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Telle devant la niche où dort un saint de pierre

foetus rêvant de tout son crâne déplumé

et muet dans l’utérus comme un mort dans sa terre

coule une cire que l’ardeur de sa flamme fait suer.

Michel Leiris, « La Néréide de la mer Rouge » (1969 : 124)

L’autre nuit est toujours l’autre, et celui qui l’entend devient l’autre, celui qui s’en rapproche s’éloigne de soi, n’est plus celui qui s’en rapproche, mais celui qui s’en détourne, qui va de-ci, de-là. Celui qui, entré dans la première nuit, intrépidement cherche à aller vers son intimité la plus profonde, vers l’essentiel, à un certain moment, entend l’autre nuit, s’entend lui-même, entend l’écho éternellement répercuté de sa propre démarche, démarche vers le silence, mais l’écho le lui renvoie comme l’immensité chuchotante, vers le vide, et le vide est maintenant une présence qui vient à sa rencontre.

Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955 : 222)

Michel Leiris fut un enfant de remplacement. Dans une notice placée en annexe de son Journal posthume, l’écrivain-autobiographe fait allusion au désir de sa mère, alors qu’elle était enceinte de lui, d’avoir une fille qu’elle voulait prénommer Micheline afin de remplacer une enfant morte en bas âge[1]. Dans la biographie qu’elle a consacrée à Michel Leiris, Aliette Armel[2] précise que l’enfant décédée se prénommait Madeleine et qu’elle est morte à l’âge de quatre ans. Bien que quatre ans, justement, séparent la mort de l’enfant de la naissance de Michel Leiris et que deux frères sont nés à la suite de ce décès, tout laisse croire, comme en témoigne la notice du Journal, que c’est au petit dernier de la famille que revient la charge de porter le deuil non fait de la mère.

Dans un texte intitulé Grande Fuite de neige, Michel Leiris écrira : « Je suis comme un mort, ou plutôt comme quelqu’un qui jamais ne serait né »[3]. Or, les sentiments d’inexistence et de dépossession qui traversent l’oeuvre de l’écrivain, de même que l’obsession de la mort, ainsi que la question de l’ambivalence sexuelle qui revient tel un leitmotiv, peuvent être interprétés à l’aune de cette problématique des origines dont la psychanalyse et la psychopathologie ont montré toute l’importance, tant du point de vue des effets psychiques sur le sujet venu à la vie en lieu et place d’un autre, qu’en regard de l’acte créateur[4]. Michel Leiris s’inscrit ainsi dans la lignée des écrivains et artistes enfants de remplacement qui ont trouvé dans la création un moyen de reconnaissance et une façon de se différencier de l’Autre. Dans cette perspective, le projet identificatoire que constitue l’entreprise autobiographique leirisienne, celui d’une démarche d’autohistorisation, prend un sens particulier. Il répond à un travail de reconstruction qui consiste à écrire et à réécrire sans cesse une histoire de vie dont le sujet-autobiographe se sent dépossédé.

On peut avancer que cette problématique des origines – celle d’une mort d’enfant qui habite et hante l’histoire familiale et la préhistoire personnelle de Michel Leiris – est à la source, chez cet écrivain, de la création. Ce serait autour de cette question restée en souffrance de représentation, laquelle, dans toute l’oeuvre, fait l’objet d’un véritable blanc à l’instar du nom de la morte, Madeleine, qui jamais n’est donné, que tournerait l’écriture leirisienne. Le nom de la morte, telle une madeleine invisible, est peut-être ce frêle bruissement de l’oeuvre de Leiris qui, à travers le nom de Micheline, puis à travers celui de Michel, fait résonner l’écho d’une voix spectrale, voix d’outre-tombe, qui appelle et rappelle le sujet de l’écriture comme autre.

