Abstracts
Résumé
Suivant la notion de « phénomène saturé » établie par J.-L. Marion, cet article essaie de penser l’imaginaire des ruines d’un point de vue phénoménologique. Ces analyses s’articulent en deux moments : une réflexion sur la manifestation des ruines à partir des catégories kantiennes, tout en analysant en détail des extraits de D. Diderot et d’A. Speer, et une série d’hypothèses sur le mode descriptif qui conviendrait à ce que l’on appellera la « saturation intuitive » des ruines.
Abstract
Acknowledging J.-L. Marion’s notion of “ saturated phenomenon ”, this paper intends to understand the ruins in a phenomenological perspective. It describes the ruins focusing on, on the one hand, the analysis of their manifestation through Kantian categories, with some examples from D. Diderot and A. Speer, and, on the other hand, pointing out the linguistic problems related to the description of what we call their “ intuitive excess ”.
Article body
Les ruines… Quelle passion !
On peut le constater d’après l’immense littérature consacrée à ce phénomène, les ruines soulèvent des passions et attirent l’attention des disciplines les plus diverses, depuis l’histoire, l’archéologie, la philosophie et la critique littéraire jusqu’à la photographie et aux arts plastiques. Les ruines se déterminent ainsi, par exemple, comme objet qui engage une méditation sur le passé, comme trace de l’évanescence d’un tout, comme débris sculpturaux ou encore comme signes sans signification, comme figure de l’effondrement des illusions de la hybris rationaliste, comme une belle image de la fin de la représentation en philosophie ou de la décadence de la technique, etc. Les ruines nous dévoilent sans cesse leur pouvoir infini de manifestation. On pourrait alors se demander : est-ce que ces déterminations disent les ruines en tant que telles ? Et si ce n’est pas le cas, comment doit-on les décrire en tant que telles ? Quel serait le mode linguistique qui puisse dire adéquatement les ruines en tant que ruines ?
Pour pouvoir répondre à toutes ces questions, il faut d’abord analyser la façon dont les ruines apparaissent, car c’est seulement à partir d’une compréhension de leur propre manifestation qu’il sera possible de penser le mode de description qui puisse leur convenir. Notre première hypothèse se formule ainsi : lorsqu’on les détermine comme objet qui engage une méditation sur le passé, comme la trace de l’évanescence du tout, comme une belle image de la représentation en philosophie, etc., les ruines ne sont pas décrites en tant que telles, car ce qui leur est le plus propre est non pas telle détermination précise et unique, mais leur pouvoir de susciter des déterminations en un nombre, au moins, illimité. Suivant rigoureusement cette hypothèse, on ne prétendra pas ajouter ici une nouvelle détermination des ruines, mais on pensera plutôt leur pouvoir infini de manifestation pour, ensuite, esquisser un mode descriptif qui puisse leur convenir. En nous appuyant sur la phénoménologie et plus précisément sur la notion de « phénomène saturé », on soutiendra que penser les ruines à partir du phénomène saturé ne consiste pas à énoncer une nouvelle détermination des ruines, mais que la notion de phénomène saturé dévoile justement la spécificité des ruines, en nous permettant de mieux comprendre leur pouvoir infini de manifestation.
Notre analyse des ruines en phénoménologie et de leur mode descriptif passe donc par une réflexion sur la manifestation des ruines à partir de la notion déjà énoncée de « phénomène saturé », telle qu’elle a été développée par le phénoménologue français Jean-Luc Marion. Cette analyse s’articulera en quatre moments : selon la quantité, selon la qualité, selon la relation et selon la modalité, en reprenant ainsi les quatre catégories de l’entendement chez Kant[1], pour les invertir, pour les dépasser, bref pour décrire comment la manifestation propre à certains phénomènes – dans ce cas, les ruines – peut rompre avec les conditions métaphysiques de l’expérience et appeler à une profonde réflexion sur la possibilité (ou l’impossibilité) de les décrire adéquatement.
