par Modiano lui-même ou qui lui ont été fournies par Serge Klarsfeld notamment, tels des dossiers administratifs, des mains courantes de commissariat :

À la date du 17 avril 1942, la main courante du commissariat de Clignancourt porte cette inscription sous les colonnes habituelles : Dates et direction – États civils – Résumé de l’affaire : « 17 avril 1942. 2098 15/24. P. Mineurs. Affaire Bruder Dora, âgée de 16 ans disparue suite PV 1917 a réintégré le domicile maternel ».

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Par moments, le narrateur adopte une posture citationnelle qui s’apparente à l’objectivité d’un historien. Lorsqu’il restitue un rapport administratif concernant les fouilles des internés dans les camps de Drancy et de Pithiviers, l’auteur accrédite même la démarche historique de son narrateur en signalant, par une note de bas de page, la nature réelle de ce texte, certifié donc comme une vraie archive : « D’après un rapport administratif rédigé en novembre 1943 par un responsable du service de la Perception de Pithiviers » (67). Le paratexte, notamment les entretiens avec Modiano, confirme la réalité et l’origine authentique de certaines données archivistiques. « En 1994, Serge Klarsfeld m’a communiqué les fiches du camp de Drancy et de la préfecture de Police la concernant, elle et ses parents » (2004). Modiano ne semble pas inventer de vraies fausses archives comme il s’est parfois imaginé de vrais faux souvenirs identitaires (Livret de famille, 1981).

Mais, prises dans le fil de l’enquête qui, non contente de les citer, les met en scène, les archives font l’épreuve du savoir qu’elles délivrent. Le texte souligne de ce fait les faillites de l’archive à dire le réel ; il exprime les frustrations du narrateur. À l’égal de cette narration fragmentaire que pratique Modiano ici comme dans le reste de son oeuvre, l’enquête met en évidence le caractère lacunaire des archives. Même les rapports administratifs ne mentionnent pas de données qui intéressent Modiano. Celui sur les fouilles est ainsi commenté : « L’équipe de la fouille était composée de sept hommes – toujours les mêmes. Et d’une femme. On ne connaît pas leurs noms » (67). Quand à la main courante qui signale le retour de Dora au foyer maternel, le narrateur fait l’observation suivante : « À peine trois lignes au sujet de l’ “affaire Bruder Dora” » (87). L’archive peut également être faussée. Son authenticité n’est pas toujours synonyme de vérité. Ainsi, Schweblin déclaré mort en 1943 vit peut-être toujours à Paris, le père du narrateur ayant « cru le reconnaître porte Maillot, un dimanche après la guerre » (67).

Les photos privées de Dora et de sa famille restent sans légende. Elles appellent une description précise, incapable d’approfondir l’énigme qu’elles figent. Lorsque le narrateur découvre le cliché intrigant où Dora pose avec sa mère et sa grand-mère, il le décrit attentivement mais il se trouve là encore réduit à des hypothèses pour expliquer ses observations – l’absence du père, l’endimanchement des trois femmes : « Qui a bien pu prendre cette photo ? Ernest Bruder ? Et s’il ne figure pas sur cette photo, cela veut-il dire qu’il a déjà été arrêté ? » (91).

Les archives disparaissent, s’égarent dans des endroits improbables : comme cette très émouvante lettre qu’un certain Robert Tartakovsky, avant d’être déporté, écrit à des proches sur un « mince carré de papier recouvert recto verso d’une écriture minuscule » (121) ; lettre que le narrateur cite en entier mais qu’il a achetée par hasard dans une librairie « comme n’importe quel autographe » (ibid.). La destruction des archives accentue leur caractère fragmentaire. Le livre est travaillé par l’angoisse du temps qui passe, fauchant les traces matérielles qui supportent la mémoire : cela empêche la reconstitution même des événements de la vie de Dora, qui reste très lacunaire. Ainsi l’anéantissement des archives des commissariats est-il programmé par des procédures :

Sans doute détruisait-on, dans les commissariats, ce genre de documents à mesure qu’ils devenaient caducs. Quelques années après la guerre, d’autres archives des commissariats ont été détruites, comme les registres spéciaux ouverts en juin 1942, la semaine où ceux qui avaient été classés dans la catégorie « juifs » ont reçu leurs trois étoiles jaunes par personne, à partir de l’âge de six ans.