Ainsi, la voix de l’écriture prend racine à même un territoire sombre et infernal, figure de l’espace interne où bée l’abîme incommensurable de la mort :

[...] dans le mot « mort », l’unique voyelle est o, dont le son se prolonge comme un frappement de cloche tintant d’un bout à l’autre d’une galerie couverte, tandis que le cercle par lequel cette voyelle est figurée bée en plein milieu du mot, comme l’entrée d’un tunnel, la bouche d’un égout ou l’orée de toute espèce de couloir souterrain qui peut se faire canal d’échos répercutés.

BIF : 47

De ce o de la mort se répercute dans l’oeuvre leirisienne l’écho d’une résonance sonore ancienne, celle des « restes vivaces »[5] – « vivantes cendres, innommées », telles que l’indique ce titre d’un recueil de poèmes de Haut Mal (217-230) –, ou de la « survivance »[6] d’une voix féminine qui ne cesse de se faire entendre telle une onde dans la mémoire familiale.

On l’aura compris : en tant qu’incarnation fantasmée d’un autre enfant, l’enfant de remplacement figure de façon métaphorique la personnification même de l’écho ou d’Écho condamnée à réfléchir, à refléter, à répercuter une présence d’absence. Au miroir de l’autobiographie, Narcisse n’est pas seul. Michel Leiris, écrivain enfant de remplacement, n’aura cessé à cor et à cri de cerner et de rechercher les traits d’un visage « autre » – telle une imago gémellaire ou une soeur en miroir – pour s’y reconnaître et, en même temps, pour s’en différencier.

Ce sont les résonances de ce que j’appellerai une « mort en transmission » qu’au cours de ces pages il s’agira de traquer dans l’oeuvre leirisienne. C’est à une telle « malemort » (LPC : 68), qui, peut-on penser, renvoie à cette morte que la mère n’a pas su faire mourir, que ne cesse de nous convier l’imaginaire leirisien. Telles autant d’images « échographiques », les textes poétiques de Michel Leiris (et de proses poétiques, comme Aurora), tout particulièrement, donnent à penser de même ce qui, de la nuit originelle – l’autre nuit – des territoires prénataux, intra-utérins, est antérieur au langage, mais qui s’inscrit dans le corps. De ce « trop » du trauma – et de cet autre en soi, étrange « visiteur du moi »[7] – dont la chair porte la marque, l’écrit se fait chambre d’échos.

Elle, la Mort

[…] m’y voici venu à la Mort cathédrale, à cette troisième singulière personne que tout à l’heure je biffais d’un trait de plume, la Mort, fourche grammaticale qui assujettit le monde et moi-même à son inéluctable syntaxe, règle qui fait que tout discours n’est qu’un piètre mirage recouvrant le néant des objets, quels que soient les mots que je prononce et quel que soit le JE que je mette en avant…

AUR : 40-41

« La persévérance mélancolique des os » (AUR : 60), voilà une formule saisissante qui traduit la persistance d’une présence mortifère, si ce n’est cadavérique, qui, dans toute l’oeuvre de Michel Leiris, ne cesse d’insister. Tout se passe comme si le travail de l’écriture, chez cet auteur, s’employait à symboliser une identification à la vie d’outre-tombe de l’autre mort. En lisant Leiris, on pourrait croire en effet, par la représentation qui est donnée dans l’ensemble de l’oeuvre d’un corps blessé, mis à mal, que ce sont les signes de décomposition d’un tel corps mort interne qui persistent en lui. Celui qui, dans L’Âge d’homme, confie (« sans aucune exagération littéraire », dit-il) être « rongé » (AH : 27) et qui, dans son Journal, affirme se sentir, physiquement et moralement, « squelettique » (341), écrit également, dans une notice rédigée en 1936, ces propos qui laissent songeur : « Depuis un an ou deux, je ne fais plus que – cahin-caha – descendre la pente. Coenesthésie du sexe mou, des entrailles relâchées. Préfiguration du blessé qui perd ses tripes, du cadavre qui se vide » (308). Salvador Dali, enfant de remplacement célèbre, a rendu compte des effets mortifères d’une telle identification : « Je me crus mort avant de me savoir en vie… Mon psychiatre préféré, Pierre Roumeguère, affirme que, identifié par force à un mort, je n’avais pas d’image véritablement sentie de mon corps autre que celle d’un cadavre putréfié, pourri, mou, rongé de vers » (1973 : 297).