Selon la quantité
Si je me place dans une perspective phénoménologique, la visée de ma conscience (qui est toujours conscience-de-quelque chose) établit une asymétrie en sa faveur par rapport à la plupart des objets qui l’entourent, comme cette table que j’ai sous les yeux. Cette asymétrie est le fondement de ce processus de la connaissance objective qu’on appelle « constitution ». La constitution d’un phénomène se fait depuis les data – les données matérielles – que ma conscience intentionne et unifie à partir d’une donation de sens (Sinngebung) pour obtenir finalement un seul phénomène, une unité, à savoir le noème « table ». Cette constitution n’est pourtant pas empêchée par le fait que je ne voie en ce moment que certains côtés de cette table – je suis assis devant elle, en m’appuyant sur elle pour écrire, sans pouvoir donc voir son autre côté ou le dessous. Même si je ne perçois aucunement « l’autre côté » de la table, ma conscience le reconstruit en le réduisant à mon horizon de « données connues » ; elle l’unifie. Appelons ce processus de la conscience une intentionnalité constituante. Or, peut-on parler également d’une intentionnalité constituante dans le phénomène des ruines ? Prenons par exemple les ruines des Tours jumelles à New York. Nous avons tous vu à la télévision les images des débris des tours, les tas de pierres, les poutres de fer, une quantité innombrable de papiers épars et une multitude d’autres choses ; certaines personnes se sont même rendues à Ground Zero pour voir de leurs propres yeux ce qui restait de ces tours. En ce sens, je crois ne rien annoncer de surprenant en affirmant que quiconque a vu ces ruines (celles des Tours jumelles aussi bien que celles du Forum de Rome ou du Colisée, de Berlin après la Deuxième Guerre, d’Angkor, de Pompéi ou de Hiroshima…) reste inquiet, soucieux, étonné, comme si quelque chose, visible ou invisible, perturbait sa vision.
Cette perturbation de la vision est due au fait que, selon la quantité de leur intuition, les ruines ne se déclinent pas comme la plupart de phénomènes. Kant a établi dans sa Critique de la raison pure que tous les phénomènes peuvent se représenter et se prévoir comme l’agrégat de leurs parties. Il y aurait ainsi une sorte d’homogénéité dans les phénomènes telle que, à travers une « synthèse successive »[2], la sommation des quanta (c’est-à-dire les parties diverses du phénomène) correspond au quantum (c’est-à-dire au « tout » du phénomène). Kant écrit : « J’appelle grandeur extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et donc, nécessairement, la précède) » (Kant, 1997 : A 162 / B 203). Or, il semble que, dans les ruines, tel n’est pas le cas. On ne peut pas prévoir le « tout » des ruines car la somme des parties n’est pas équivalente à son « tout » et, par conséquent, on ne peut pas prévoir le « tout » à la seule vue des parties. L’intuition des ruines ne se donne pas dans la limite d’un concept unique et fixe et, par conséquent, on est incapable de prévoir ce que les ruines nous donnent : d’une « synthèse successive » propre à une intentionnalité constituante, on est forcé de passer, face aux ruines, à une « synthèse instantanée » que la conscience, sans l’avoir prévue ni constituée, doit recevoir d’un seul coup.
Les ruines nous apparaissent donc, selon le surcroît quantitatif d’intuition, en fonction de leur grandeur extensive, « invisables ». L’usage courant au pluriel du nom « ruine-s » nous l’indiquait déjà sans doute.
Selon la qualité
Kant appelle « grandeur intensive » le degré de réalité d’un phénomène, en le limitant jusqu’à la négation. Par exemple, toute intuition pure serait d’une grandeur intensive égale à 0 (ibid. : A 166 / B 208). Or, quel degré d’intuition les ruines détiennent-elles ? Autrement dit, quelle est la « grandeur intensive » des ruines ? Lisons ce bref fragment de Diderot pour nous guider :
Ô les belles, les sublimes ruines ! […] quel effet ! quelle grandeur ! quelle noblesse ! […] Avec quel étonnement, quelle surprise je regarde cette voûte brisée, les masses surimposées à cette voûte ! les peuples qui ont élevé ce monument, où sont-ils ? que sont-ils devenus ? dans quelle énorme profondeur obscure et muette, mon oeil va-t-il s’égarer ? […] On ne se lasse point de regarder. Le temps s’arrête pour celui qui admire. Que j’ai peu vécu ! que ma jeunesse a peu duré ![3]
Je ne peux pas m’arrêter sur les topoï associés aux ruines qui apparaissent dans cette citation d’une façon paradigmatique : le « Ubi sunt ? », le « Memento mori », le « Tempus fugit irreparabile », etc. Ce qui en revanche m’intéresse c’est que Diderot admire les ruines, qu’il remarque avec surprise leur effet, leur grandeur. La vision de Diderot est ainsi dépassée par l’apparition des ruines, et tout cela fait que sa vision trouve non pas un point de fixation mais, bien au contraire, un « égarement ». Il dit : « dans quelle énorme profondeur obscure et muette, mon oeil va-t-il s’égarer ? […] On ne se lasse point de regarder… », ce qui revient à avouer que l’éclatement des ruines est tel qu’elles n’ont pas une limitation d’intuition, mais que leur degré d’intuition comble – ou, dans notre perspective, « sature » – la vision. Qu’est-ce qu’on voit donc quand les ruines sont déployées dans toute leur splendeur ? Face aux ruines, pourrait-on répondre, on ne voit rien. Ou plutôt, on voit qu’on ne peut pas voir ou ne pas trop voir ; ou pour le dire encore autrement, on voit notre éblouissement.