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Les lieux, autre forme d’archive pour Modiano, sont aussi victimes de destructions qui effacent la mémoire de ceux qui les ont fréquentés ou habités :

Les lambeaux de papiers peints que j’avais vus encore il y a trente ans rue des Jardins-Saint-Paul, c’était les traces de chambres où l’on avait habité jadis – les chambres où vivaient ceux et celles de l’âge de Dora que les policiers étaient venus chercher un jour de juillet 1942. La liste de leurs noms s’accompagne toujours des mêmes noms de rues. Et les numéros des immeubles et les noms des rues ne correspondent plus à rien.

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Les témoins des événements que l’on veut reconstituer ou les gens qui ont connu Dora meurent, comme cette supérieure du pensionnat où elle se cachait : « Elle est morte en 1985, trois ans avant que je connaisse l’existence de Dora Bruder. Elle devait certainement se souvenir d’elle – ne serait-ce qu’à cause de sa fugue » (43).

« Mais après tout qu’aurait-elle pu m’apprendre ? » (ibid.), poursuit le narrateur. Cette vanité même du témoignage, qui ne peut sans doute révéler l’intériorité secrète de Dora, est d’autant plus forte que le travail de l’oubli est sans cesse à l’oeuvre, déformant et gommant les souvenirs. Un personnage surgi du passé du narrateur revient en sa mémoire, mais il observe : « J’ai oublié son visage. La seule chose dont je me souvienne, c’est son nom » (135). L’opération d’archivage du narrateur au fil de l’enquête est elle-même imparfaite. Un journaliste, Bertrand de Saint-Vincent (1997), publie le récit de ses déambulations sur les traces du narrateur de Modiano, lui-même sur les traces de Dora Bruder, et relève de nombreuses inexactitudes. Selon Baptiste Roux, cela montre à l’oeuvre

[…] la disparition de l’« univers du drame », à tout jamais hors de portée. Elle scelle, de la sorte, l’oubli définitif dans lequel seront précipités les personnages, puisque leur présence ne subsiste que dans les lieux investis de leur présence.

1999 : 117

Même lorsqu’elles subsistent matériellement, on a souvent oublié de quoi et de qui les choses étaient traces, ce qui équivaut à une disparition de leur pouvoir mémoriel. Si la prison des Tourelles où a été incarcérée Dora n’est pas détruite comme le pensionnat qui l’a abritée, ce bâtiment ressemble à un livre oublié dans une bibliothèque, qu’on n’ouvrirait jamais et dont on ne comprendrait plus le langage :

Je me suis dit que plus personne ne se souvenait de rien. Derrière le mur s’étendait un no man’s land, une zone de vide et d’oubli. Les vieux bâtiments des Tourelles n’avaient pas été détruits comme le pensionnat de la rue de Picpus, mais cela revenait au même.

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Le vide et l’absence envahissent le livre. Le monde se ramène à une archive de l’oubli et l’enquête du narrateur, à la conscience aiguë d’un creux :

On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités. Empreinte : marque en creux ou en relief. Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu.

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L’incomplétude des archives, papiers, lieux et objets de mémoire pousse le narrateur à poursuivre son enquête selon des voies improbables qui en marquent le caractère un peu dérisoire : « Le seul moyen de ne pas perdre tout à fait Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de rapporter les changements de temps » (89). Suit un descriptif du temps qu’il a fait au cours de cette fugue, où certaines dates sont retenues et certains événements marquants signalés (bombardements…) dans un esprit de chronique.