C’est en ce sens que, chez Leiris, il est possible d’interpréter l’idéal de roideur, de même que tout ce qui se rapporte au fantasme de minéralisation et de pétrification qui traverse l’oeuvre : ils constituent un moyen de défense contre la mort vécue comme une menace constante. On connaît l’attirance du narrateur leirisien (en témoigne suffisamment L’Âge d’homme) pour l’inanimé, pour ces corps (statues de marbre, de plâtre ou encore de bronze) froids et rigides, sans viscères ni peau, qui, ainsi, échappent au morcellement, à la décomposition et à la pourriture[8].

Jean-Bertrand Pontalis l’a noté, « c’est dans le discours fantasmagorique d’Aurora qu’on voit sans doute le plus clairement comment [chez Leiris] la mort et le moi sont les deux termes d’une seule obsession » (1968 : 326). Le personnage d’Aurora, qui cristallise cet autre absolu, Elle, la Mort, présentifie, mieux que n’importe laquelle des figures féminines de l’oeuvre de Leiris, le fantôme qui hante le sujet de l’écriture. Rivés l’un à l’autre comme un « cadavre à son linceul » (AUR : 60), c’est bien un couple – un étrange couple – que forment Aurora et Damoclès Siriel, le narrateur de ce texte qui porte le nom anagrammatique de Leiris. La relation duelle – gémellaire – entre les membres de ce « couple » apparaît comme le redoublement du dédoublement qu’instaure la « couplaison » Leiris/Siriel. Aux origines de l’autobiographie, Aurora scelle ainsi « l’alliance du moi, de la mort et du double » (Pontalis, 1968 : 327). Aurora, fantôme abhorré et aimé, figure du soi et de l’autre, est l’image même, dans l’oeuvre leirisienne, du lien unissant l’Éros et la mort. Comme d’une seconde peau identitaire (peau de chagrin, peau d’âne ou outre de sang cousue à même la chair), c’est de ce corps spectral, ou « vêture de fantôme » (AUR : 100), qu’est paré le narrateur d’Aurora, à l’image du diadème fait du sang desséché de ses victimes que porte Siriel nuit et jour, seul dans son palais, et qui rappelle le collier de perles ornant le cou d’Aurora, ces « perles nées de ses os délicats irisés par la blancheur lunaire de sa chair disparue » (AUR : 131).

Pour « l’enfant dédoublé » qu’est l’enfant de remplacement, l’emploi d’une doublure anagrammatique, ciselant à même le signifiant la forme inversée et réfléchissante d’un « autre pareil à soi », permet peut-être de donner corps à l’invisible double gémellaire que, depuis toujours, l’autobiographe « traîne » avec lui. Selon Andrea Sabbadini, cette psychanalyste qui a le plus insisté sur le sentiment de confusion identitaire particulier à la condition d’enfant de remplacement, ce dernier, en effet, « “traînerait” toujours avec lui comme un double ou un jumeau l’enfant mort, ce double devenant à la fois le dépositaire des idéalisations, mais aussi des désirs de meurtre » (1989 : 519). En écho à ces propos, lisons encore Salvador Dali : « Van Gogh est devenu fou de la présence d’un double mort à ses côtés. Pas moi. […] Je suis né double avec un frère en trop, qu’il m’a fallu d’abord tuer pour acquérir ma propre place, mon propre droit à ma propre mort » (1973 : 16). Or, si l’invention d’un double anagrammatique – Siriel/Leiris, qui reflète peut-être cette autre couplaison, Michel/Micheline, laquelle constituerait à mon sens la signature secrète, duelle, originelle de l’oeuvre leirisienne – a permis à Leiris d’opérer un processus de séparation, de distanciation consistant à se voir « hors-là » afin de se protéger de la mort et de se dégager d’une identification mortifère, on peut avancer que le personnage d’Aurora, qui est la création d’un corps écrit sans cesse démembré, décomposé et reconstitué, autorise, sur la scène littéraire, le meurtre symbolique, toujours à recommencer, de l’enfant morte.