En effet, quand je me place dans une perspective qui laisse apparaître les ruines comme ruines, c’est-à-dire quand je les laisse apparaître dans leur pouvoir infini de manifestation, sans leur imposer un sens, un concept ou une signification limitatrice – signification qui est aussi, et chaque fois, féconde –, je reste ébloui face à leur éclatement. Cet éblouissement marque ainsi la limite du degré d’intuition que chaque sujet, chaque « je », peut supporter. Le dépassement qualitatif de l’intuition laisse ainsi l’oeil – et la conscience qui est « derrière » lui – dans un état d’éblouissement qui détermine, pour ainsi dire, notre seuil de tolérance. Par conséquent, face à la manifestation des ruines en tant que ruines, je suis défini – moi en tant que celui qui voit, moi qui supporte l’insupportable d’un surcroît qualitatif d’intuition, moi qui me sens saturé, dépassé par ce que je ne peux pas supporter. J.-L. Marion écrit à cet égard (et, dans ce cas, devant les ruines) :
L’éblouissement marque ainsi un caractère universalisable à toute forme d’intuition d’une intensité qui dépasse le degré qu’un regard peut soutenir […]. La finitude s’éprouve et se prouve non tant par la pénurie du donné devant notre regard, que surtout parce que ce regard peut parfois ne plus mesurer l’ampleur du donné […]. La finitude [de celui qui regarde, bref du je] se découvre […] devant le phénomène saturé.
1997 : 288-289
Il devient à présent plus facile de comprendre pourquoi la finitude du sujet et son individuation pourraient se décliner à partir de la manifestation des ruines pensée au moyen du phénomène saturé. Selon la qualité, les ruines nous sont « insupportables », ce sont elles qui nous constituent à nous, plutôt que nous à elles.
Selon la relation
Selon la relation, troisième catégorie de l’entendement d’après Kant, les ruines nous apparaissent comme absolues, au sens strictement étymologique d’ab-solvo, c’est-à-dire affranchies de toute condition. Lisons, pour introduire ce point, un fragment d’Albert Speer dans son oeuvre Au coeur du Troisième Reich. En faisant référence à sa célèbre « théorie des valeurs des ruines », où il pense les ruines à partir de leur pouvoir de soulever dans l’avenir un sentiment nationaliste, Speer écrit :
Pour donner à mes pensées une forme concrète et visible, je fis réaliser une planche dans le style romantique représentant la tribune de l’esplanade Zeppelin après des siècles d’abandon : recouverte de lierre, la masse principale du mur effondrée par endroits, des pilastres renversés, elle était encore clairement reconnaissable dans ses contours généraux. Dans l’entourage de Hitler on tint ce dessin pour « blasphématoire » […, mais Hitler] donna l’ordre qu’à l’avenir, les édifices les plus importants de son Reich soient construits selon cette « loi des ruines ».
1971 : 82
On notera la tentative de Speer de reproduire des ruines, non pas de construire un bâtiment ou une tribune mais d’anticiper les ruines mêmes de ces bâtiments, de cette tribune, de penser les ruines à l’avance. Comme Speer le dit lui-même, dans l’entourage de Hitler, on a taxé cela de « blasphématoire ». Plus précisément, il faudrait dire que reproduire les ruines n’est pas « blasphématoire », mais tout simplement impossible : car les ruines n’ont pas une substance, un quid qui les définisse et dont on pourrait extraire le concept. En effet, par le surcroît d’intuition qu’elles nous imposent, les ruines ne se tiennent pas sous l’égide d’un concept, d’une substance, bref, elles ne sont pas – si par « être » il faut entendre une présence subsistante reproductible indéfiniment dans son identité, suivant les mots de Derrida (1967 : 111). Ainsi, si je dis que les ruines n’ont pas une « substance », j’affirme simplement qu’elles ne sont pas un objet : ma conscience ne peut les prévoir, ni les constituer comme on le ferait, par exemple, avec un objet mathématique, technique ou industriel. Si je dis qu’elles ne sont pas une « substance », je ne fais que confirmer que leur manifestation ne dépend pas de moi, qu’elles arrivent sans se soumettre aux conditions a priori de l’expérience. Car comment pourrais-je reproduire les ruines si elles me dépassent dans leur manifestation, si elles ne sont pas le produit d’une intentionnalité constituante ? Les ruines, tout bas, diraient à chacun de nous : « Je suis sans toi ».