Les archives et les traces se multiplient au fil du texte comme si leur convocation sous de multiples formes tentaient de compenser le vide qu’elles recouvrent. Ou de mieux le faire sentir au lecteur. Le narrateur semble les tester, à moins que ce ne soit une opération magique dont il attend chaque fois le lever du voile, le voyage dans le passé, sa reviviscence. Se multiplient les phrases interrogatives comme autant de culs-de-sac de l’enquête : « Quel était donc son refuge ? Et comment faisait-elle pour survivre dans ce Paris-là ? » (62). L’enquête part d’archives (l’entrefilet de journal), mais se heurte à leurs déficiences si l’on pense que le narrateur voulait reconstituer la vie de Dora, son caractère, ses pensées, ses émotions. L’enquête rationnelle est une déroute partielle : les traces qui subsistent de Dora ne sont pas des fragments d’os à partir desquels Cuvier prétendait reconstituer l’ensemble d’un squelette préhistorique et Balzac, la société humaine de son temps.

Fiction oblige

De l’ « Affaire Bruder Dora », la fiction (re)crée Dora Bruder. Se développant dans les creux et les brisures de l’enquête, la fiction naît du vide archivistique comme de sa capacité paradoxale à mettre en branle l’imagination, l’émotion, à déclencher une histoire et une rêverie. Dora Bruder met en évidence la force romanesque de certaines archives. L’annonce de Paris-Soir fournit un personnage, un nom, une situation forte, un temps et un lieu au romancier qui fera, à partir de cette annonce, un vrai roman (Voyage de noces) avant de rédiger Dora Bruder. Modiano dit souvent avoir été obsédé par les détails descriptifs de cette annonce. Aussi imparfaite soit-elle, la caserne des Tourelles, lieu oublié des mémoires modernes, attire néanmoins le passant attentif dont elle réveille l’imagination qui permettra peut-être de capter l’écho du passé dont elle reste la porteuse muette :

Et pourtant, sous cette épaisse couche d’amnésie, on sentait bien quelque chose, de temps en temps, un écho lointain, étouffé, mais on aurait été incapable de dire quoi, précisément. C’était comme de se trouver au bord d’un champ magnétique, sans pendule pour en capter les ondes.

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Certains quartiers de Paris sont hantés par le fantôme de Dora, dont le narrateur sent la présence irrationnelle : « Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L’autre soir, c’était près de la gare du Nord » (144). Parlant de sa fréquentation des petites rues voisines de la rue Picpus, il conclut : « Voilà le seul moment du livre où, sans le savoir, je me suis rapproché d’elle, dans l’espace et le temps » (54). L’archive modianienne dit le vide mais garde en elle le souvenir des gens qui ont paradoxalement contribué à son effacement pour peu qu’on laisse parler l’imagination. Le narrateur regarde une version du film Premier rendez-vous[9] en constatant qu’ « un voile semblait recouvrir toutes les images, accentuait les contrastes et parfois les effaçait, dans une blancheur boréale » (80). Il comprend alors que « ce film était imprégné par les regards des spectateurs du temps de l’Occupation – spectateurs de toutes sortes dont un grand nombre n’avaient pas survécu à la guerre » (ibid.). Devant le silence et l’absence des archives, le narrateur revient souvent, en des formules très proches d’une page à l’autre, sur l’obligation de faire des suppositions, d’inventer cette histoire qu’il tente de reconstituer, sans plus de garanties historiques : « Je me demandais s’il existait un document, une trace qui m’aurait fourni une réponse. J’en étais réduit aux suppositions. On l’avait sans doute arrêtée dans la rue » (61). Il y a ainsi de l’ « orphisme » (Demeyère, 2002 : 255) dans cette écriture qui réactive le mythe d’Eurydice (ibid. : 257).