Parler la langue du corps

Encore moins de mots. Mes idées ressemblent de plus en plus à de simples sensations organiques.

Leiris, Journal 1922-1989, 1992 : 100

J’ai maintes fois évoqué l’existence et la mort de ce frère aîné, dont j’ai trouvé les traces dès que mon attention s’est éveillée – vêtements, portraits, jouets – et qui avait laissé dans la mémoire de mes parents des souvenirs affectifs indélébiles. J’ai ressenti profondément la persistance de cette présence à la fois comme un traumatisme – une sorte de vol d’affection – et une exaltation de dépassement. [...] Le désespoir de mes parents ne fut calmé que par ma propre naissance, mais leur malheur imprégnait toutes les cellules de leur corps. Dans le ventre de ma mère, je ressentais déjà leur angoisse. Mon foetus baignait dans un placenta infernal. Cette angoisse ne m’a jamais quitté.

Dali, 1973 : 12-13

Les textes poétiques de Michel Leiris, qui touchent un « irrationnel interne, tramé dans la viscéralité où se nouent les pulsions d’Éros et de mort » (Sermet, 1997 : 179), pointent une zone prélangagière, quelque chose d’avant le symbolique (quelque chose de la naissance, de la mort et d’un « cadavre outre-signifiant », pour reprendre l’expression de Jean-Thierry Maertens [1979]) qui n’advient pas au discours. La lecture de recueils de poèmes comme Simulacre et La Néréide de la mer Rouge, celle des récits de proses poétiques tels Le Point cardinal, Aurora ou encore celle des matériaux inédits de l’époque surréaliste (« Les foraminifères » et « L’évasion souterraine ») publiés après la mort de Leiris et réunis, établis et présentés par Catherine Maubon sous le titre L’Évasion souterraine, constitue une véritable plongée dans des territoires intérieurs sombres et étrangement inquiétants, hantés par la mort et ses fantômes. Il convient de rappeler que, de façon générale, Michel Leiris rejetait ce pan de son écriture resté en marge de l’oeuvre. C’est le cas des fragments de L’Évasion souterraine, demeurés volontairement inédits tout au long de sa vie et maintenus dans un « état de prématuration ». Ces oeuvres « foetales », dirais-je, non abouties, constituent – en tant que « lieu d’expérimentation du difficile passage des images mentales aux mots qui auraient dû leur correspondre, de la représentation de soi à la narration de soi » (Sermet, 1997 : 14) – les racines à partir desquelles s’érigera l’oeuvre future. La langue poétique est peut-être la seule forme qui permette de traduire au plus près une « malemort ».

Il est entendu que « le monde de l’origine ne s’observe pas : il se pense et se réfléchit, il se médite à partir de quelques données fondamentales et de leurs effets insoupçonnés »[9]. En cernant l’existence de champs sémantiques qui font référence à l’univers intrafoetal, il s’agit ici de faire partager au lecteur, par cette « échographie imaginaire », le sentiment, à la lecture de l’oeuvre poétique de Michel Leiris, de pénétrer une part de la sphère archaïque mère-enfant et d’apercevoir les ombres qui y circulent, et ce, en acceptant de laisser à l’inconnu sa part d’énigme. C’est la persistance d’une présence vécue comme traumatisme, pour reprendre les termes de Dali, que nous retrouverons. Dans la bulle précoce mère-enfant – suivant en cela la notion théorique de sphère avancée par Peter Sloterdijk pour penser en termes de forme et d’espace la relation « bi-unitaire » qui se noue dans la bulle entre l’enfant et la mère[10] –, coexistent en une trop grande intimité, chez Leiris, un mort et un vivant.

