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Pour moi – pour nous, les gens de la Nouvelle Fiction –, il ne saurait y avoir de jeu sans enjeu […]. Il y a longtemps que les derniers témoins se sont fait égorger et si nous racontons des histoires, ce n’est pas pour être crus, mais, comme le font les Sakalaves de Madagascar, pour retourner les morts.

(Petit, 1999 : 19)

En marge d’une production littéraire qui fait son miel des impasses narratives et autres vicissitudes autobiographiques, des fictions littéraires contemporaines affichent sans fausse pudeur un désir de raconter et s’emploient, sans trop en avoir l’air, à réinvestir autrement les codes narratifs. La critique a remarqué ce phénomène du retour au récit, à une nouvelle lisibilité qui serait au coeur de l’esthétique postmoderne, à une transitivité narrative qui prétend donner sens au monde. Sur le mode du constat (Blanckeman et Millois, 2004 ; Chénetier, 1989), du manifeste (Petit, 1999), du commentaire (Moreau, 1992) ou du survol historique (Brunel, 2001), les travaux qui tentent de cerner cette réalité abondent. Dominique Viart, par exemple, constate ce besoin de sens dans son étude du Roman français au xxe siècle (1999) et conclut qu’il s’exprime aujourd’hui par le souci éthique qui caractérise le narrateur contemporain, dont le questionnement porte explicitement soit sur la matière diégétique, soit sur les déformations et trahisons inhérentes à toute mise en récit, soit encore sur les modes d’appropriation de cette matière, soit enfin sur sa propre identité. Pour nous, ces interrogations, qui ressortissent à la forme du contenu, s’incarnent aussi dans des dispositifs formels susceptibles de réinventer le pacte romanesque.

L’activité romanesque repose de fait sur un contrat tacite selon lequel la relation des faits est présentée de manière à ce que le lecteur adhère à l’histoire racontée. C’est ce qu’on appelle le pacte d’illusion consentie, ou captatio illusionis, qui nous fait accepter comme allant de soi la narration omnisciente, par exemple, ou la description d’événements n’ayant aucun fondement historique. Ce pacte repose sur un protocole dont les modalités ont certes varié au fil de l’histoire littéraire, mais qui présuppose toujours l’existence d’une autorité narrative, « avant tout comprise comme l’autorité de la voix narrative » (Cavillac, 1995 : 25). Cette autorité narrative a été mise à mal par l’expérimentation littéraire : qu’on pense aux avancées telquelliennes où les textes s’auto-engendraient ou, à l’inverse, à l’omniprésence du je dans la fiction contemporaine, qui disserte de mille manières sur l’impossibilité de raconter – expérimentation ayant pour effet de compromettre l’histoire et sa narration. Le présent article vise la mise au jour des procédés, dans des textes à la visée narrative explicite, qui problématisent expressément l’autorité narrative et la redéfinissent, sans pour autant sacrifier la captatio illusionis[1].

Une inflexion des codes narratifs, parfois subtile, parfois ostentatoire, se donne à lire dans les trois textes retenus ici : Un an de Jean Echenoz (1997), L’Histoire de Pi de Yann Martel (2003), Lauve le pur de Richard Millet (2000). À dominante événementielle mais savantes, ces fictions ont pris acte des conventions consacrées par l’usage, ainsi que des ruptures et des expérimentations de la modernité ; elles représentent autant de manières de déployer et de mettre en jeu l’autorité narrative, que ce soit par une problématisation précise du statut du narrateur, par la médiatisation de sa parole qui n’advient que par l’entremise d’autres voix ou par sa figuration en situation d’interlocution.

Un an de Jean Echenoz[2] 

On connaît bien la manière Echenoz : détournement des modèles romanesques, profusion de descriptions, personnages à l’étrangeté délirante, métalepses et clins d’oeil textuels créent un univers singulier, où la maîtrise de l’écriture sert une ironie malicieuse[3]. Avec Un an, le jeu se complexifie et confine à la mystification. Dans ce « road story » mâtiné de polar, une jeune femme en fuite, Victoire, erre pendant près d’un an dans le sud-ouest de la France, de peur qu’on ne l’accuse du meurtre de son compagnon Félix qu’elle a trouvé mort auprès d’elle un matin de février. Son périple, ponctué des visites impromptues de Louis-Philippe, un ami commun qui l’informe des développements de l’affaire, s’achève sur un coup de théâtre : rentrée à Paris à l’instigation de Louis-Philippe – qui lui affirme que tout danger est écarté –, Victoire se retrouve nez à nez avec un Félix bien vivant, qui lui apprend, ô surprise, le suicide, déjà vieux de près d’un an, dudit Louis-Philippe. Le lecteur, médusé par cette entourloupette – le mort est bien vivant alors que le vivant est tout à fait mort –, n’a d’autres ressources que de reprendre sa lecture depuis le début pour tenter de déceler la présence d’indices qui auraient pu laisser entrevoir un tel dénouement. Peine perdue : il a bel et bien été berné par le narrateur de l’histoire, qui n’a jamais laissé entrevoir la possibilité de cette finale en queue de poisson défiant toute logique narrative[4].

Un tel roman, qui déjoue si ostensiblement les codes narratifs en usage, pousse à son extrême limite la toute-puissance de l’autorité narrative. Par convention, la transmission narrative repose, comme la narratologie et la pragmatique l’ont montré, sur une autorité narrative qui se manifeste différemment selon les régimes de narration. Ainsi, tacitement, l’autorité d’un narrateur « absent » d’un roman en régime hétérodiégétique[5] se construit par son omniscience (accès direct aux consciences des protagonistes), par l’adhésion à son propre discours et par sa compétence à relater les faits de manière cohérente. Une entorse à l’une ou l’autre de ces variables engage une remise en cause de l’autorité narrative, ici manifestée d’une manière pour le moins insolite : en principe, le narrateur doit savoir si ses personnages sont morts ou vifs ; à défaut, il sera pris en flagrant délit de manipulation.