Le narrateur s’identifie à Dora. Sa propre vie lui permet de ressentir ce qu’elle a vécu. Après avoir tenté d’imaginer l’entretien d’Ernest Bruder avec le fonctionnaire de police, lorsqu’il est venu déclarer la fugue de sa fille, le narrateur consacre une séquence, séparée de la précédente par un blanc comme pour bien marquer la distinction entre les deux histoires, à l’évocation des émotions ressenties lors de sa propre fugue. On passe ainsi de la lacune historique à une histoire personnelle remémorée qui réécrit celle qui a été effacée, mais qui généralise certaines émotions au-delà des trajectoires proprement individuelles, les partageant par là avec un lecteur qu’on implique et qui est appelé à s’identifier aussi bien à Dora qu’au narrateur grâce aux sentiments liés à la situation de fugue :

Je me souviens de l’impression forte que j’ai éprouvée lors de ma fugue de janvier 1960 – si forte que je ne crois jamais en avoir connu de semblables. C’était l’ivresse de trancher, d’un seul coup, tous les liens : rupture brutale et volontaire avec la discipline qu’on vous impose, le pensionnat, vos maîtres, vos camarades de classe. Désormais, vous n’aurez plus rien à faire avec ces gens-là ; rupture avec vos parents qui n’ont pas su vous aimer et dont vous vous dites qu’il n’y a aucun recours à espérer d’eux ; sentiment de révolte et de solitude porté à son incandescence et qui vous coupe le souffle et vous met dans un état d’apesanteur. Sans doute l’une des rares occasions de ma vie où j’ai été vraiment moi-même et où j’ai marché à mon pas.

77-78

L’organisation d’ensemble de l’ouvrage montre que l’enquête objective se rompt souvent puis se relance par des va-et-vient entre la vie de Dora et celle du narrateur. Un chapitre de cinq pages se centre sur un épisode majeur et symbolique des relations du narrateur avec son père. Il raconte comment son père l’a fait conduire en « panier à salade » par la police, en l’y accompagnant, parce qu’il lui avait réclamé, sur l’injonction de sa mère, le montant de la pension mensuelle due à celle-ci. À partir d’une situation carcérale et d’un sentiment de révolte partagés avec Dora, le narrateur revient à sa propre vie et Modiano semble reprendre son autofiction, mû par « un besoin latent d’introspection chez l’écrivain, autant qu’à un parti pris systématique du romanesque » (Laurent, 1997 : 41). Même si, comme le dit l’auteur, il est resté très près de ce qu’il pensait être la vérité de sa propre histoire, il est difficile de tracer les frontières entre réalité et fantasme ; le lecteur, peut-être déjà habitué aux narrateurs autofictifs de Modiano et aux reprises d’épisodes semblables ou quasi semblables d’un livre à l’autre, a le sentiment que le roman de ce narrateur-ci s’écrit en lien avec celui de Dora. Le narrateur imagine des rencontres improbables entre Dora et son père, raflé pendant l’Occupation en même temps qu’une jeune fille de dix-huit ans – Dora peut-être ? (63). Le roman familial de la rebelle, si difficile à reconstituer, se mêle à celui du narrateur, de même que le mystère de Dora fait écho au vide identitaire d’un narrateur qui dit n’être rien, se confondre avec « ce crépuscule, ces rues » (8). Serait-il tout aussi absent du monde que la disparue ? On assiste en tant que lecteur au trouble de le voir recomposer son identité fantomatique en écho à celle de Dora, estompant ainsi les démarcations de la fiction et du documentaire, du rêve et de la réalité. L’écriture ôte de la substance au lieu d’en donner, elle creuse au lieu de remplir des formes, des noms.

Un livre mémorial

Constatant et palliant autant que possible le travail de l’oubli, Dora Bruder reflète l’esprit des fictions de l’archive contemporaine selon Emmanuel Bouju :

L’invention du document et la fiction de l’archive manifestent bien l’ambition extrême du roman contemporain face à l’histoire : par elles, le roman entend retrouver le texte perdu de l’histoire, pour le produire sur la scène publique.