Parler la langue du corps, parler la langue de sensations organiques originaires, parler « la langue des radiations cellulaires » (HM : 47) – celle des « faisceaux médullaires » (HM : 23), des « trottoirs lymphatiques » (HM : 112), des « lacis de viscères » (HM : 187), des « tourbillons moléculaires » (LPC : 34-35), des « circonvolutions dans les ténèbres prismatiques » (LPC : 45) –, tel est l’effort d’une part du discours poétique leirisien pour entrer en possession de ce qui, forcément, est de l’ordre d’une outre-signifiance :

[...] je voudrais toujours descendre

pareil au fer d’une bêche qui coupe dans la terre le

sillon rectangulaire des tombes

descendre dans cette nuit plus bas que les tropiques

souterrains

HM : 57

Descendons avec le poète à l’intérieur du corps matriciel exposé notamment dans Aurora, dans la « chambre souterraine carrée [de] la matrice » (AUR : 91), de même que dans l’enceinte « d’Aigues-Mortes » qui en est un avatar – cette ville plongée depuis longtemps « dans une nuit de café noir » (AUR : 178) – pour tenter de cerner les formes et les figures d’une présence d’absence.

Dans la « nuit utérine », une « nuit plus noire que le sang » (HM : 51), à travers les échanges sanguins mère-enfant, quelque chose d’un « fluide mortel » (SIM : 16) se propage qui est vécu comme effraction. Donneuse de vie, la mère est surtout dans l’oeuvre de Leiris donneuse de mort. Le poème La Néréide de la mer Rouge, par exemple, en témoigne suffisamment : « [...] son ventre chargé de futurs ossements fait de la femme pleine un sépulcre mouvant » (HM : 125). Si l’équivalence entre le berceau originel et le tombeau est incontournable, il appert que l’association constante que l’on retrouve, dans les textes de Leiris, entre les entrailles maternelles et la mort dépasse cette idée d’« enténèbrement » d’une sorte de mort prénatale et qu’elle va au-delà, de même, de l’évident et irréversible constat du don de vie comme ultime don de mort. Bien plus, la mort apparaît chez Leiris comme un poison qui, dès avant la naissance – dès la vie prénatale, donc –, et son existence durant, ronge les chairs et brûle l’âme. C’est de cette causticité que tente de se libérer l’écrivain en transférant au corps de l’oeuvre – dans un geste à la fois nécessaire et illusoire – son venin au moyen d’un crayon (flèche d’Héraclès ou épée de Damoclès) trempé au sang de l’hydre :

Tant qu’à la froide neutralité de la feuille blanche

en divaguant

je n’aurai pas infusé sa brûlure,

le poison qui me tourmente

ne cessera de ronger mes entrailles.

HM : 243

La mère, la « mer Rouge », par homonymie, exhale son venin et « ronge comme un acide » les pays lointains qui, depuis toujours, hantent le voyageur. N’est-ce pas elle, la mère, éclaboussée de sang, qui, un jour, mit en terre son enfant ? Les images maintes fois réitérées d’entrailles maternelles « détestables » (HM : 68) – le « vagin des meurtrières » (LPC : 63) –, sanglantes, conteneurs d’ossements, de « tiges funestes » (HM : 68), et « empuanties par l’herbe de tristesse » (AUR : 112) évoquent l’intérieur d’un corps qui fait figure de tunique empoisonnée. Est-il possible d’imaginer un foetus nageant dans « l’écume atroce d’une mer de tourments » (ES : 114), à travers un « fleuve d’ossements » (ES : 113) et en proie au « fracas terrible des rencontres artérielles » (ES : 114) ? Ne serait-ce pas, avant même le don de vie, ce don de mort qu’en gage d’amour et de fidélité à l’enfant mort la mère offre à l’enfant substitut ? Ne voit-elle pas qu’à l’aube des sens ce présent funeste le brûle déjà ? La lecture de l’oeuvre de Michel Leiris révèle que les « pigments de la mort » (ES : 90) peuvent s’incruster dans la peau, telle une marque de naissance imperceptible que porterait le corps, sorte de naevus ou d’« envie » qui, selon la croyance populaire, constitue la trace d’une envie de la mère. Ce secret de la mort, secret de la mère, secret d’une naissance intriquée à une mort, s’inscrit, aux origines, dans la chair qui tout à la fois le porte et l’innomme.