Il en va de même du principe de causalité compris dans cette catégorie de la relation d’après Kant. Si la manifestation des ruines, disons leur arrivée, leur montée à la visibilité ou, mieux encore, leur « arrivage »[4] ne dépend pas de moi, toutes mes tentatives pour attribuer une cause à leur manifestation ne se fera qu’après coup – une fois qu’elles sont déjà apparues. Leur arrivage marque ainsi une distance[5] entre elles et moi, entre leur montée à la visibilité et moi qui les reçois (en effet, les ruines sont sans moi). Une distance qui, en fait, se redouble : une distance entre leur arrivage et moi, et une distance entre elles et le reste des phénomènes. Certes, les analogies de l’expérience qui règlent les phénomènes selon la catégorie kantienne de la relation concernent les phénomènes du type de l’objet, constitués par les sciences, qui ne donnent qu’un degré d’intuition très mince, qui peuvent (et même doivent) se prévoir, exhaustivement connaissables et reproductibles. Or, dans le cas des ruines comme ruines, leur surcroît d’intuition rend impossible de les ranger à côté des phénomènes-objets et, par conséquent, leur manifestation, leur arrivage ne peut pas être soumis à un réseau de connexions avec les autres phénomènes. Par opposition à ce que Speer affirmait, si une « loi » est une règle conceptuelle universellement valable où ranger à l’avance les phénomènes, il ne peut donc pas y avoir une « loi des ruines ». Rien de plus logique car si, selon la quantité, la somme des parties ne fait pas le tout du phénomène – qui demeure donné d’un seul coup et insaisissable conceptuellement –, si donc leurs relations « internes » ne peuvent pas se subsumer d’une manière homogène, de même ici, selon la catégorie de la relation, les rapports « externes » avec d’autres phénomènes ne sont pas non plus homogènes. En définitive, si les ruines sont, elles sont des hors-la-loi[6]. Selon la relation, les ruines apparaissent donc comme ab-solues : irreproductibles parce que sans substance, inconditionnées parce que non soumises au principe a priori de la causalité ni à l’analogie avec d’autres phénomènes.
Selon la modalité
La catégorie de la modalité définit le rapport entre le phénomène et le pouvoir de connaître d’un sujet[7]. Il s’agit donc d’analyser non plus l’organisation interne des ruines selon la quantité ou leur degré d’intensité selon la qualité, ni leur relation à d’autres phénomènes, mais leur rapport au pouvoir de connaître du Je. Dans cette direction, Kant écrit : « Le postulat de la possibilité des choses exige [fordert] donc que leur concept s’accorde [zusammenstimmt] avec les conditions formelles d’une expérience en général » (1997 : A 220/B 267). D’après cette affirmation, la possibilité des choses doit « s’accorder » aux conditions formelles d’une expérience en général, c’est-à-dire avec la possibilité d’une connaissance d’un sujet fini. Si ce qui est donc possible ne l’est qu’en s’accordant aux possibilités de connaître d’un sujet fini, tout phénomène doit s’inscrire, avant même de se phénoménaliser – ou, mieux encore, pour se phénoménaliser –, dans une série de conditions qui déterminent sa manifestation.