Il n’en a pas toujours été tel. Comme le rappelle Cécile Cavillac, dans un article intitulé « Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle » (1995), la narration omnisciente est une convention qui, bien qu’elle aille de soi pour les lecteurs de fiction que nous sommes, était pourtant irrecevable jusqu’aux premières décennies du xixe siècle. Ce droit de connaître des faits que nul témoin ne peut attester, d’accéder aux pensées les plus intimes des personnages, n’était pas admis. Ne pouvant se permettre d’agir comme un fabulateur, le narrateur se voyait soumis à un strict protocole pragmatique et devait recourir à toutes sortes d’expédients pour justifier sa connaissance des faits[6]. Cette obligation conduira par exemple les romans de chevalerie à jouer d’un « paradoxe naïvement retors », comme le souligne Cavillac (1995 : 24) : plus les faits racontés sont extraordinaires, merveilleux, plus ils risquent d’être connus. Autrement dit, plus l’histoire est empiriquement invraisemblable, plus la vraisemblance pragmatique sera sauve : le narrateur est alors tout à fait justifié d’avoir eu écho de tels événements. C’est dire qu’à l’inverse, les faits et les êtres ordinaires, « la sphère du privé, du personnel, de l’humble, de l’obscur » (ibid. : 27), se heurtent à la difficulté de leur mise en récit. Au fil du temps, l’omniscience est devenue recevable et le narrateur, du moment qu’il est hétérodiégétique et non représenté dans le récit, se voit reconnaître d’emblée par le lecteur une autorité absolue en matière de savoir[7]. Progressivement délaissée par les expérimentations textuelles du xxe siècle, gagnée par le soupçon, la narration omnisciente a peu à peu cédé sa place à des narrations auctoriales qui mettent en évidence leur autorité narrative en interprétant de mille manières l’impossibilité fondamentale de raconter.

Si Un an recourt à la conception conventionnelle de la narration omnisciente pour duper son lecteur, stratégie dont l’effet peut sembler à première vue strictement ludique, nous croyons pouvoir y lire en outre un enjeu majeur, lié précisément à une déconstruction systématique de l’omniscience, et qui transparaît dans le texte à la faveur d’autres entorses, plus subtiles celles-là, à la convention narrative. Ces procédés, qui assurent l’autorité narrative tout en la déstabilisant, opèrent sur divers plans du texte, de la sélection d’informations à la structure narrative proprement dite, au gré d’incursions métaleptiques et d’inflexions des mécanismes autoréflexifs. Leur mise en perspective devrait permettre de faire apparaître très nettement le caractère métafictionnel d’Unan, aussi dissimulé soit-il sous une narration à première vue sans aspérité, qui nous faisait suivre à la trace les moindres déplacements de Victoire[8] et assister à sa déchéance progressive, alors qu’elle passe du statut de jeune Parisienne branchée à celui d’itinérante solitaire sale et dépenaillée, jouant les simples d’esprit.

La finale saisissante du texte, disions-nous, apparaît comme une rétention de savoir – une paralipse selon la terminologie narratologique – absolument incompatible avec la logique événementielle la plus élémentaire. Pour ostentatoire qu’elle soit dans sa façon d’indexer non seulement l’omniscience inhérente à la narration à la troisième personne mais tout autant l’omnipotence du narrateur, cette entorse était néanmoins appelée, préparée en quelque sorte, par toute une série d’infractions nettement plus discrètes et opérant en mode inverse : de fait, les nombreuses paralepses, avec leur information excédentaire, apparaissent à rebours comme autant de clins d’oeil à la convention. Qu’il s’agisse de la brève évocation d’une « équipe d’adolescentes à queues de cheval, appareils dentaires et sacs de sport, en route vers le match nul » (UA : 11), de l’océan « trop éloigné pour qu’on put l’entendre » (UA : 23), mais où Victoire distingue malgré tout un radiotélégraphiste accoudé au bastingage d’un cargo rouge et noir (UA : 29) ou des pantalons de Gérard alors que « les côtes du velours noir produisaient en se frottant les unes aux autres une plainte étouffée, granuleuse, évoquant un roucoulement de pigeon en apnée, dont la tonalité s’aiguisait comme Gérard grimpait de plus en plus vite » (UA : 33-4), le déséquilibre patent dans la gestion du savoir, tantôt retenu, tantôt excédentaire, fait ressortir davantage l’incongruité du code de focalisation, encore accentuée par la mise en scène insistante de l’incompétence focalisatrice du personnage.

La description minutieuse des innombrables intérieurs de voiture – on se souviendra que Victoire se déplace en auto-stop – participe d’une pareille visée ironique : une grosse Renault, un fourgon mortuaire, une R5 sans option, qui sent le chien sans chien, une Séat, un vieux modèle de Ford Escort, qui sent le chien avec chien, la prendront à bord tour à tour :

[…] outre leur personnalité, Victoire observait la marque, la couleur et l’aménagement de leur véhicule qui l’avançait vers un but mal déterminé. Les premiers temps elle était attentive à ces détails, elle finit par y prendre de moins en moins garde.

UA : 64

Alors que le personnage délaisse la perception, le narrateur prend le relais en imitant en quelque sorte le regard particulier de celui-ci : viendront ainsi une vieille 505 avec chien mais sans odeur de chien, une Saab ardoise, une petite Fiat blanche (celle de Louis-Philippe), une Simca Horizon (celle de Gérard). Fragmenté, hachuré, le parcours de Victoire est une fuite sans but, « une errance en dents de scie, pas très contrôlée […] s’apparentant plutôt au trajet brisé d’une mouche enclose dans une chambre » (UA : 63). Le personnage, à la différence du narrateur, dirions-nous malicieusement, ne maîtrise pas son univers : son incompétence sert toutefois très précisément la cause du narrateur.