2006 : 155

Le geste de Modiano double celui que Klarsfeld accomplit avec le Mémorial de la déportation des Juifs de France (1978)[10] :

Son mémorial m’a révélé ce que je n’osais pas regarder vraiment en face, et la raison d’un malaise que je ne parvenais pas à exprimer. […] Après la parution du mémorial de Serge Klarsfeld, je me suis senti quelqu’un d’autre. […] Et d’abord, j’ai douté de la littérature. Puisque le principal moteur de celle-ci est souvent la mémoire, il me semblait que le seul livre qu’il fallait écrire, c’était ce mémorial, comme Serge Klarsfeld l’avait fait. Je n’ai pas osé, à l’époque, prendre contact avec lui, ni avec l’écrivain dont l’oeuvre est souvent une illustration de ce mémorial : Georges Perec.

Modiano, 1994 : 8

Tout en montrant, on l’a vu, la débilité des archives, l’écriture modianienne vise à leur donner une autre assise pour leur restituer efficace et publicité :

Il faut pourtant que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer.

13

Pris d’une rage verbale, puisque les mots luttent un peu contre l’oubli, le narrateur transcrit obsessionnellement des listes de noms de personnes, de rues, de restaurants, d’hôtels ou encore des formulaires et des papiers officiels. Il recherche des détails biographiques chaque fois qu’il évoque quelqu’un ; il présente Jacques Schweblin en donnant sa date de naissance, comme si cette information pouvait avoir une valeur cruciale. Son style imite alors celui de l’administration, du reportage, de l’enquêteur, en devenant, télégraphique, celui d’une simple fiche. Il cherche les noms des commissaires de quartier à qui Ernest Bruder s’est adressé pour rechercher sa fille et reconstitue les itinéraires possiblement parcourus pour cette quête (75-76). Son désir de restitution est si puissant qu’il transcrit parfois des détails dont il ne comprend pas le sens mais qui valent par leur qualité d’archive du réel, et une volonté de les conserver. Citant la main courante du commissariat de police du quartier de Clignancourt du 27 décembre 1941, qui mentionne la requête d’Ernest Bruder de faire rechercher sa fille fugueuse, il précise : « Dans la marge sont écrits les chiffres suivants sans que je sache à quoi ils correspondent : 7029 21/12 » (75). La date de publication et celle d’écriture du livre en font un lieu d’autant plus privilégié pour son statut d’oeuvre-archive que celles détenues à la préfecture de Police de l’Occupation, qui « n’est plus qu’une grande caserne spectrale au bord de la Seine » (83) « vont peu à peu livrer leurs secrets » (ibid.) puisque soixante ans se sont écoulés. De même, il rappelle l’historique des lieux, note l’existence d’un pensionnat désormais détruit, ou signale qu’un lieu, 48 bis de la rue de la Gare-de-Reuilly, a été la scène de l’arrestation de « neuf enfants et adolescents un matin de juillet 1942 » (128).

Le narrateur fait l’histoire des gens, des choses, des lieux. Dora Bruder se rappelle et réécrit des événements historiques qui ont touché des gens humbles, anonymes, dont les livres d’Histoire ne parlent pas :

Si je n’étais pas là pour l’écrire, il n’y aurait plus aucune trace de la présence de cette inconnue et de celle de mon père dans un panier à salade en février 1942, sur les Champs-Élysées.

65

Une foule d’histoires se greffent sur celle de Dora, dont le narrateur amorce le récit. On remonte dans le passé de la famille, mais aussi on découvre des personnages inconnus comme cette Mlle Salomon (105-107) qui travaillait pour l’UGIF (Union générale des Israélites de France), organisme créé pendant l’Occupation, qui a permis, comme les Judenräte, contrairement à ce que pensaient leurs membres, de recenser les Juifs pour mieux les déporter. Plus on avance dans le livre, plus les listes de noms liés de près ou de loin au destin de Dora se multiplient comme celle des jeunes femmes qui ont été transportées avec elle jusqu’au dépôt, dont il égrène de rapides et pitoyables croquis (116-118).

Réparation symbolique, le livre redonne un peu de présence aux disparus : « Rien que des personnes – mortes ou vivantes – que l’on range dans la catégorie des “individus non identifiés” » (65). Dans l’esprit de La Disparition (1969) de Georges Perec, il fait surgir la mémoire de ceux qui sont morts sans tombe et dont la fiction de l’archive devient le cénotaphe.