Le passage suivant, tiré d’un court texte appelé « Les foraminifères – Traité des maladies mortuaires », me semble illustrer de façon tout à fait exemplaire la forme que peut revêtir, dans l’imaginaire, l’invasion contaminante et mortifère d’un imperceptible corps étranger :

Les foraminifères, êtres microscopiques, vivant dans des coquilles percées de trous qu’ils abandonnent en colonies de pierre.

Somptueuses maladies de la mort, vous les connaissez bien.

Des millions d’êtres. Hors des circuits.

Carnassiers, je broierai tous vos membres. L’illicite comédie du temps, enfin, va déchaîner les pierres. Une grêle de flèches insaisissables. Les replis du cerveau.

À travers les vêtements de pierre dure, les foraminifères... [...]

Le rythme des pensées veules veut une circulation de larmes, qui remplacerait, en poésie, la circulation du sang ?

[...] et tu surgis, enfant voleur armé des migrations, en proie aux colonies de bêtes cachées, crissement de bagarres vagabondes, ô Maladie !

Maladie ? Mortuaire plus que mortelle, en raison de la lueur, du suaire plus stable que la selle. Migration folle, indéfinie, hors du château absurde des continents, métamorphose, bloc foré par des milliers de dards...

LF : 68-69

Les foraminifères n’incarnent-ils pas en effet la figure d’un « autre-que-soi » interne qui vit en parasite et qui, indésirable et redoutable invité, intoxique le corps-psyché de l’hôte à l’intérieur duquel il loge ? Il y aurait peut-être lieu, en ce sens, de parler d’une sorte de vampirisme ou alors de cannibalisme foetal[11] d’ordre psychique. Dans les textes et les récits poétiques de Michel Leiris, le sujet de l’écriture est constamment en lutte avec une ombre – « algues carnassières » (ES : 71), « aigue marine » (HM : 45) – qui l’emprisonne, l’étouffe et menace de l’avaler. C’est une contamination des territoires psychiques du soi et de l’autre, c’est cette étrange cohabitation des morts avec les vivants dans un monde de sang et d’eau que nous retrouvons dans ce dialogue qu’entend le narrateur du Point cardinal :

– Plus haut que le cadastre blanc des lunaisons, avec quoi les morts marquent-ils les limites de leur antre ?

– Ils marquent leur séjour angulaire avec la cendre et les tessons du sang.

– Et toi, qu’inscris-tu dans ton domaine ?

– Magique zèbre de feu, voici que le couteau devient trigone. Il s’échappe et raye indéfiniment l’aurore, les moustiques et les écharpes froissées du marécage doré. Brusque tourmente trempée du sel et de la mer, chevelure des sueurs, ô soeur vorace...

LPC : 60

Une telle sphère archaïque, à l’intérieur de laquelle on suppose qu’il peut y avoir coexistence d’un mort et d’un vivant, apparaît comme une bulle jumelle – ou cloche de chair – que le sujet enfant de remplacement, toute sa vie, en un même mouvement, cherchera à remplacer et tentera de crever parce qu’elle est la figure d’une appartenance intime en même temps qu’objet d’aliénation :

[...] chacun a ses petits fantômes

qui s’en vont à l’école

La nuit tombe

Les hommes se couchent

Ils collent leur bouche à la bouche des morts

dont le souffle imperceptible s’endort au creux des pailles

[...]