Ce registre descriptif appuyé, en même temps qu’ironisé, dessine en creux les contours d’une instance narrative diffuse, non représentée certes, mais qui se manifeste de biais par des incursions métaleptiques inopinées. Si, par convention, l’omniscience doit servir dans un texte à supprimer les hiatus, à huiler la narration, à dissimuler les raccords par trop voyants, que dire d’un narrateur aux commentaires intempestifs de tous ordres, stylistiques, narratifs, pragmatiques, qui ne laisse jamais oublier sa présence, joue en virtuose de l’indirect libre, bref assume à l’excès sa fonction narrative ? « Quand cette histoire commence, Victoire ne connaît pas le moins du monde Bordeaux, ni plus généralement le sud-ouest de la France, mais elle connaît bien février qui est avec mars l’un des pires mois de Paris » (UA : 8), dit ce narrateur qui instaure d’emblée son autorité narrative, sur le mode de l’énonciation réaliste, à peine pimentée d’un zeste parodique. D’autres interventions viendront raffermir cette autorité en accréditant sa compétence, que ce soit par la maîtrise affichée du déroulement diégétique – « et le lendemain de ce jour on lui vola naturellement sa bicyclette » (UA, 60), « elle y passerait quand même une dizaine de jours, à Mimizan-Plage, le temps de s’habituer au cyclotourisme » (UA : 51) –, qui déjoue même les stratagèmes de Victoire pour semer d’éventuels poursuivants[9], ou par celle, plus subtile, des pronoms de connivence, le nous et le vous[10], qui agissent ici comme des marqueurs d’un lien entre le narrateur et sa protagoniste, lien pour le moins inattendu dans le cadre d’une narration hétérodiégétique. Paradoxalement, c’est précisément ce cumul d’incursions qui suscite l’adhésion de bonne foi à l’histoire racontée, et rend d’autant plus stupéfiante sa conclusion retorse.

Les multiples mises en abyme diégétiques et textuelles jouent le même rôle de renforcement de l’autorité narrative en parsemant le texte d’indices autoréflexifs imperceptibles lors d’une première lecture, mais qui prennent sens à la lumière du dénouement, ou plutôt de son absence. Une liste « d’objets incomplets », à l’image de la diégèse (UA : 20) ; des balles de golf qui, en tombant à intervalles irréguliers, deviennent autant d’indices textuels dont « la collection devint une fin en soi, peut-être un peu envahissante » (UA : 38) en clin d’oeil à l’exercice de lecture ; un « environnement [qui] semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée » (UA : 12) qui évoque l’écriture ; la voix « lubrifiée » d’un personnage – « ses participes glissant et patinant comme des soupapes, ses compléments d’objet dérapant dans l’huile » (UA : 88) – indexant le style ; les scènes, dont celles de la bicyclette (UA : 50, 80), des affiches (UA : 13), des photographies (UA : 26), de la carte de France (UA : 107) et des miroirs (UA : 9, 22, 59), apparaissent, dans leur profusion, comme autant de désignations de la duplicité du narrateur. Cette duplicité culminera en toute fin de texte par le commentaire du « trou circulaire » (UA : 107) dans la cage de verre de la guichetière de la gare Saint-Lazare, qui marque la fin du périple de la protagoniste et renvoie à « la cavité circulaire » de la glace arrière de la voiture de Louis-Philippe, trouée par une balle de golf (UA : 37) du début ; ce commentaire métatextuel attire l’attention sur le « trou » de la narration[11] :

Il est surprenant que ce trou circulaire dans la vitre, conçu pour transmettre des informations strictement ferroviaires et d’un contour plus régulier que celui que Victoire a vu se former, six mois plus tôt, sur la voiture de Louis-Philippe, puisse véhiculer de tels points de vue sans que tout le système explose.

UA : 108

L’explosion, délibérée, appelée, construite par le texte, aura pourtant bel et bien lieu : le système narratif de l’histoire racontée culminera, on l’a vu, en feu d’artifice. Mais la « surfiction »[12] d’Echenoz aura miné bien d’autres choses. En reconfigurant les modes de la narration omnisciente, en montrant ses ficelles tout en les nouant dans une fiction à l’intrigue insoluble, Un an infléchit les procédés de la captatio illusionis et replace la « connivence »[13] au centre de l’activité littéraire, connivence qui repose sur le partage d’un savoir narratif. La narrativité ici se montre fiction, mais fiction savante, qui dupe pour mieux démasquer : dans son souci de projeter le lecteur dans l’histoire racontée, tout en lui désignant les mécanismes idoines par toute une série d’entorses en clins d’oeil, elle se fait critique des procédés de représentation du réel.

L’Histoire de Pi de Yann Martel

Avec le roman de Yann Martel, on quitte le ludisme retors et les entourloupettes spectaculaires à la Echenoz. Si les aventures du jeune naufragé qui dérive en mer pendant des mois avec un tigre du Bengale sont tout à fait hors de l’ordinaire, nul coup de théâtre ne vient troubler le dénouement du récit, pas même le providentiel hasard qui mènera le canot de sauvetage à s’échouer sur les côtes du Mexique. À la finale ouverte, étonnante et agaçante à la fois, d’Un an, L’Histoire de Pi oppose le souci « de clore les choses comme il faut »[14] et maintient jusqu’au bout un déroulement lisse. Le pacte d’illusion consentie n’en est pourtant pas moins problématisé par un fin travail de médiatisation de la parole : en effet, le récit met en place un relais de narrateurs et de narrataires qui vient inscrire, au coeur de cette histoire exemplaire « de courage et d’endurance » (HP : 334), un enjeu d’adhésion. En regard de la connivence qui, chez Echenoz, prend la forme d’un jeu de dupe, l’adhésion au récit renvoie plutôt chez Martel à un acte de croyance réfléchi. Nous verrons que, si cette adhésion repose d’abord sur un véritable topos de l’autorité narrative, la figure de l’auteur, elle, sera finalement reportée sur le narrataire. Avec le roman de Martel, l’autorité narrative quitte donc les mains d’un narrateur omnipotent pour se voir partagée entre les différentes mailles d’une discrète, mais néanmoins singulière, chaîne énonciative.