Enfin, le livre établit l’archivage personnel d’un narrateur bien proche de Modiano, à qui il permet de renforcer une identité défaillante, dont Dora serait l’incarnation fantomatique. Certains commentateurs suggèrent que la recomposition du réel lui permet de se réconcilier avec l’image du père (Boutin, 2000) qu’il transforme en compagnon fictif de Dora, en victime juive comme elle :

Peut-être ai-je voulu qu’ils se croisent, mon père et elle, en cet hiver 1942. Si différents qu’ils aient été, l’un et l’autre, on les avait classés, cet hiver-là, dans la même catégorie de réprouvés.

63

Le livre permet aussi d’honorer des écrivains disparus pendant ou à la fin de la guerre : Maurice Sachs, Roger-Gilbert Lecomte, Felix Hartlaub, Friedo Lampe…. « Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance » (98). Le livre se fait archive du souvenir de ces amis posthumes et rend hommage à leur talent. Il inscrit Modiano ou son narrateur dans une filiation avec ces amis disparus. Ainsi, il se rend compte que le nom donné à son propre livre, La Place de l’étoile, a été involontairement « volé » à celui de Robert Desnos (1945).

« Et d’abord, j’ai douté de la littérature »

Dora Bruder réfléchit sur l’écriture de l’Histoire et la constitution de l’archive. Le narrateur-écrivain se met en scène dans sa recherche des traces de Dora et dans la restitution du matériel historiographique. Ce faisant, il semble fuir la littérature : il donne une dimension sérieuse au livre qui outrepasse la dimension ludique de l’oeuvre littéraire, tout en attirant l’attention du lecteur sur la façon dont l’Histoire s’écrit ou ne peut s’écrire tout à fait, sur les errances de cette quête et ses vanités. L’un des enjeux des archives dans ce roman est bien de créer « les conditions d’une reconnaissance », comme le dit Bouju, mais aussi :

[…] le mime de l’historiographie se produit en fiction, et se donne à voir comme fiction ; la récupération du texte secret de l’histoire est mise en scène et « dénoncée » (au sens étymologique de publiée, rendue manifeste et publique) par son auteur, pour mettre en garde le lecteur contre les risques et les conséquences de cette réécriture.

2006 : 156

Le récit appelle non seulement à la mémoire mais aussi à la conscientisation du lecteur car il propose une « figure hyper critique de la transcription de l’histoire » (ibid.). Il se veut réflexion sur la constitution même de l’archive, ses fins et les émotions qui l’accompagnent le cas échéant. Il interroge aussi la littérature et son rapport au réel comme à la mémoire. On voit comment sont venus à Modiano certains de ses livres. LaPlace de l’étoile est évoquée sans le titre : « j’avais commencé un livre – mon premier livre – où je prenais à mon compte le malaise qu’il [son père] avait éprouvé pendant l’Occupation » (70). La genèse de Voyage de noces est restituée dans le lien étroit que ce livre entretient avec Dora Bruder puisque ce roman a été écrit pour que son auteur garde à l’esprit le personnage de Dora :

Alors le manque que j’éprouvais m’a poussé à l’écriture d’un roman, Voyage de noces, un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder, et peut-être, me disais-je, pour élucider ou deviner quelque chose d’elle, un lieu où elle était passée, un détail de sa vie.

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C’est aussi l’occasion de réfléchir à la place et au destin de l’écrivain face à l’Histoire et dans notre société. Ainsi, se greffe dans ce livre l’histoire d’un écrivain allemand Friedo Lampe, « indifférent à la politique » et tué à la fin de la guerre par des soldats russes. Les livres de Friedo Lampe sont définis d’une manière qui rappelle fortement ceux de Modiano, en particulier celui qui s’intitule Au bord de la nuit paru en 1933, qui lui valut d’être déclaré suspect par le nazisme. À tel point qu’on peut parler d’un pastiche de son propre portrait d’écrivain (Demeyère, 2002 : 244) :