Nature double je suis pris

HM : 186

Cette étreinte d’une ombre glacée, ce collage mortifère, dit ce qu’il en est de la « résistance » des morts et de la survivance des corps. L’image de l’homme « pris » à un double mort, tel un canotier qu’on dit amarré à un corps-mort, rappelle ce personnage de Maupassant qui, sans le savoir, est fait prisonnier d’un cadavre auquel s’est accrochée l’ancre de son canot. Longtemps, c’est en vain qu’il tentera de tirer sur la chaîne sans que l’ancre ne cède. Il n’osera non plus nager jusqu’à la berge puisque, dans son effroi, il lui semble qu’il se sentirait « tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire » (Maupassant, 1973 : 93).

La question du double réapparaît là dans ce lien sensible – filament, ficelle, minuscule fibrille, invisible veinule ou encore ruban de cou d’Olympia – qui attache le sujet de l’écriture à cette « ombre femelle »[12], figure de l’Autre interne qui l’habite, étrange lymphe qui circule dans ses veines, monstrueuse nymphe ou néréide terrée, enterrée, dans le ventre de la mer Rouge :

Car au centre de la mer Rouge

couche une femme au ventre avide

aux yeux perdus signaux qui bougent

pendus à sa face livide

Ses cheveux sont une fumée

sa bouche suceuse est exsangue

son cou est à jamais coupé

mais ses deux bras sont une cangue

[...]

Au fin fond de la mer veillait les dents lucides

et sa gorge fanée goudronnée de sanglots

guettant les suppliciés la vieille néréide

qu’on appelle l’Amante-aux-reflets-de-couteau

mais que je nomme moi maudissant mes mains vides

femelle de mon ombre et foudroyant pavot

puisque je dormirai en elle jusqu’aux ides

du mois vague où la terre ouvre grands ses caveaux

[...]

Les vents ont décoché pour moi l’ardente flèche

de l’avenir gravé d’espérance et de mots

mais je suis prisonnier de cette ombre que lèche

la gorgone qui n’a que les os sous la peau

Je l’appelle Ma mort Menottes d’or luisantes

Cave d’alcool trop fort Mère pas assez tendre

Lichen poussant sur les décombres qui me hantent

Reflet profond des yeux dont des pleurs vont descendre [...].

HM : 135-136

Tel Ulysse appelé par le chant des sirènes, Michel Leiris ne fut-il pas toute sa vie interpellé par les pleurs de la mère (gorgone léchant interminablement sa blessure), happé par une plainte funèbre contre laquelle il ne cessa de lutter pour se garder de la séduction mortelle qu’elle exerça ? N’est-ce pas à la fois l’enchantement et l’effrayante démesure de cette voix – écho de l’autre et de soi – qui saisirent l’ethnologue-voyageur parti à la rencontre de lui-même lorsqu’en cette mythique Afrique il navigua sur les eaux de la mer Rouge ? Résister à cor et à cri à la violence de la voix maternelle qui, à l’origine, appelle l’enfant de remplacement comme autre, voilà peut-être obscurément ce dont il s’agit. Il me semble pouvoir parler, à propos de cet étrange « chant de bienvenue » qui accueille celui qui est appelé à la vie au nom de la mort – tel un singulier éloge funèbre –, d’une sorte de viol musical primitif qui remonterait à la première alliance « sonosphérique » mère-foetus. Le passage suivant, tiré du Point cardinal – ce récit onirique dans lequel le narrateur, parti sur les traces d’une jeune fille nommée l’Ingénue, explore, à l’instar du narrateur d’Aurora, une ville faisant figure de corps –, donne à voir et à entendre, dans ce monde de sang et d’eau, encore une fois, l’imagerie d’une présence sonore intrusive, celle d’une voix menaçante :