Il est important de souligner ici que ces conditions formelles de l’expérience sont imposées aux phénomènes pour les rendre susceptibles d’une connaissance objective, c’est-à-dire d’une connaissance du type de l’objet ; cela s’avère important pour notre propos car notre intention depuis le début de ce texte n’a pas été autre que de donner à voir comment (par l’« incomposabilité » des ruines à partir d’une synthèse successive, par leur excès qualitatif d’intuition non réductible au concept, par leur non-substantialité, leur non-causalité et par leur manifestation non analogique) les ruines comme ruines ne se donnent pas dans les limites imposées par les conditions formelles de l’expérience d’objet. Il se peut donc que nous soyons forcés de parler de « l’impossibilité des ruines » par opposition à la possibilité selon la définition kantienne (A 220/B 267), mais cela n’implique certainement pas que cette impossibilité par opposition soit équivalente à une impossibilité totale. Au-delà de la « possibilité » selon la définition kantienne, les ruines en appelleraient ainsi à une phénoménologie de l’impossible qui nous ferait entrer dans un nouveau type d’expérience, une sorte de non-expérience des ruines qui n’équivaut pourtant pas à une absence totale d’expérience ni de sens. Mais, le « je », comment peut-il faire l’expérience des ruines si elles doivent se penser à partir non pas de l’objet mais du phénomène saturé ? Bref, quelle type d’expérience en fait-il ?
Cette impossibilité d’expérience objective des ruines se traduit donc non pas par une simple non-expérience, mais plutôt par ce que J.-L. Marion a nommé une « contre-expérience », ce qui veut dire, avant tout, une non-expérience d’objet, mais aussi, et surtout, une expérience du sujet même.
L’oeil n’aperçoit plus tant l’apparition elle-même du phénomène saturé que la perturbation qu’elle provoque en personne dans les conditions communes de l’expérience […] l’oeil ne voit pas tant un spectacle différent de lui, que les traces sur lui réifiées de son impuissance à maîtriser la démesure du donné intuitif, donc avant tout les perturbations du visible, le bruit d’un message mal reçu, l’offuscation de la finitude.
1997 : 300-301
Selon la modalité, le « je » fait l’expérience du phénomène saturé – ici les ruines – non pas tant en le constituant, mais en se constituant par lui, car le « je » a du mal à le re-garder, à le garder sous l’oeil. Au-delà de leur interprétation traditionnelle, on constate ainsi que la finitude du sujet face aux ruines ne serait donc pas simplement le résultat d’un « memento mori » comme injonction temporelle, puisque le principe d’individuation est aussi à l’oeuvre selon la catégorie de la modalité, selon le rapport des ruines à mon pouvoir de connaissance sous un point de vue strictement phénoménologique. Affranchies de toute condition qui aliénerait leur manifestation, les ruines me rendent ainsi, non pas leur sujet constituant, ni leur metteur en scène, mais le « témoin » de leur manifestation par le biais d’une contre-intentionnalité (Marion, 2001 : 136).
En conclusion, d’après notre interprétation de la phénoménologie de J.-L. Marion, le propre des ruines peut s’entendre comme un phénomène qui apparaît comme « invisable » selon la quantité, « insupportable » selon la qualité, « absolu » selon la relation et « irregardable » selon la modalité. C’est ainsi que peut être compris leur pouvoir infini de manifestation.
Décrire les ruines
Après avoir pensé ce qu’on pourrait qualifier d’imaginaire phénoménologique des ruines, comment faudrait-il envisager la spécificité des déterminations que nous avons énoncées au début de cet article (les ruines comme objet qui engage une méditation sur le passé, comme la trace de l’évanescence du tout, comme une belle image de la fin de la représentation en philosophie, etc.) et de toute autre description des ruines à venir ? Si la manifestation des ruines peut se comprendre à partir de la notion de phénomène saturé, comment faire droit dans notre langage à leur surcroît d’intuition, à leur saturation, à leur origine propre à jamais perdue pour nous ? Le mode descriptif qui convient à et présuppose toute description d’un phénomène saturé – et donc des ruines en tant que ruines – est une grande question (pour le moment irrésolue) à laquelle nous tenterons de donner ici un principe de réponse.
Si nous envisageons la manifestation propre aux ruines comme une manifestation non objectuelle, nous sommes forcés d’admettre qu’elles établissent une distance irréductible qui assure l’originariété de leur « soi » par rapport à notre éventuelle tentative de description. L’objet est le corrélat de l’intentionnalité constituante de la conscience, mais les ruines, on l’a vu, ne le sont pas et se tiennent, pour ainsi dire, à distance. Par conséquent, cette distance irréductible doit forcément être contenue dans toute description que nous pouvons donner des ruines et ainsi articuler la structure de l’énoncé. Comment peut-on dès lors décrire des ruines tout en gardant leur « soi » originaire ? Autrement dit, comment ne pas les réduire à un concept résultant d’une prédication catégoriale qui finirait par maîtriser leur distance irréductible et assimilerait leur manifestation à ce qu’en dit le sujet énonciateur ?