Lui, ce qui l’intéressait, c’était de décrire le crépuscule qui tombe sur le port de Brême, la lumière blanc et lilas des lampes à arc, les matelots, les catcheurs, les orchestres, la sonnerie des trams, le pont de chemin de fer, la sirène du steamer, et tous ces gens qui se cherchent dans la nuit… […] Qu’est-ce qu’on pouvait bien lui reprocher ? Tout simplement la grâce et la mélancolie de son livre. Sa seule ambition – confiait-il dans une lettre – avait été de « rendre sensibles quelques heures, le soir, entre huit heures et minuit, aux abords d’un port ; je pense ici aux quartiers de Brême où j’ai passé ma jeunesse. De brèves scènes défilant comme dans un film, entrelaçant des vies. Le tout léger et fluide, lié de façon très lâche, picturale, lyrique, avec beaucoup d’atmosphère ».

93

Si Modiano ne se présente pas comme un auteur engagé, sa mise en scène de l’archive porte en elle-même, à peine soutenue par des remarques critiques, des prises de position très nettes sur le passé et le présent qui en découle. L’archive est souvent dans ce livre une accusation contre notre monde, notre passé et notre mode de vie. Certes, Modiano oeuvre lui-même en écrivain-archiviste déplorant la destruction des traces du passé, mais il dénonce l’usage fasciste et fatal que peut prendre l’archivage. La citation textuelle du rapport administratif concernant les activités de fouilles de Jacques Schweblin dans les camps de Drancy et de Pithiviers avant chaque départ des internés pour Auschwitz suffit à dénoncer un système inhumain et corrompu où les représentants de l’autorité se conduisent en bandits. L’archive sert à classer les gens en catégories qui les aliènent :

On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n’avez jamais entendu parler et qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi.

37-38

L’exposé sobre de la façon dont sont composés les dossiers « juifs » est d’autant plus choquant quand on les lit de nos jours, avec la connaissance de la totalité du processus d’extermination :

Sur ces registres étaient portés l’identité du « Juif », son numéro de carte d’identité, son domicile, et une colonne réservée à l’émargement devait être signée par lui après qu’on lui eut remis ses étoiles.

76

Parfois, le narrateur, en une phrase sobre, porte une accusation, une dénonciation à partir de l’archive et des conséquences mortelles d’y figurer :

Et il n’y a aucun recours. Ceux-là même qui sont chargés de vous chercher et de vous retrouver établissent des fiches pour mieux vous faire disparaître ensuite – définitivement.

82

Il amorce des réflexions sur l’injustice de la discrimination à partir des photos de Dora : « Des photos comme il en existe dans toutes les familles […]. On se demande pourquoi la foudre les a frappés [Dora et ses parents] plutôt que d’autres » (92).

Le traitement des archives dénonce également une société sans mémoire, vouée à la consommation. Chez Modiano, les objets n’ont pas de valeur matérielle, ils sont détournés de leur utilité première pour devenir des moyens de ressusciter le passé. Cette société efface ses crimes, comme l’atteste la disparition des dossiers juifs : « Toutes ces dizaines de milliers de procès-verbaux ont été détruites et on ne connaîtra jamais les noms des “agents capteurs” » (84). Elle gomme l’identité des êtres, comme le suggèrent ces enfants séparés de leur mère dont le nom qu’elles avaient inscrit à la hâte sur leur vêtement n’est plus lisible : « Enfant sans identité no 122. Enfant sans identité no146. Petite fille âgée de trois ans. Prénommée Monique. Sans identité » (142). Par ce livre, la fiction de l’archive réadresse au lecteur et aux générations à venir des lettres que le narrateur cite et qui sont restées sans vrai lecteur au moment où elles ont été écrites puis envoyées par des gens désespérés. Elle reprend une transmission qui a été interrompue. Le narrateur cite ainsi des lettres où des gens demandent la libération de leurs parents ou des renseignements pour des proches dont ils n’ont aucune nouvelle depuis leur incarcération (84-85). L’archive, qui resurgit du passé de cette maison spectrale qu’est la préfecture de Police, efface la fiction et, comme autant d’icebergs qui crèvent la surface du passé, accuse l’inhumanité indifférente de l’administration de Vichy. « Le génocide des Juifs avait été programmé pour être un anéantissement de la mémoire » (Burgelin, 2001). Cette fiction vise à contrer cet oubli et les défauts de la transmission de la mémoire à une époque où les derniers survivants, les témoins directs, se raréfient et disparaissent eux-mêmes. Elle réhumanise l’archive mais aussi le présent. Derrière l’évocation de l’Occupation et de l’extermination, Modiano parle bien d’aujourd’hui :