Battus par les vagues végétales de cette voix onduleuse, les murs imaginaires commençaient à apparaître par instants et l’on voyait leur trame comme le réseau des veines lorsque passe le sang. [...] Niveau mobile des flottaisons, la voix se boursouflait de cataclysmes maritimes et volcaniques, cyclones et laves des perceptions, qui marquaient l’air de longues traces sulfureuses [...]. La sphère écarlate de l’amour glissait le long de l’axe impondérable de la voix, tous les phantasmes déployés dans les failles profondes de cette armure dont les articulations laissaient transparaître la pensée. Voix sanglante, essentielle, ce fut d’abord un vol de messages qui passèrent à ma gauche et s’enfuirent vers l’horizon sans désirs, avec de grandes clameurs d’oiseaux de nuit [...].[13] 

LPC : 57-58

Dans le passage cité, de même que dans ces expressions de Leiris sur lesquelles ma lecture s’est arrêtée – « arêtes sonores qui transmettent les remous » (HM : 188) ; « muscle sonore » (HM : 184) ; « leurs artères chantaient la ronde du sang » (HM : 48) ; « le suaire des voix » (SIM : 15) –, il m’a semblé qu’était bien donnée à entendre la résonance d’une voix maternelle originaire dont les modulations (sons viscéraux perçus comme du morse) resteraient imprégnées et « enregistrées » dans le corps. Ces images poétiques de Leiris trouvent en effet un écho saisissant dans les propos de l’oto-rhino-laryngologiste et psycholinguiste français Alfred Tomatis sur les traces d’imprégnabilité sonore du corps foetal, sur une « mémoire du corps », sur le rôle fondamental de la peau dans la perception sonique du foetus et sur les réponses musculaires de ce dernier aux sons qui l’environnent[14]. À travers les bruits cellulaires et moléculaires, à travers le fracas de la circulation sanguine, le bruit de digestion de la mère et le vacarme des battements de coeur, parvient au foetus la modulation première et essentielle de la voix de la mère :

Tandis que tous les bruits qui traduisent la vie neuro-végétative de la mère se propageront au travers des tissus, se heurteront à la paroi utérine en agissant au travers du liquide amniotique, la voix de la mère selon toute vraisemblance pourra atteindre la cavité utérine et l’oreille du foetus par un cheminement le long de la colonne vertébrale de la mère, donc par transmission osseuse, laquelle jouera le rôle de filtre. Au-delà de la vie végétative de sa mère, le foetus percevra donc dans le lointain cette voix qui amorce le dialogue, qui passe le message affectif.

Tomatis, 1981 : 152

Si le sang est l’agent premier de la transmission dans le monde intra-utérin, on constate ainsi que la voix maternelle, par la qualité de résonance du squelette de la mère (et grâce à la réceptivité foetale, notamment de l’ouïe), en constitue un canal tout aussi spécifique. Le corps même de la mère, ainsi, se fait voix. Bien plus, pour reprendre l’interprétation de Tomatis, il est comme un instrument de musique capable de faire vibrer le corps foetal et de lui transmettre les plus fines oscillations de sa voix. C’est également de cette imagerie sensorielle que s’inspire Peter Sloterdijk dans de très belles pages sur la première alliance sonosphérique :

 Celui-ci [l’enfant] écoute attentivement contre le bas du bassin et la colonne vertébrale de la mère, comme un visiteur curieux colle l’oreille à une porte derrière laquelle il suppose l’existence de secrets gratifiants.

2002 : 555

« Le stade des sirènes », comme le nomme Sloterdijk en faisant référence à Homère, évoque pour lui cette période au cours de laquelle l’enfant prête l’oreille – en acceptant ou alors en refusant d’être atteint par son message – à l’appel de la mère. Ne serait-ce pas jusque dans ce lieu prénatal, là où s’amorce la faculté d’écoute de l’autre et de soi – écho d’une confuse mais ontologique perception –, dans cette co-audition fondatrice, que Leiris, fasciné par le chant, le cri et la voix (dont on retrouve la prédominance dans ses derniers écrits), recherche le frêle bruissement d’une voix intime modelée à la fois par l’enchantement et la violence de cette langue maternelle originaire et immémoriale ?