La trame narrative de L’Histoire de Pi est bien connue. Le roman s’étant mérité le prestigieux Man Booker Prize 2002 et vu ensuite traduit en plus d’une trentaine de langues, les lecteurs en ont été nombreux, de même que les recensions[15]. Les plus substantielles ont souligné la maîtrise de l’art du récit, la profondeur des observations et la richesse des connaissances. Elles ont évoqué son « intertexte foisonnant »[16] et, plus particulièrement, son appartenance au vaste ensemble des robinsonnades, où « un homme seul perdu au milieu de l’océan lutte pour sa survie et parvient tant bien que mal à dominer la nature » (Biron, 2004 : 163). Toutes ont rappelé, avec plus ou moins de détails, les principaux événements de l’histoire : un jeune Indien de seize ans, au nom étrange de Piscine Molitor Patel[17], plus communément dénommé Pi, sera le seul rescapé du naufrage d’un cargo l’amenant au Canada avec sa famille. Le père de Pi, directeur du zoo de Pondichéry, avait décidé d’émigrer et vendu tous ses biens. Certains animaux, destinés à des zoos d’Amérique, étaient cependant du voyage. Quatre rejoindront Pi dans son canot de sauvetage : un zèbre blessé, une hyène, un orang-outang femelle et un tigre du Bengale. La dérive sera longue, douloureuse et dangereuse. Pi se retrouve avec des bêtes sauvages ; il connaîtra la faim, la soif, la solitude et le découragement ; il essuiera des tempêtes ; son canot touchera les rives d’une île luxuriante qui s’avérera meurtrière[18] . Au terme de cet éprouvant périple, seuls le garçon et le tigre seront saufs et auront survécu à une cohabitation de 227 jours.

La séquence temporelle du récit déborde toutefois largement l’épisode du naufrage et de la dérive. Le roman compte exactement cent chapitres, répartis en trois sections titrées et précédés d’une note de l’auteur. Les trente-six chapitres de la première partie, « Toronto et Pondichéry », racontent certains événements de l’enfance de Pi jusqu’au jour du départ pour le Canada. On y apprend quantité d’informations sur les moeurs animales que Pi doit à son enfance au zoo de Pondichéry et à des études universitaires en zoologie, une fois établi au Canada après son épreuve en mer. On y apprend également la foi qui anime Pi et qui le mènera à découvrir et à pratiquer deux autres religions, en plus de l’hindouisme : un épisode cocasse met en scène le pandit, l’imam, le prêtre, de même que Pi et sa famille qui se rencontreront tous par hasard lors d’une promenade et découvriront ainsi que Pi est un bon hindou, un bon musulman et un bon chrétien. Les chapitres trente-sept à quatre-vingt-quatorze forment la deuxième partie du roman, « L’océan Pacifique ». C’est là que sont racontés les événements du naufrage et de la survie en mer, jusqu’à ce que Pi et le tigre touchent enfin la terre. La troisième partie, « Hôpital Benito Juárez. Tomatlán, Mexique », renvoie à la convalescence de Pi à l’hôpital et raconte plus particulièrement la visite de deux enquêteurs chargés d’éclaircir les circonstances du naufrage du Tsimtsum, bateau battant pavillon japonais, à bord duquel se trouvaient Pi et sa famille.

La « Note de l’auteur » qui précède le récit proprement dit raconte, quant à elle, les circonstances ayant amené l’auteur à écrire l’histoire de Pi : « Ce livre est né quand j’avais faim. Je vais vous expliquer. Au printemps 1996, mon deuxième livre, un roman, est sorti au Canada. Il n’a pas bien marché » (HP : 7). La note se présente elle-même comme un bref récit, endossant toutefois la posture autobiographique. L’auteur y signale l’obtention d’une bourse du Conseil des arts du Canada et la parution de deux autres livres, dont un roman, ce que confirment d’ailleurs les informations fournies par les pages liminaires de l’ouvrage. Dans sa note, l’auteur explique s’être rendu en Inde pour mener à bien un projet d’écriture, celui d’« un roman situé au Portugal en 1939 » (HP : 7). L’entreprise ayant échoué, il ira explorer le sud de l’Inde, avant d’arriver à Pondichéry où un vieux monsieur, apprenant qu’il est écrivain, lui racontera une « histoire qui va [lui] faire croire en Dieu » (HP : 10) et le priera instamment d’aller en rencontrer le « personnage principal » : « Je l’ai connu très, très bien. C’est un adulte maintenant. Il faut que vous lui posiez des questions, toutes les questions que vous voulez » (HP : 11). Ainsi apprend-on que le personnage principal existe et que l’auteur l’a même rencontré à plusieurs reprises afin de prendre en note son histoire. Bien plus, l’auteur ajoute avoir pu consulter des documents importants liés à cette affaire : « le journal qu’il [Pi] avait tenu pendant les événements » (HP : 11), « des coupures de presse jaunies qui prouvaient qu’il [Pi] avait été brièvement, obscurément fameux » (HP : 11) et, surtout, « une bande magnétique et un rapport écrit du ministère des Transports du Japon » (HP : 11), obtenus « après de nombreuses difficultés », qui finiront par convaincre l’auteur de raconter une telle histoire. La note se termine par les remerciements d’usage à différentes personnes, liées de près ou de loin aux événements, et qui apparaîtront d’ailleurs pour la plupart dans le récit : M. Patel, personnage principal, M. Adirubasamy, le vieil homme ayant appris à l’auteur cette fameuse histoire, ainsi que « trois fonctionnaires [japonais] au professionnalisme exemplaire » (HP : 12), noms et titres exacts précisés.

Par la figure de l’auteur et l’autorité dont elle est investie, la note qui précède le début du roman oriente donc fortement le pacte de lecture, assujettissant apparemment la captatio illusionis à un principe d’authenticité. L’auteur sert ici de caution à l’histoire. Il fait état de sa quête de « l’étincelle qui donne sa vie à une vraie histoire » (HP : 9) et qui l’a mené à abandonner son autre projet de roman. Il multiplie les signes de sa rigueur, d’une part, à attester l’authenticité de l’histoire de Pi et, d’autre part, à la rapporter le plus justement possible : « toute imprécision et toute erreur sont de mon fait » (HP : 12), insistera-t-il. Le récit proprement dit participera aussi à cet ancrage. Comme le mentionne Michel Biron au sujet de la deuxième partie du roman : « la suite est une démonstration rigoureuse, convaincante et parfaitement documentée des chances réelles de survie du garçon. Sa réussite ne tient pas tant du miracle que de l’application méthodique de ses connaissances éthologiques » (2004 : 164, 165). Il faut bien voir, en effet, que l’épisode de la dérive en mer est précédé par l’exposition d’un vaste savoir sur le comportement animal, acquis par Pi au zoo de Pondichéry, qui le conduira plus tard à des études universitaires en zoologie. La première partie du roman, tout en racontant l’enfance de Pi, fait état de ses connaissances, convoquant la « littérature sur le sujet » (HP : 31) et précisant au besoin ses « sources documentaires » (HP : 42), de telle sorte que la survie de Pi s’explique pour une bonne part par cette compétence. Le pacte d’authenticité du récit trouve donc maints éléments qui permettent de le maintenir et de laisser s’écouler sans heurt la suite de l’histoire.