Sans prétendre régler cette question, énonçons quelques contraintes ou caractéristiques de cette description des ruines.
Trouver une description qui respecte la manifestation originaire des ruines revient à trouver un mode linguistique qui ne se réapproprie pas les ruines en les réduisant à un énoncé catégorial. Les ruines doivent rester inappropriables linguistiquement parce qu’« invisables » intentionnellement.
Ne pas se réapproprier les ruines implique de ne pas chercher l’adéquation entre ce qui est dit et ce qui apparaît. Si le « soi » des ruines est originaire parce qu’il ne dépend pas d’un acte de constitution, le langage propre aux ruines ne peut essayer de faire coïncider le dit et la manifestation des ruines.
Ne pas faire coïncider le dit et la manifestation des ruines nous oblige à marquer, à l’intérieur de la description des ruines, la persistance de leur distance irréductible. Cette marque serait ainsi l’indice d’une impossibilité d’adéquation entre le dit et la manifestation du phénomène.
Tout énoncé descriptif sur les ruines devrait donc présupposer cette in-adéquation essentielle qui implique justement des tentatives énonciatives d’« approximation » et non pas de « dé-finition ». Jean-Luc Marion semble le suggérer sans jamais arriver à le thématiser, lorsqu’il écrit à propos de la description d’un phénomène saturé : « une suite sans fin de quasi-concepts […] et d’approximatives significations » (2005 :162-163).
Une description qui tient certainement au centre l’approximation, et non pas la dé-finition, est une description qui procède toujours par « comme… ». Or, ce « comme » n’équivaut pas à l’« en tant que » apophantique (hê,als, inquantum) qui propose l’identité d’un phénomène avec soi, la possibilité d’un retour sur soi du phénomène récupéré par l’énoncé, à l’instar de « l’étant en tant qu’étant » chez Aristote[8] et que nous avons limité exclusivement à la tautologie des « ruines en tant que ruines ». Au-delà de cet énoncé vide, toute description des ruines impliquera un « comme » (explicite ou implicite) pour signaler une approximation propre à la comparaison (hôs,wie, sicut) et non pas une dé-finition.
Tout énoncé qui se trouve forcé, par la manifestation propre du phénomène en question, à introduire un « comme » comparatif signale : d’une part, que la manifestation du phénomène ne s’identifie pas à ce qui est dit et que, par suite, la réserve de cette manifestation peut encore donner lieu à d’autres énoncés en nombre, au moins, indéterminé (re-dire les ruines à l’infini, ne s’agit-il pas toujours de cet infini des ruines ?) ; d’autre part, que ce qui est dit dans ces énoncés approximatifs est non pas tant un dit que, surtout, un rapport : le rapport que l’énonciateur établit avec les ruines (je me dénonce en énonçant quelque chose sur les ruines). Si je dis, par exemple : « les ruines sont[-comme] la trace de l’évanescence d’un tout », je (d)énonce plus mon rapport aux ruines que les ruines elles-mêmes[9].
En définitive, suivant le fil de ce qu’on a exposé ici, le « comme » qui sert à décrire les ruines – le « comme » comparatif qui indique une approximation (hôs,wie, sicut) – serait toujours implicite sinon explicite dans toute description phénoménologique des ruines. Ce « comme » comparatif semble nous offrir certainement une voie d’accès pour la description des ruines, car je ne pourrais jamais les décrire que par un détour, sans toucher leur identité, établissant ainsi un énoncé qui n’atteint pas leur « soi » adéquatement, mais qui (d)énonce plutôt la façon dont je m’approche d’elles.
Ce n’est qu’ainsi que la saturation intuitive peut être décrite.
Appendices
Note biographique
Javier Bassas Vila
Javier Bassas Vila prépare une thèse qui a pour titre « Linguistique phénoménologique : analyses sur le langage de E. Husserl et J.-L. Marion » à l’Université Paris IV-Sorbonne et à l’Université de Barcelone. Il tente d’appliquer la méthode phénoménologique à l’étude d’autres disciplines comme l’architecture et la critique artistique. Il est le traducteur espagnol de deux ouvrages de J.-L. Marion : La Croisée du visible (Ellago ediciones, 2006), Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (Síntesis, à paraître en 2007) et traduit actuellement en collaboration l’ouvrage du même auteur Dieu sans l’être (Ellago ediciones, à paraître en 2008).