Ce n’est pas vraiment l’Occupation qui me fascine. Elle me fournit un climat idéal, un peu trouble, une lumière un peu bizarre, l’image démesurément grossie de ce qui se passe aujourd’hui.[11]

En fin de compte, Modiano relégitime la littérature et la démarche propre à l’écrivain, celle de l’imagination, dans sa capacité à dire le réel. La fiction est souvent plus vraie, plus forte que l’archive dans ce qu’elle porte de vérité sur le monde et les êtres. En évoquant la rue où était situé le pensionnat qui a accueilli Dora, le narrateur acquiert des certitudes que les archives lui ont refusées et il salue la valeur heuristique de la littérature. C’est bien l’imagination, l’identification qui délivre alors une certitude qui devient quasi visionnaire :

J’ai eu la certitude, brusquement, que le soir de sa fugue, Dora s’était éloignée du pensionnat en suivant cette rue de la Gare-de-Reuilly. Je la voyais, longeant le mur du pensionnat. Peut-être parce que le mot « gare » évoque la fugue.

129

Le langage semble porteur d’une vérité en lui-même, comme si la vraie logique de la vie était de nature poétique. Le narrateur sent « la solitude de ces retours du dimanche soir » (130) au pensionnat de Dora après la fin de semaine chez ses parents. Modiano veut porter un « point de vue subjectif sur l’Histoire » (Roux, 1999 : 129). Il renoue avec la tradition romantique de l’artiste-prophète, et ce n’est pas un hasard si, citant un passage des Misérables (52), il évoque Victor Hugo qui fait se réfugier Cosette et Jean Valjean dans un couvent, au 62 de la rue du Petit-Picpus, à la même adresse que le pensionnat du Saint-Coeur-de-Marie où était Dora Bruder. Également héritier de Breton – auteur de Nadja (1928), autre femme-fantôme –, le narrateur revendique explicitement son statut de voyant :

Comme beaucoup d’autres avant moi, je crois aux coïncidences et quelquefois à un don de voyance chez les romanciers – le mot « don » n’étant pas le terme exact, parce qu’il suggère une sorte de supériorité. Non, cela fait simplement partie du métier : les efforts d’imagination, nécessaires à ce métier, le besoin de fixer son esprit sur des points de détail – et cela de manière obsessionnelle – pour ne pas laisser perdre le fil et se laisser aller à sa paresse –, toute cette tension, cette gymnastique cérébrale peut sans doute provoquer à la longue de brèves intuitions « concernant des événements passés ou futurs », comme l’écrit le dictionnaire Larousse à la rubrique « Voyance ».

53

La fiction de l’archive ainsi conçue permet de faire oeuvre historique plus forte car elle donne à l’Histoire le visage d’une famille, d’une souffrance individuelle, d’un désarroi humain dans lequel on entre en s’identifiant à ces personnes comme à des personnages de fiction. À côté du discours historiographique et archivistique qui n’est pas nié et sur lequel il s’appuie, Modiano revendique l’exploration humaine et individuelle de l’Histoire à travers la fiction. Il veut préserver l’humanité de l’Histoire en laissant la fiction se développer comme un espace de liberté pour le lecteur et les personnages du passé. Pour cette raison, le mystère préservé de Dora, que l’enquête ne révélera jamais, conclut le livre de façon positive, comme une victoire de l’humain, de l’individu, sur ce qui le broie collectivement :

J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler.

144