La dernière partie du roman ébranlera toutefois le pacte de lecture. En effet, les enquêteurs japonais chargés d’éclaircir les circonstances du naufrage mettent en doute la vraisemblance d’une telle histoire. Ce qui semblait aller de soi se voit dès lors remis en cause et ce, au sein même du récit : « Monsieur Patel, nous ne croyons pas votre histoire » (HP : 308). Les objections sont nombreuses : « Monsieur Patel, le tigre est un animal sauvage incroyablement dangereux. Comment auriez-vous pu survivre sur un bateau de sauvetage avec un tel animal ? » (HP : 312) ; « Des arbres carnivores ? Une algue qui mange du poisson et qui produit de l’eau douce ? Des rongeurs aquatiques qui habitent dans des arbres ? Ces choses-là n’existent pas » (HP : 309). Si Pi oppose à ces objections une argumentation visant à montrer les limites d’une attitude trop strictement rationnelle (il est absurde de prétendre qu’existe seulement ce que l’on a déjà vu), le lecteur n’en est pas moins ramené aux incongruités du récit et surtout au fait que Pi est le seul témoin de ses aventures et ne dispose d’aucune preuve tangible pour appuyer ses dires. Le récit construit donc une situation apparemment paradoxale : alors que la « Note de l’auteur » met en place un pacte d’authenticité, la dernière partie du récit montre que rien ne prouve hors de tout doute que cette histoire est vraie, utilisant même pour ce faire de larges extraits du verbatim de la conversation des enquêteurs japonais et de Pi, contenus dans la fameuse bande magnétique que mentionnait l’auteur dans sa note. C’est en somme la preuve de la vérité de l’histoire qui sert finalement à la mettre en doute.

S’étant prêté à la demande des enquêteurs qui souhaitaient entendre une histoire « sans animaux » en mesure d’expliquer « ce qui s’est réellement passé » (HP : 317), Pi racontera à nouveau une histoire, éliminant tout ce qui serait trop difficile à croire : sa cohabitation avec les bêtes, remplacées par des humains, et tout l’épisode de l’île carnivore. Devant ces deux histoires qui n’arrivent ni l’une ni l’autre à expliquer pourquoi le bateau a pu couler, les enquêteurs admettront avoir préféré la première. Bien plus, dans son rapport remis au ministère des Transports et reproduit à la toute fin du récit, le fonctionnaire ne fera état que de la première version, qu’il jugeait pourtant invraisemblable :

Par ailleurs, l’histoire du seul survivant, M. Piscine Molitor Patel, citoyen indien, est une étonnante histoire de courage et d’endurance dans des circonstances extraordinairement difficiles et tragiques. D’après l’expérience de cet enquêteur, son histoire est sans pareille dans l’histoire des naufrages. Bien peu de naufragés peuvent prétendre avoir survécu en mer aussi longtemps que M. Patel, et aucun en compagnie d’un tigre du Bengale adulte.

HP : 334

Quelle est la vraie histoire ? Qu’est-ce qu’une histoire vraie ? Une histoire dont on peut prouver qu’elle a eu lieu ? Il semblera plutôt que ce soit l’histoire capable de susciter l’adhésion, celle en définitive que l’enquêteur a choisi de croire.

On aura compris que, sous des allures conventionnelles, la « Note de l’auteur » convoque et retourne habilement

[...] les expédients auxquels recourt le romancier classique pour se donner l’air de ne pas fabuler – manuscrit trouvé par hasard, relation d’un témoin oculaire ou d’un personnage mêlé de près aux événements, confession du héros lui-même, échange de lettres, relation d’un fait divers ou d’une aventure réellement arrivée.[19]

Le procédé, qui en appelle d’une autorité extérieure pour attester l’authenticité de l’histoire racontée, ne sert pourtant pas ici un faux jeu de dupes, destiné à cacher, pour mieux le révéler ensuite, le caractère fictif de l’histoire. D’ailleurs, la finale ne prend pas totalement parti pour la fiction et laissera toujours planer le doute sur l’authenticité du récit. Cette convention, réinventée en quelque sorte[20], contribue plutôt à éclairer le pacte d’illusion consentie en le mettant en scène et en redéployant les modalités de l’autorité narrative.

La « Note de l’auteur » annonce, en effet, un mode de narration fondé sur la médiatisation qui, pour discret qu’il soit, n’inscrit pas moins l’histoire dans une singulière chaîne énonciative. L’histoire sera livrée par l’auteur mais à travers le « je » de Pi : « Il m’a paru normal que l’histoire de M. Patel soit racontée principalement à la première personne – avec sa voix, avec ses yeux. Mais toute imprécision et toute erreur sont de mon fait » (HP : 12). Ce travail de relais sera désigné périodiquement dans la première partie du récit par la présence de chapitres en italiques où l’« auteur » met en scène ses rencontres avec Pi et rappelle ainsi son rôle de médiateur :

Il lui arrive parfois de s’agiter. Ce n’est pas à cause de quelque chose que j’ai dit (je parle très peu). C’est sa propre histoire qui provoque cette réaction. La mémoire est un océan et il flotte à sa surface. J’ai peur qu’il ne veuille s’arrêter. Mais il veut me raconter son histoire. Il continue.

HP : 55

Le récit prend donc la forme d’une énonciation subjective où le « je » de l’auteur prend en charge le « je » de Pi, tous deux, par ailleurs, liés aussi par un rapport d’adresse constant tout au long du récit. Le « je » de Pi raconte son histoire à un narrataire qui recouvre tant l’auteur qu’un destinataire implicite auquel peut s’identifier le lecteur, ou que les enquêteurs japonais mis en scène à la fin du récit :

Alors vous voyez, si vous tombez dans la fosse d’un lion, la raison pour laquelle il vous déchiquette n’est pas qu’il a faim – soyez assuré que les animaux des zoos sont suffisamment nourris – ou parce qu’il est sanguinaire, mais parce que vous avez envahi son territoire.