Notes
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[1]
Pour la table des catégories, voir Kant, 1997 : A 80/B 106. Pour son développement en détail : A 159/B 198 jusqu’à A 236/B 294 (avec la parenthèse sur la Réfutation de l’idéalisme).
-
[2]
Définition de la « synthèse » : « L’acte de rassembler différentes représentations et de comprendre sa variété dans une seule connaissance » (Kant, 1997 : A 77/B 103).
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[3]
Diderot, dans Salon de 1767 (1995 : 336-337). Voir Marion à propos d’un tableau, exemple du surcroît qualitatif du phénomène saturé : « Au lieu que la vue commune passe d’un visible à un autre, parce qu’aucun ne la retient (elle “voit à travers chacun”), le regard bute sur la semblance peinte, s’y engouffre et s’y abîme. Il ne la traverse plus, mais s’y écrase. Comblé, il ne peut plus aller rien voir d’autre ailleurs, mais s’épuise à la parcourir, à la reconnaître et à l’assimiler. C’est au contraire la semblance peinte qui l’engloutit, l’aspire et la captive » (2001 : 72-73).
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[4]
« Arriver doit s’entendre ici au sens le plus littéral : non d’une arrivée continue et uniforme, livrant des items identiques et prévisibles, mais d’arrivées discontinues, imprévues et toutes dissemblables. Les phénomènes tantôt arrivent, tantôt n’arrivent pas et à chaque fois, différents : ils diffèrent en ne se ressemblant pas, ils diffèrent surtout en retardant (ou accélérant) leurs surgissements. Plutôt que d’arrivées, il faut donc parler d’arrivages de phénomènes, selon des rythmes discontinus, par saccades, inopinés, par surprise, détachés les uns des autres, par rafales stochastiques : ils se font attendre, se font désirer avant de se faire voir. Dans ces montées de visibilité (comme on parle de montées de sève, de fièvre ou de colère), nous – le je/moi – ne décidons plus en rien de la visibilité du phénomène » (Marion, 1997 : 186-187).
-
[5]
Pour plus de précisions sur le sens phénoménologique de la distance, voir Marion (1977).
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[6]
Le Robert définit sub voce Hors-la-loi : « Individu qui est mis ou se met hors la loi. Par ext. Personne qui s’affranchit des lois, vit en marge des lois ».
-
[7]
Voir Kant, 1997 : A 74/B 100, A 219/B 266 et A 234/B 287.
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[8]
Voir Aristote, Métaphysique, livre iv, 1, 1003a et livre vi, 1, 1026a.
-
[9]
Pour le rapport entre la distance, le « comme » dans la prédication, voir spécialement Marion (1977 : 234-236). Avec ces hypothèses, il est probable que nous nous approchions dangereusement du discours de louange qui opère aussi par « comme », au moins dans Denys l’Aréopagite et Grégoire de Palamas. C’est un risque qu’on doit aujourd’hui assumer. D’ailleurs, les réflexions de P. Ricoeur sur la fonction de l’« être-comme » nous autorisent à écrire « sont-comme » (1975 : 312) pour la description des ruines.
Références bibliographiques
- Deguy, M. [1987] : La poésie n’est pas seule, Paris, Seuil.
- Derrida, J. [1967] : La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, coll. « Quadrige ».
- Diderot, D. [1995] : Salon de 1767, Paysages et ruines, Paris, Éd. Hermann.
- Heidegger, M. [1985] : Être et Temps, trad. de E. Martineau, Paris, Authentica – hors commerce – (Gesamtausgabe, vol. II).
- Kant, E. [1997] : Critique de la raison pure, trad. d’A. Renaut, Paris, Aubier.
- Marion, J.-L. [1977] : L’Idole et la Distance, Paris, Éd. Grasset ;
- ———— [1991] : La Croisée du visible, Paris, Éd. de la Différence ;
- ———— [1997] : Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF ;
- ———— [2001] : De surcroît. Études sur les phénomènes saturés, Paris, PUF ;
- ———— [2005] : Le Visible et le Révélé, Paris, Éd. du Cerf.
- Ricoeur, P. [1975] : La Métaphore vive, Paris, Seuil.
- Speer, A. [1971] : Au coeur du Troisième Reich, Paris, Éd. A. Fayard.