HP : 55

En regard de la narration omnisciente qui repose sur l’autorité absolue d’un narrateur généralement occulté dont les assertions semblent échapper à toute discussion ou contestation[21], le récit opte ici pour une narration où l’autorité se voit relayée et partagée entre ceux qui racontent et ceux à qui l’on raconte. L’histoire n’est donc pas une déclaration de faits. Elle est, au contraire, soumise au doute qu’entraîne l’énonciation subjective, à plus forte raison médiatisée.

Les enquêteurs japonais viendront précisément mettre en scène ce doute, mais aussi le choix finalement réfléchi d’adhérer de bonne foi au récit. C’est ce que montre d’ailleurs également la « Note de l’auteur » qui, bien plus que l’authenticité du récit ou l’existence de Pi, vient faire état du cheminement qui a mené l’auteur à vouloir raconter cette histoire et à admettre qu’elle pouvait « vous faire croire en Dieu » (HP : 12). Jamais l’auteur, pas plus que l’enquêteur dans son rapport, n’affirmera que l’histoire est vraie. En définitive, aucun ne dispose de preuve suffisante. Tous deux cependant auront décidé d’y croire. Au coeur de l’histoire de Pi, de sa terrible épreuve, de son amour des sciences et des religions, se trouve ainsi problématisé et défini le pacte d’illusion consentie : l’acte qui consiste à dépasser le doute, à aller « jusqu’où […] mènent les jambes de la raison – puis […] saut[er] » (HP : 41). Ce pacte n’a rien ici de l’acte naïf ou du jeu de dupes dénoncé par les fictions littéraires modernes. Il n’a rien à voir non plus avec le brouillage et le doute permanent exploités par plusieurs de ces fictions : « Choisir le doute comme philosophie de vie, c’est comme choisir l’immobilité comme mode de transport » (HP : 41) affirmera Pi. Le pacte d’illusion consentie est l’adhésion réfléchie que permet une vraie histoire, c’est-à-dire une histoire aussi nécessaire et singulière que le nombre pi, « nombre indéfinissable et irrationnel grâce auquel les scientifiques tentent de comprendre l’univers » (HP : 37).

Lauve le pur, de Richard Millet

À la différence des romans précédemment examinés, qui relèvent allégrement du « plaisir de la narration inventive », pour reprendre l’expression de Blanckeman (1996 : 104), Lauve le pur de Millet[22] ressortit au registre autobiographique, dont il subvertit les codes. Dernier tome de la trilogie siomoise, constituée de La Gloire des Pythre et de L’Amour des trois soeurs Piale, Lauve le pur se déroule à Siom – lieu fictif central de la trilogie, mais qui renvoie à Viam, en Corrèze, village natal de Richard Millet – et met en scène Thomas Lauve, enfant du pays vivant en banlieue de Paris, où il exerce le métier de professeur au lycée Helles. La tentation est grande d’y lire une autobiographie transposée, tant les propos tenus par ledit Lauve sur la mort de la littérature, par exemple, ressemblent à s’y méprendre à ceux que Millet lui-même tient dans Harcèlement littéraire (2005) ou dans Le Dernier Écrivain (2005). Il s’agira ici non pas de reconduire des questions par ailleurs souvent débattues à propos de l’oeuvre[23], et qui font parfois de Millet un nouveau Céline avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté, mais de voir comment les singularités énonciatives de Lauve le pur reconfigurent, d’une manière paradoxale, l’autorité narrative. L’examen de traits spécifiques – locuteur collectif, récit de paroles, scénographie du conteur et rapport d’adresse – devrait permettre d’infléchir la perspective car, selon Maingueneau,

[…] en faisant de l’énonciation l’axe d’intelligibilité du discours littéraire, on déplace en effet son axe : du texte vers un dispositif de parole où les conditions du dire traversent le dit et où le dit renvoie à ses propres conditions d’énonciation. Énoncer de la littérature, c’est à la fois s’appuyer sur un dispositif de communication et le valider à travers cette énonciation même […].

2000 : 95

Peut-être ainsi pourra-t-on constater comment ce texte de Millet redessine, à même une écriture qui se réclame d’une littérature à tout jamais perdue, les potentialités de son renouvellement.

D’emblée, l’instauration d’un relais de la parole tend à en diffracter la portée et les enjeux : de fait, ce récit de filiation se mâtine d’un récit de témoignage dans la mesure où le dire autobiographique de Thomas Lauve est rapporté par celles qui l’écoutent. Ce sont ces narrataires – Monique Bugeaud, Solange Orluc, Clémence Chave, Eugénie Arbiouloux, Jeanne Lagarde, Yvonne Piale, Suzanne Nespoux –, devenues narratrices, qui vont rapporter fidèlement le discours de Lauve, le commenter, le compléter et, surtout, décrire les circonstances de son avènement. Ainsi, ce choeur de vieilles femmes, qui s’énonce collectivement au nous, réitère ponctuellement la deixis : depuis ce premier soir de juillet où, « assises dans le pré qui est devant chez Nespoux » (LP : 14), elles l’auront écouté se raconter « à la même heure, après souper » (LP : 80)[24], jusqu’à ce « septième soir » (LP : 349), où, alors qu’elles ne sont plus que trois, elles le verront partir. Les femmes de Siom, devenues narratrices, non seulement consignent fidèlement les paroles de Lauve, mais témoignent aussi des fluctuations de l’auditoire :

[d] ’ailleurs, dès le deuxième soir, nous ne serions plus que des femmes à l’écouter, dans le pré de Nespoux ; les hommes en avaient déjà assez entendu et c’était plutôt à nous autres, Siomoises, qu’il semblait s’adresser, nous seules étions capables de l’écouter, avions le temps, étions appelées à survivre […].

LP : 80

Outre le fait qu’il met de l’avant la dimension orale du récit, et nous y reviendrons, un tel ancrage énonciatif, qui départage la source du dire entre les personnages, mérite attention : un locuteur individualisé, qui raconte les déboires de sa vie, est pris en charge par un locuteur collectif, qui rapporte ce qu’il raconte. Quel est l’enjeu d’un tel filtre ? Ce locuteur pluriel va-t-il neutraliser le discours de Lauve en le contestant, ou va-t-il l’avaliser, en le transmettant intégralement ? Retenons pour l’heure que ce locuteur pluriel, montré ici dans sa foncière homogénéité à la faveur d’une voix résolument unanime, représente pour Lauve un auditoire en quelque sorte idéal, opposé en tous points à sa classe d’élèves métissés, violents et incultes qu’il vient de quitter pour se réfugier auprès de ces femmes de Siom qui, elles, l’écoutent.

Véritable récit de paroles scandé par l’alternance des voix narratives, Lauve le pur s’ouvre et se ferme sur les « longues » phrases de Lauve, reproduites entre guillemets. Un tel mixte de discours rapporté et de discours transposé permet le déroulement diégétique : le récit de Lauve, rapporté en style direct, dévoile son histoire familiale, faite d’abandon et de rejet et qui le mène tout droit à refuser en bloc la culture de son époque ; jouant de l’indirect libre, le nous poursuit le récit, le prenant en charge à la faveur de marqueurs explicites (avait-il dit, murmura-t-il d’un air amusé, a-t-il ajouté, etc.) ou en le transposant librement. Ce dispositif permet en outre au nous témoin de valider le propos, puisque ces femmes l’ont vu « naître et grandir » (LP : 59), d’en commenter la forme – « avait-il dit en se lançant dans une phrase sans fin, de celles qu’il devait servir à ses élèves, là-bas, à Paris » (LP : 15) – et de mettre de l’avant leurs propres réactions en une gamme élargie qui va du scepticisme à l’adhésion, en passant par l’ennui et la sollicitude :

Nous avons haussé les épaules : c’était une affaire qui nous dépassait, un conte à dormir debout, des idées de la ville, avons-nous songé en l’écoutant nous raconter comment il s’était laissé aller, tout doucement, comme si la douceur avec laquelle il se vidait était la réponse à l’opiniâtre force du mal ; de telle sorte qu’il pouvait dire, en effet, que ça l’avait pris comme ça, brusquement, sans qu’il sût par quelle bouche il se délivrerait, penchant pour les vomissements, bien sûr moins déshonorants que le reste, et bien qu’il pensât, quelle naïveté ! que ce sont les femmes qui vomissent et que les hommes, eux, défèquent, comme si, même dans l’immondice, hommes et femmes n’étaient pas égaux.

LP : 26

Ainsi mis à distance, le récit rapporté, fortement modalisé, est à la merci de ces femmes de Siom qui disent pourtant d’elles-mêmes, expressément, qu’elles n’ont, au mieux, que le « certificat d’études » (LP : 19). Comment interpréter cette tension manifeste entre le discours d’un professeur de français, qui s’exprime dans un langage extrêmement stylisé, et celui des femmes peu scolarisées qui, néanmoins, le reconduisent dans ses moindres nuances ? Cette tension se double d’une autre, tout aussi singulière, qui accuse la distance entre le propos tenu, volontiers excrémentiel et scatologique, et son expression dans une langue « pure », châtiée à l’extrême, aux envolées qui visent, croirait-on, à se rapprocher du « plus beau français qui fut jamais parlé » (LP : 22). S’agit-il ici de redéfinir autrement la ligne de fracture entre la culture et la barbarie, au coeur du propos de Lauve, et de les renvoyer dos à dos ? Le dualisme qui innerve le discours de Lauve, et qui reconduit constamment l’opposition entre les hommes et les femmes, la violence et la douceur, les adolescents et les vieux, la ville et le village, etc., est-il en quelque sorte neutralisé par le récit des femmes, qui abolissent toute distance en recourant à une langue parfaitement maîtrisée, à l’image de celle du professeur ?

Si la facture énonciative de Lauve le pur tend à amoindrir, par la médiatisation des femmes, la portée du discours tenu, la scénographie du conteur, en revanche, vise à magnifier l’acte de dire. La situation d’interlocution, constamment réactualisée, montre un Lauve debout, pérorant soir après soir devant les femmes assises à ses pieds : la scène renvoie sans doute au chromo de la paysannerie d’un Jean-François Millet – convoqué dans le texte à la faveur d’une confrontation avec les élèves de Lauve pour qui Millet ne signifie « qu’une marque de sacs » (LP : 344) –, dont on pressent le caractère ambigu dans la mesure où il s’agit, en même temps, d’accuser le caractère « artificiel » du récit dont l’auteur s’appelle Millet. De fait, cette scénographie très appuyée vient conforter, cette fois dans la figuration même de la transmission de la parole, une tension entre la tentation, ou la volonté, de dire le réel et l’irréalité de son énonciation. D’une part, Lauve refait, avec une précision méticuleuse, le trajet de sa traversée de Paris lors de ce fameux soir de novembre 1999, nomme et décrit chacune des rues qu’il emprunte[25], commente les affiches du métro, les enseignes des commerces de sa banlieue, la bouteille d’eau sur le rebord d’une fenêtre, multipliant les signes d’une réalité qu’il dénonce, qu’il ne peut plus supporter. D’autre part, le recours à un dispositif archaïque, le conteur rural, tombé en désuétude comme mode de transmission culturelle, vient déréaliser la situation. Cette dichotomie très voyante indexe, croyons-nous, une mise à distance délibérée de l’esthétique naturaliste, pourtant fortement appelée par les contenus déployés ; si, comme le montre Maingueneau après avoir caractérisé l’énonciation romanesque zolienne comme un délicat équilibre entre le documentaire brut et l’esthétisation distanciée, « le narrateur naturaliste doit en fin de compte respecter deux contrats, dont la compatibilité n’est pas aisément assurée : écrire une oeuvre d’art et décrire la réalité » (2000 : 89), les dispositifs énonciatifs de Lauve le pur, précisément par leur mise en scène appuyée, s’inscrivent dans ce sillage pour le réinventer.

Une même ambiguïté sous-tend la « fausse » oralité de ce conteur intarissable, dont les envolées lyriques sont consignées au plus près par les narrataires/narratrices. Et pourtant, elles-mêmes vont semer le doute, en spécifiant leur rôle :

En vérité, il n’avait pas parlé tout à fait comme ça. C’était trop beau ; c’est nous qui refaisions l’histoire, qui devinions ses pensées. Son langage était plus simple, mais ses pensées étaient à peu près de cet ordre. 

LP : 32

À qui appartient la parole ? Au professeur épris de littérature française ou aux femmes qui cherchent à en imiter le style, à la lumière de leur propre conception de la littérature ? Pourquoi une telle insistance à mimer l’oralité de la confession de Lauve, alors que l’acte de narration des narrataires est passé sous silence ? À quelle temporalité renvoie l’imparfait de narration ? Que dire encore du parallélisme affiché des situations d’interlocution, alors que, à maintes reprises, on signale que Lauve enfant écoutait

[...] ces pauvres vieux, ces vieilles pies, ces taiseux dont le silence était plus bruyant que les mots, oui, les écouter marmotter, rebuser, ressasser des mots, toujours des mots,

LP : 76

ou qu’on rappelle encore que les vieilles femmes l’attiraient dans leurs cuisines « pleines d’ombres et d’odeurs anciennes où elles le faisaient entrer pour qu’il les écoute parler » (LP : 72), si ce n’est qu’il s’agit de mettre en scène une société disparue, fondée sur la transmission orale de discours ressassés, repris, réénoncés ? Amorcé par une interpellation toute célinienne[26] – « Ça m’a pris comme ça, voyez-vous, sous terre, sans doute à l’instant où le métro passait sous la Seine, entre Saint-Michel et Châtelet, vers dix heures et demie du soir » –, le récit consigne les humiliations successives de Lauve, en insistant sur celle de ce fameux soir de novembre où, pris d’une violente colique, il subit dans le métro la débâcle de ses entrailles (LP : 29) et doit traverser à pied « en pleine nuit la moitié de Paris, avec sa merde au cul » (LP : 59). Cette thématique de l’excrémentiel, au propre comme au figuré, de la défécation matinale du père à la dégradation de la culture, sature le texte, jusqu’à cette image de Lauve qui ne s’intéresse « plus qu’aux insectes, particulièrement aux bousiers, oui, à ces insectes […] qui vivent dans les excréments de mammifères » (LP : 364). Cette mise en abyme du conteur en bousier, qui reprend les mots des autres, vaut tout autant pour les femmes de Siom, qui les transmettent.

Mais c’est sans doute dans le rapport d’adresse que se marque le mieux la singularité énonciative de Lauve le pur, dans cette interpellation constamment réitérée, qui joue dans les deux récits à la faveur de marqueurs phatiques (« oui » de renforcement, sollicitation directe par le « voyez-vous », etc.) et qui réinscrit expressément la visée communicationnelle de la littérature. Cette parole doublement offerte, médiatisée par la parole des femmes de son village, seules susceptibles de la comprendre, mais ensuite rapportée et adressée, inverse le stéréotype du conteur dans la mesure où l’expérience individuelle devient l’ersatz d’une déperdition collective. L’autorité narrative, prise en charge par une énonciation plurielle, joue ainsi de plusieurs codes : à même l’interpellation dédoublée du lecteur, elle inscrit le soupçon à l’endroit de la parole autobiographique, elle réinvente la fonction du dire et renoue, par le biais d’une fiction savante, avec un langage oral soi-disant en mal de culture.

Conclusion

Sous leur lisibilité sans aspérité apparente, les trois romans examinés ici renouent avec la tradition narrative tout en la réinventant. Par le biais de fines entorses aux conventions énonciatives ou génériques, ils mettent en scène et à distance le pacte romanesque. Un an, on l’a vu, en faisant jouer l’un contre l’autre les codes du « road story » et du polar, accuse les pouvoirs de la narration omnisciente ; avec L’Histoire de Pi, la robinsonnade et le discours éditorial encadrant se combinent pour mieux désigner les mécanismes d’adhésion à l’histoire ; dans Lauve le pur, le conte investit le récit de témoignage et, par une stylisation affirmée de l’oralité, en déporte les enjeux. Dans tous ces cas, la captatio illusionis n’est pas compromise, mais l’instauration du pacte est soumise à l’examen par l’amplification, le déplacement ou la neutralisation de l’autorité narrative.

Plus ou moins affirmée dans les textes qui nous occupent, l’autorité narrative ne va pas de soi et fait l’objet d’une problématisation. Alors que le roman d’Echenoz, avec sa finale spectaculaire, marque la toute-puissance d’un narrateur singulièrement retors, celui de Millet, par contre, en confiant la narration à des narrataires improbables – qui n’ont pas les qualifications requises pour endosser ce rôle –, recourt au paradoxe pour, à la fois, mettre en lumière l’autorité du conteur et désigner expressément la fragilité d’une forme pérenne et archaïque. Entre l’autorité maximale du narrateur omnipotent d’Unan et l’autorité suspecte (ou contestable) des narratrices de Lauve le pur, l’autorité narrative de L’Histoire de Pi apparaît diffractée : partagée entre plusieurs énonciateurs, elle est finalement confiée au lecteur. Ces divers degrés et positionnements de l’autorité narrative attirent l’attention sur les modalités d’adhésion et les enjeux de crédibilité du discours fictionnel.

Le pacte romanesque ainsi redéfini ne s’apparente pas à un jeu de dupes : en toute lucidité, ces textes portés par un désir de raconter thématisent, dans leur forme et leur propos, la question de la croyance à l’histoire. On observe d’ailleurs que l’autorité narrative, dans ces récits, s’articule chaque fois à une mise en jeu de la vraisemblance. De fait, au-delà de la diversité de leurs stratégies, ces trois romans construisent minutieusement, pour mieux le faire voir, un effet de réel en même temps contrebalancé par des accrocs à la vraisemblance. Accroc à la vraisemblance diégétique dans le cas d’Echenoz, alors que la finale vient contredire le parcours détaillé de la protagoniste ; accroc à la vraisemblance empirique avec L’Histoire de Pi dont font état les enquêteurs japonais en reprenant à leur compte les réticences à l’endroit de cette improbable aventure ; accroc, enfin, à la vraisemblance pragmatique, dans la mesure où tant la scénographie du conteur que les insuffisances des narratrices nous font douter de la crédibilité de la transmission narrative. En dépit ou à la faveur de ces manipulations, le pacte romanesque se voit éclairé, comme si cette redéfinition de l’autorité narrative engageait une nouvelle légitimité de l’illusion consentie, qui, désormais, assume et dépasse le soupçon.